BMCR 2025.09.07

Blessures aristocratiques dans l’Antiquité romaine: du corps à l’honneur

, , Blessures aristocratiques dans l’Antiquité romaine: du corps à l’honneur. Dialogues d’histoire ancienne supplément, 28. Besançon: Presses Universitaires de Franche-Comté, 2024. Pp. 370. ISBN 9782385491086.

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Les deux éditrices, Caroline Husquin et Cyrielle Landrea, proposent en introduction une réflexion historiographique de très grande qualité qui rappelle les renouvellements récents sur l’histoire des aristocraties, ainsi que celles du corps et de l’honneur, afin de préciser le sujet du livre, sujet inédit : les blessures aristocratiques. Cette réflexion se fonde, comme il se doit, sur les apports de l’anthropologie et de la sociologie à l’analyse des spécificités de la culture romaine. Elle a permis de construire trois parties très cohérentes (la question de l’intégrité ; l’honneur comme enjeu de haines ou de rivalités ; les blessures guerrières) ; le sens de la quatrième partie étant moins évident. L’ensemble montre que le corps des aristocrates était « un outil social à la fois de communication, d’interaction avec autrui mais aussi un instrument politique » (p. 37) au service des ambitions d’un groupe social, privilégié ici, celui des sénateurs romains. On précisera également d’emblée que le contenu concerne principalement la période de la République romaine, incluant parfois aussi l’époque augustéenne. Les deux articles traitant de sources impériales (ceux de Pauline Duchêne et de Pierre-Alain Caltot) portent en effet aussi sur des sujets républicains. Cela renforce l’unité de l’ouvrage.

Le livre est en open access et il contient des résumés en plusieurs langues de chaque article. On valorisera donc ici trois grands thèmes qui s’en dégagent.

Plusieurs articles abordent spécifiquement la protection des aristocrates, particulièrement exposés du fait de leurs fonctions. Ainsi, Thibaud Lanfranchi rend compte de la tension entre le corps intouchable du tribun de la plèbe et sa nécessaire accessibilité pour remplir ses missions. L’étude de la protection implique de recourir aux corpus juridiques : de la Loi des XII tables au Digeste. Ghislaine Stouder montre ainsi que l’emploi de pulsare dans les sources juridiques concernant le tort fait aux ambassades non romaines ne portait que sur les blessures physiques, alors que dans les sources littéraires, traitant aussi des ambassades romaines, il concerne tout autant des atteintes au vêtement et des injures. Le rapprochement est fait avec l’iniuria atrox contre le magistrat romain. Ainsi « une blessure diplomatique en devenait (…) une blessure aristocratique » (p. 119), ce qui est assez logique puisque les légats étaient des sénateurs. La diffamation, qui nuisait à la réputation de l’aristocrate, relevait, elle aussi, de l’iniuria. Clément Bur montre que sa répression remontait à l’époque des XII Tables, mais aussi que des mesures furent prises pour mieux la contenir au IIe s. afin de limiter le trouble à l’ordre public, lié à la vengeance privée, puis qu’elles furent renforcées à l’époque augustéenne. Selon Christophe Badel, la gifle, déshonorante et relevant également de l’iniuria, n’entraînait toutefois pas de démarches juridiques, car la blessure était trop légère pour appeler à la vengeance. Mais contrairement au soufflet des duels modernes, l’aristocrate devait éviter de répondre, la philosophie lui enseignant la maîtrise de soi ; de surcroit si l’agresseur était de condition inférieure. Le déni était alors une des réponses possibles. Cet article, comme celui de Robinson Baudry, met à l’épreuve le concept d’un honneur aristocratique caractérisant les sociétés méditerranéennes, selon Peristiany. Dans la même veine, Candice Greggi-Badel pose la question du sang qui lave l’honneur. Après une présentation de l’ensemble de la réflexion anthropologique sur ce sujet, elle conclut par la négative en se fondant sur l’étude d’un corpus exhaustif. Pour les Romains, le sang souillait. Et même lorsque l’expression « laver par le sang » semble présente, la traduction du latin devrait être « effacer » (une preuve), ce qui ne correspond à aucun code de l’honneur. Avant d’en venir à la justice, le corps des artistocrates pouvait être protégé physiquement. Mais de Sylla à Auguste, période marquée par un surcroit de violence, l’escorte militaire, comme la protection des licteurs et des privati, ne suffisaient plus selon Raphaëlle Laignoux. S’ajoutèrent alors la cohors praetoria et une garde composée d’auxiliaires, des cavaliers, voire de vétérans. Elles permettaient aussi une forme de mise en scène de leur distinction. Enfin les interactions avec le peuple, notamment dans les contiones, furent mieux encadrées, sans remettre en cause la nécessaire proximité entre gouvernants et gouvernés.

Les blessures corporelles ont donc d’abord, logiquement et principalement touché les aristocrates au combat, ce qui méritait de consacrer la troisième partie à la guerre. Mathieu Engerbeaud questionne ainsi les logiques narratives concernant l’époque archaïque. Malgré la récurrence des batailles, il ne dénombre que 16 mentions d’aristocrates blessés. Elles ont été utilisées pour « démontrer l’acharnement dont les ancêtres ont fait preuve pour asseoir la jeune République » (p. 207), pour mettre en avant une famille ou pour détourner l’attention du lecteur dans le récit d’une défaite. Fanny Cailleux traite du même sujet mais en abordant toute l’œuvre de Tite-Live. Elle retient de la période archaïque : l’héroïsation des blessés et le motif du labor in negotiis (application au devoir). Elle constate une évolution à partir de la bataille de Cannes : la blessure des généraux pouvait mettre en danger la Res Publica. Sarah Rey détaille cet aspect avec l’exemple de M. Sergius Silus qui a fait l’objet d’un long développement dans l’Histoire naturelle de Pline, notamment à cause de sa main droite mutilée et compensée par une prothèse en fer. S’il a « épousé l’idéal guerrier dont se nourrit l’aristocratie romaine républicaine » (p. 237), sa mutilation fut l’objet d’une disqualification religieuse lors de sa préture urbaine de 197. A contre-courant, Sophie Hulot procède à un réexamen convaincant du thème de l’exhibition des cicatrices de guerre pour démontrer qu’elles ne permettaient pas d’obtenir un surplus d’honneur. Le contexte d’exhibition montre qu’il s’agissait avant tout de susciter la pitié (plutôt que de se glorifier), dans un ultime recourt. Son efficacité s’explique par la connivence des élites avec les citoyens-soldats, parce qu’ils partageaient les mêmes risques dans la guerre. Mais lorsque l’exhibition fut davantage pratiquée par des soldats ou des vétérans, au Ier siècle, elle devint un geste contestataire. On pourra ajouter à ce thème et cette période, la mise à distance du combat pour le chef de guerre, mise en valeur par R. Laignoux, non sans préciser que cette rupture avec la virtus traditionnelle fut compensée par la proximité relationnelle du chef avec ses hommes. Mais ce sont bien les simples soldats qui sont décapités, démembrés dans les combats des guerres civiles. Ils ont nourri la poésie latine. P.-A. Caltot distingue deux périodes à sujet. Pour la première, augustéenne, les allusions sont distanciées ; pour la seconde, néronienne, elles deviennent signifiantes, comme des métaphores de la discorde propre aux guerres civiles. Cette analogie entre le corps aristocratique et le corps politique, a été peu traitée par ailleurs, si ce n’est par Th. Lanfranchi dans l’étude de la spécificité du collège tribunitien.

Ainsi la blessure aristocratique n’était pas que corporelle. Les autres articles s’intéressent donc à l’invective politique et à la rhétorique cicéronienne. Kévin Blary questionne le surpoids des aristocrates, susceptible de poser un problème puisqu’ils combattaient à cheval. Il pouvait, comme la vieillesse, affaiblir militairement la cité et ainsi être cause d’exclusion de l’ordre équestre. En revanche au Ier s., pendant lequel les censures furent rares et l’invective politique chargée de valeurs morales, le surpoids fut utilisé pour blesser, en l’assimilant à la goinfrerie. Luciano Traversa analyse deux autres arguments rhétoriques de la diffamation : celui de la simulatio était utilisé par tous les camps politiques ; ceux de l’inconstantia/constantia furent en revanche utilisé pour le premier par la noblesse traditionnelle, pour le second par la « nouvelle noblesse ». R. Baudry s’est arrêté sur un cas particulier, Clodius et l’affaire de la Bona Dea, pour traiter du syntagme nobilis uolneratus utilisé par Cicéron. Le procès fut présenté comme un affront à la dignitas de Clodius, un déshonneur, mais l’argument de l’isolement social et familial qui en aurait découlé ne résiste pas à l’analyse de son parcours. Cicéron développa alors de manière plus convaincante le thème de la libido, vice propre au tyran, et de l’indétermination genrée. Ph. Akar développe quant à lui l’usage de la mort de Trebonius dans la onzième Philippiques de Cicéron. Non seulement il rédigea une forme de laudatio funebris, mais il construisit un portrait de Dolabella en miroir de celui d’Antoine, fondé sur leur immoralité et leur cruauté. Le corps mutilé de Trebonius devait annoncer le sort d’une aristocratie soumise à Antoine. Julien Dubouloz a privilégié l’étude d’une blessure plus intime de Cicéron, la mort de sa fille Tullia, en tenant compte du fait que les émotions sont un phénomène social et que leur étude doit être contextualisée. Non seulement ses lettres contiennent une transposition des rites funéraires romains, mais s’inscrivant dans le contexte de la clementia caesaris, elles font aussi une analogie entre l’incapacité à surmonter le deuil et celle de la cité à réintégrer Cicéron à sa juste place. La mort de Tullia « correspond à la disparition de la res publica et à l’effacement des figures qui l’incarnaient traditionnellement, son père en premier lieu » (p. 77). Enfin, P. Duchêne étudie les vies d’Auguste et de Tibère rédigées par Suétone pour analyser deux usages des ancêtres dans un discours politique visant à blesser un aristocrate. Lorsqu’ils ne sont pas nobles (les Octavii), l’attaque porte sur le statut social et les professions exercées. Lorsqu’ils le sont (les Claudii), elle vise leur caractère, dont auraient hérité leurs descendants (dont Tibère). Pour contrer ces attaques, ou « soigner la blessure », il fallait souligner leur caractère partial et déployer toute une érudition dans des contre-propositions.

Ainsi, cet ouvrage offre une réflexion renouvelée et bien venue sur l’aristocratie romaine, par le prisme original qu’est la blessure, dans toutes ses acceptions. On est seulement surpris que les auteurs ne fassent pas référence, à une ou deux exceptions près, aux autres articles malgré le cadre d’un colloque d’une grande unité scientifique. On s’étonne ainsi de ne pas retrouver dans l’article de M. Engerbeaud le cas de T. Herminius traité par F. Cailleux, qui elle-même aurait pu tirer profit de l’étude de S. Rey sur M. Sergius Silus. La question de l’iniuria, abordée sous plusieurs angles, n’a pas été l’occasion de discussions croisées. En l’absence de conclusion, un dialogue entre les articles aurait été enrichissant sur d’autres thèmes. Par exemple, Ch. Badel, lorsqu’il étudie la contextualisation sociale de la gifle, K. Blary à propos de la goinfrerie, et R. Baudry, à propos du travestissement de Clodius, mettent tous les trois en lumière le repoussoir que représentaient pour l’honneur aristocratique le mode de vie du monde servile et le corps des esclaves, voire des affranchis, notamment des acteurs. Ces remarques n’enlèvent rien à la qualité des articles et du livre, au contraire, elles montrent combien leur lecture est stimulante.

 

Authors and Titles

Avant-propos – Là où il faut commencer : de l’idée de blessure et d’attaque à un « corps » (Caroline Husquin, Cyrielle Landrea)

 

Partie I – S’en prendre au corps, l’intégrité en question : du physique au psychique

Le corps intouchable des tribuns de la plèbe (Thibaud Lanfranchi)

Faire le poids. L’aristocrate en surpoids : de l’inaptitude physique à la blessure morale aux deux derniers siècles de la République (Kévin Blary)

Dévoiler ses blessures morales : émotions et représentation de soi chez Cicéron et ses correspondants durant la guerre civile (46-45 avant notre ère) (Julien Dubouloz)

Se protéger des violences et blessures : la préservation du corps des aristocrates romains et ses effets politiques de Sylla à Auguste (Raphaëlle Laignoux)

Pulsare legatum : de la blessure diplomatique à la blessure aristocratique (Ghislaine Stouder)

 

Partie II – Faire ou ne pas faire corps : l’honneur comme enjeu des haines et rivalités politiques au sein de l’aristocratie

La gifle à Rome : une blessure d’honneur ? (Christophe Badel)

L’honneur blessé : la répression de la diffamation comme iniuria (Clément Bur)

Infangare le aristocrazie nei processi politici tardorepubblicani: l’accusa di (in)constantia simulatio (Luciano Traversa)

« Un noble blessé » (nobilis uolneratus). Les atteintes à l’honneur de Clodius : corps, discours et ethos aristocratique (Robinson Baudry)

L’écho des blessures d’honneur républicaines chez Suétone (Pauline Duchêne)

 

Partie III – L’ambivalence des blessures guerrières : entre reconnaissance et flétrissure

La blessure du chef de guerre romain à l’époque archaïque (753-290 avant J.-C.) (Mathieu Engerbeaud)

Des chefs vulnérables ? Blessures des généraux et vertus des chefs dans l’Histoire romaine de Tite-Live (Fanny Cailleux)

Une blessure sans remède ? L’incapacité sacrificielle de M. Sergius Silus (Sarah Rey)

Valeurs des cicatrices de guerre et honneur aristocratique romain : des liaisons dangereuses (Sophie Hulot)

 

Partie IV – Quand la mort ne sépare pas : heurs et malheurs de la réputation du cadavre

Le meurtre de Trebonius par Dolabella dans les Philippiques de Cicéron : corps pénétrés, jouissants, souffrants (Philippe Akar)

Corps nobles, corps ignobles : décapitation et démembrement comme images de la guerre civile dans la poésie latine (Pierre-Alain Caltot)

Le sang lave-t-il l’honneur à Rome ? (Candice Greggi-Badel)