Le dynamisme de la recherche sur le VIe siècle ap. J.-C. ne se dément pas. À la suite d’études récentes qui ont permis de faire le point sur ce que l’on sait de l’Italie ostrogothique[1], l’ouvrage dirigé par Hendrik Dey et Fabrizio Oppedisano s’intéresse aux conséquences de l’interminable guerre de reconquête menée par Justinien entre 535 et 553. Le volume comporte une introduction, 15 chapitres – 8 en italien, 7 en anglais – répartis en 5 parties thématiques (la géographie de la guerre ; institutions et administration ; économie et production ; culture et société ; évolution urbaine), et une conclusion. L’organisation de l’ouvrage est cohérente (même si la quatrième partie est plus décousue) et, comme le soulignent les éditeurs en introduction, les contributions se répondent de multiples manières sans pour autant adopter un point de vue artificiellement standardisé. Les auteurs, historiens comme archéologues, utilisent toute la variété des sources selon leurs spécialités respectives. Si les récits de Procope et d’Agathias ou les Variae de Cassiodore sont fréquemment convoqués[2], on trouve aussi d’utiles analyses de la documentation juridique, épigraphique, et numismatique, sans oublier les précieux papyri de Ravenne. Les données de l’archéologie sont aussi largement mises à contribution dans près de la moitié des articles.
Comme le note Andrea Giardina dans la conclusion, la guerre gothique marque pour l’Italie à la fois la fin d’une époque et le début d’une autre. Dès lors, davantage que sur le déroulement de la guerre, les contributions portent sur ses conséquences sur les sociétés et les territoires, prolongeant la perspective jusqu’à l’arrivée des Lombards. Les objets d’étude et les échelles d’analyse sont variés et abordés avec nuance, sans catastrophisme généralisé ni relativisme excessif. Plusieurs contributions se focalisent sur les acteurs impliqués, d’une manière ou d’une autre, dans le conflit. La brève étude de Giusto Traina sur les soldats arméniens de l’armée « byzantine » en Italie, seul article de l’ouvrage consacré aux combattants, intéressera avant tout les spécialistes d’histoire militaire et de prosopographie déjà bien servis par des travaux récents[3]. Les pages dédiées par Flavia Frauzel aux Ostrogoths dans la documentation épigraphique – nettement reconnaissables grâce à l’onomastique, y compris après la guerre – contribueront à rafraîchir les discussions sur les identités dans l’Italie ostrogothique, mais il ne s’agit que d’un avant-goût de sa monographie désormais publiée sur le même sujet[4]. Ignazio Tantillo exploite le témoignage des Variae pour dresser un tableau de la cour des rois goths de Ravenne. Il rappelle que celle-ci reprend le modèle impérial, mais insiste surtout sur ses originalités, en particulier sur le renforcement du rôle du préfet du prétoire (qui a son propre consistoire et reçoit l’adoratio), l’affaiblissement du cubiculum, et le rôle méconnu des pueri Germani, jeunes hommes gravitant dans l’entourage du roi.
L’article de Fabrizio Oppedisano prolonge la monographie consacrée par cet auteur, avec A. La Rocca, au Sénat romain à l’époque ostrogothique[5]. Afin d’étudier la fin de l’illustre assemblée prise dans les tourments de la guerre, il se concentre sur les relations du Sénat avec les rois goths Théodahad, Vitigès, et Totila, mais aussi sur la capacité impériale, dès 537, à agir sur les perspectives de carrière des élites italiennes en nommant les préfets du prétoire d’Italie. Il se livre également à une analyse du chapitre 27 de la Pragmatique Sanction de 554 qui, après la guerre, autorise les sénateurs à quitter l’Italie pour rejoindre le comitatus constantinopolitain. La réintégration dans l’empire faisait de la péninsule une périphérie, dont les élites sénatoriales ne pouvaient plus guère prétendre qu’à une position marginale et à des ambitions locales. Déplaçant le regard vers une catégorie de population peu étudiée dans ce contexte spécifique, Cristina La Rocca s’intéresse à l’expérience du conflit chez les femmes d’Italie. Non sans prudence à l’égard du texte de Procope qui reproduit des modèles thucydidéens, elle souligne l’importance des femmes dans la résilience des sociétés italiennes. Après la guerre, alors que le retour à l’ordre s’accompagne d’une réaffirmation, dans les conceptions sociales, de l’infirmitas et de la fragilitas féminines, la documentation papyrologique et la correspondance de Grégoire le Grand montrent un certain nombre de veuves s’efforcer de défendre leurs propriétés et celles de leurs enfants.
Les bouleversements sociaux, en particulier chez les élites, entraînent un certain nombre de transformations culturelles qui s’accommodent mal d’une lecture décliniste. Ilaria Morresi montre ainsi, à travers l’étude des souscriptions de manuscrits, que la production et l’usage des livres tend à se déplacer des cercles aristocratiques vers les cercles ecclésiastiques. La circulation des livres ne s’interrompt pas, et le VIe siècle voit se constituer un certain nombre de bibliothèques (dont le Vivarium de Cassiodore n’est que le cas le plus notable)[6]. Il est intéressant de mettre en parallèle cette contribution avec celle de Luca Loschiavo sur la réception de la législation justinienne en Italie, appuyée sur l’étude de la tradition manuscrite. Le Corpus Iuris Civilis aurait été diffusé très tôt dans la péninsule, peut-être même avant la guerre ; davantage que par l’intermédiaire d’hypothétiques écoles de droit à Rome et à Ravenne, ces textes et la culture juridique qui s’y rapporte auraient été sauvegardés dans l’Église romaine, en permettant la transmission à travers l’époque médiévale.
D’autres contributions plus archéologiques, relatives à l’organisation des territoires de l’Italie, adoptent des points de vue tout aussi nuancés qui, sans masquer les dégradations bien réelles dues au conflit, interdisent de parler de déclin de manière homogène. L’étude de Lucrezia Spera sur les routes italiennes permet de comprendre les mécanismes qui scellèrent la fin du cursus publicus, tout en montrant comment la construction d’églises le long des voies permit de prendre en charge l’accueil des voyageurs. Neil Christie, de son côté, dresse un tableau typologique des évolutions des villes dans la péninsule, en insistant sur la diversité des trajectoires urbaines entre le début de la guerre gothique et la fin du VIe siècle. Les villes ne connurent pas toutes les mêmes souffrances que Rome : elles virent parfois leurs infrastructures consolidées (Ravenne), ou firent même l’objet d’investissements importants (Canosa) pendant le conflit. Dans les années 550-570, la reprise fut inégale, Ravenne faisant office d’exception en tant que vitrine du pouvoir ; enfin, entre 570 et 600, les transformations des villes furent dictées, là encore de manière différenciée, par les impératifs de défense contre les Lombards.
Ce tableau général est à mettre en regard des études de cas consacrées à Rome et à Ravenne. Pour Rome, dont l’archéologie pour la période tardo-antique et alto-médiévale a fait d’importants progrès[7], Hendrik Dey montre un rebond après la guerre, porté par l’activité pontificale aussi bien que par l’investissement de l’État impérial. Vincenzo Fiocchi Nicolai s’intéresse de son côté aux transformations des pratiques funéraires engendrées dans l’Urbs par la guerre, telles que les reflètent l’épigraphie et l’archéologie. En effet, la pratique de l’inhumation intra-muros se développa ; dès lors, si les destructions des sanctuaires martyriaux périurbains furent suivies de campagnes pontificales de restauration, les églises suburbaines construites dans la deuxième moitié du VIe siècle s’affranchirent de l’usage funéraire. En ce qui concerne Ravenne, déjà monumentalisée par les empereurs puis par les Goths, Enrico Cirelli dresse la liste des restaurations et constructions postérieures à la prise de la ville par les Byzantins, jusqu’au VIIe siècle. Elles relèvent, pour l’essentiel, de l’activité édilitaire des exarques, des évêques et des élites locales, et contribuent au rayonnement italien, voire européen, de la ville.
Enfin, d’autres études, élargissant la focale, invitent à penser l’Italie au sein d’un système méditerranéen en recomposition. Federico Marazzi insiste sur l’expansionnisme franc en Italie du Nord pendant le conflit byzantino-gothique et dans les décennies qui suivirent. Cette lecture géopolitique invite à dépasser la simple grille de lecture opposant Byzantins et Goths, et de prendre en compte à parts égales les intérêts des différents acteurs[8]. L’auteur propose dès lors de lire l’expansion lombarde comme une conséquence directe des oppositions entre Byzantins et Francs dans la plaine padane : les fédérés lombards auraient d’abord servi de tampon entre les deux puissances, avant de poursuivre agressivement leurs propres intérêts. Cette analyse insistant sur le rôle d’interface de l’Italie du Nord doit être mise en regard des conclusions de l’étude numismatique d’Ermanno Arslan, qui met en évidence le développement d’une zone monétaire intermédiaire entre Byzantins et Francs.
À l’échelle de la Méditerranée, l’article de Salvatore Cosentino sur l’annone et le commerce est tout aussi intéressant. Comme il a déjà eu l’occasion de l’avancer dans d’autres articles, l’auteur ne croit pas à l’hypothèse (que l’on trouve chez Jean Durliat ou Chris Wickham) du seul rôle moteur de l’État, via les mécanismes annonaires relevant de la préfecture du prétoire, dans les circuits économiques de l’Antiquité tardive. Son analyse de la Novelle 130 de Justinien et de passages choisis de Procope montre l’importance du système de coemptio/comparatio/sunônè (achat forcé) pour l’approvisionnement des armées en campagne. Une fois installées en Italie, les garnisons byzantines, de taille modeste, auraient eu recours à des solutions plus stables, mais néanmoins locales, qui ne nécessitaient pas un déploiement logistique considérable à l’échelle de l’empire, finissant même par se voir assigner des terres (système qui s’observe au moins dès le VIIIe siècle). Dès lors, la présence d’amphores qui attestent l’importation de produits orientaux dans la péninsule après la reconquête devrait plus probablement s’expliquer par le commerce privé, généré notamment par la demande des élites, plutôt que par les impératifs de l’approvisionnement militaire. L’auteur appelle, plus largement, à réévaluer l’histoire économique du Haut Moyen Âge à l’aune de nouveaux modèles théoriques bien distincts de ceux conçus pour l’Antiquité tardive[9].
Un index des toponymes et des noms propres permet de se repérer assez facilement dans le livre, même si on regrettera l’absence d’index locorum. L’ouvrage comporte un assez grand nombre de cartes, plans, dessins, et photographies (monuments, inscriptions, monnaies…). Il n’échappe pas à quelques coquilles : signalons par exemple, p. 266 et 269, coempio (pour coemptio). Enfin, la p. 49 est dupliquée, si bien que la p. 50 est manquante[10].
Dans l’ensemble, il s’agit d’un livre stimulant, indispensable pour toute étude relative à l’Italie du VIe siècle. L’une de ses principales forces est l’articulation entre les échelles de réflexion locale, péninsulaire, et méditerranéenne. De plus, le dialogue entre histoire et archéologie s’avère fructueux, en ce qu’il autorise, par le recours à toute la diversité d’une documentation lentement renouvelée, une appréciation nuancée des transformations d’un monde à la charnière entre Antiquité et Moyen Âge.
Authors and Titles
Hendrik Dey et Fabrizio Oppedisanno, Introduction.
I. THE GEOGRAPHY OF THE WAR / GEOGRAFIA DELLA GUERRA
Federico Marazzi, The geography of war. Terrain, theatres and causes of the conflict between Goths, Lombards and Romans
Lucrezia Spera, Le strade di Procopio. Viabilità e insediamenti in Italia durante e dopo il conflitto greco-gotico
II. INSTITUTIONS AND ADMINISTRATION / ISTITUZIONI E AMMINISTRAZIONE
Ignazio Tantillo, Ravenna ostrogota. L’ultima corte dell’Italia romana
Fabrizio Oppedisano, The end of the Roman senate
Luca Loschiavo, Le leggi di Giustiniano in Italia prima e dopo la guerra greco-gotica
III. ECONOMY AND PRODUCTION / ECONOMIA E PRODUZIONI
Salvatore Cosentino, Annona and commerce in Justinian’s Italy and beyond: changing economic structures
Ermanno A. Arslan, Politiche economiche e circolazione monetaria nell’Italia del sesto secolo: verso un’area monetaria d’interposizione tra Bizantini e Franchi
IV. CULTURE AND SOCIETY / CULTURA E SOCIETÀ
Cristina La Rocca, Ritornare fragili. Immagini e pratiche delle donne prima, durante e dopo la guerra gotica
Flavia Frauzel, The Ostrogoths during and after the war against Justinian: data from epigraphy
Giusto Traina, Armenian soldiers in the Gothic war: some clarifications
Ilaria Morresi, Scrivere in Italia prima e dopo la guerra gotica
V. URBAN EVOLUTIONS / EVOLUZIONE DELLE CITTÀ
Neil Christie, Urban trajectories in post-Reconquest Italy, c. 535-600
Hendrik Dey, Rome after the end of the Gothic war: A provocatively positive reassessment
Vincenzo Fiocchi Nicolai, Santuari martiriali e aree funerarie a Roma all’epoca della guerra greco-gotica
Enrico Cirelli, Le trasformazioni di Ravenna dopo la guerra di Giustiniano
Andrea Giardina, A modo di conclusione: riflessioni sul titolo del libro
Notes
[1] Un point de départ est fourni par Arnold J., Bjornlie S. et Sessa K. (éd.), A Companion to Ostrogothic Italy, Leiden-Boston, 2016.
[2] En sus de la récente traduction anglaise des Variae par S. Bjornlie, signalons que la traduction commentée italienne (dir. A. Giardina, depuis 2014) arrive à son terme.
[3] Voir notamment Parnell D. A., Justinian’s Men, Londres, 2017, et Koehn C., Justinian und die Armee des frühen Byzanz, Berlin, 2018. Nous employons ici le terme « byzantin » pour ne pas risquer la confusion, dans le contexte italien, avec les habitants de Rome.
[4] Frauzel F., L’epigrafia degli Ostrogoti in Italia, Rome, 2023.
[5] La Rocca A. et Oppedisano F., Il senato romano nell’Italia ostrogota, Rome, 2016.
[6] On replacera ces remarques dans le cadre général dépeint par F. Ronconi, « Livres et politiques culturelles d’Orient et d’Occident », dans Destephen S. (dir.), L’empire post-romain 400-600 après J.-C., Paris, 2023, p. 199-212.
[7] Voir le bilan dans Santangeli Valenzani R., « Roma tardo antica, trent’anni dopo », dans Courrier C., J.-P. Guilhembet J.-P., Laubry N., Palombi D. (éd.), Rome, archéologie et histoire urbaine : trente ans après l’Urbs (1987), Rome, 2022, p. 279-284.
[8] Pour un regard sur les intérêts extérieurs des rois goths, Cristini M., La politica esterna dei successori di Teoderico, Rome, 2023 ; pour les intérêts francs, Dumézil B., L’empire mérovingien, Ve-VIIIe siècle, Paris, 2023.
[9] Pour une exposition synthétique des données concernant le commerce méditerranéen aux Ve et VIe siècles, Jézégou M.-P., « Les échanges en Méditerranée » in Destephen S. (dir.), L’empire post-romain 400-600 après J.-C., Paris, 2023, p. 241-251.
[10] On pourra retrouver la version complète de l’article, avec la page manquante, ici.