BMCR 2025.07.25

Politics of language: foreign nativeness and identity in the Roman empire

, Politics of language: foreign nativeness and identity in the Roman empire. Bloomsbury classical studies monographs. London: Bloomsbury Academic, 2024. Pp. 248. ISBN 9781350430273.

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Le rapport à l’altérité, à l’identité et à la culture dans l’Antiquité gréco-romaine, ainsi que le rôle de la langue dans ce contexte, constituent un domaine de recherche abondamment exploré et toujours vivace[1]. L’ouvrage d’Eleni Bozia, Politics of Language: Foreign Nativeness and Identity in the Roman Empire, malgré un titre suggérant une étude générale sur la politique linguistique et l’identité à l’époque impériale, s’articule principalement autour d’une thèse : l’atticisme comme une des nouvelles modalités d’expression de l’identité et de l’appartenance qui émergent au Haut-Empire. Cette recherche vise à mettre en lumière la renaissance du grec attique et son impact sur la définition de l’identité et de l’appartenance, en montrant comment la langue est devenue un outil de pouvoir et de distinction sociale. Bozia, qui a déjà publié une monographie à propos de Lucien[2], annonce mener une analyse approfondie des interactions entre langue, culture et politique, se fondant sur l’étude détaillée des orateurs grecs classiques et impériaux.

Le 1er chapitre, « Enculturating Blood and Ancestry in the Graeco-Roman World », redéfinit les concepts traditionnels de frontières géographiques en introduisant l’idée de Kulturgrenzen (« frontières culturelles »), qui reflèterait plus fidèlement le Zeitgeist (« l’esprit du temps »). L’Empire romain est envisagé comme une entité géographique, mais aussi comme une hétérotopie et une hétérochronie foucaldiennes[3] : des espaces culturels et temporels qui transcendent les frontières physiques et les paramètres ethniques traditionnels. Pour Bozia, les concepts de Michel Foucault permettent de comprendre l’Empire romain comme un espace culturel dynamique où les identités se (trans)forment continuellement.

Dans le 2e chapitre, « Grammar and Lexicography as Educational and Ethnic Markers », l’autrice examine les termes ἑλληνισμός, ἑλληνίζω, ἀττικισμός, ἀττικίζω et latinitas dans les œuvres des lexicographes et grammairiens grecs et romains, afin de déterminer quand leur définition a commencé à dénoter une identité sociale et politique. Pour Bozia, l’évolution d’ἀττικίζω est, à cet égard, remarquable. Bien que signifiant initialement « parler le grec attique », le terme s’est transformé pour indiquer une manière légitimée et linguistiquement appropriée de s’exprimer. Bozia explore comment l’atticisme a été approprié comme marqueur d’identité éducative et comportementale sous l’Empire romain. Elle constate une évolution du sens d’ἀττικίζω avec l’avènement du Haut-Empire : il devient synonyme d’ἑλληνίζω.

Dans le 3e chapitre, « Attic Oratory and Its Imperial Revival: Quantifying Theory and Practice », l’autrice propose une analyse syntaxique comparative de l’atticisme classique et impérial. L’étude se concentre sur les appréciations de Denys d’Halicarnasse, qui concernent les attributs particuliers du style de Lysias, Isocrate et Démosthène, et le style des orateurs de l’ère impériale (Dion de Pruse, Lucien et Aelius Aristide), afin de définir les contours de l’atticisme. Pour mener son analyse, Bozia recourt aux annotations d’arbres syntaxiques (Treebank annotation), en se servant d’outils développés par le Perseids Project[4], ainsi que des méthodes computationnelles pour quantifier la structure syntaxique des phrases et comparer les styles oratoires. On peut suivre l’argument même sans bien connaître ces outils.  Le chapitre démontre comment les orateurs impériaux ont imité les techniques des orateurs classiques, tout en introduisant des variations stylistiques.

Le 4e chapitre, « Experimental Results, Analysis and Visualization », présente les résultats de l’analyse des styles oratoires des auteurs classiques et impériaux. Bozia utilise l’analyse en composantes principales (Principal Component Analysis) pour cartographier les styles oratoires, montrant comment les orateurs impériaux ont intégré et adapté les techniques des orateurs classiques. L’analyse en composantes principales permet ici de projeter graphiquement les données stylistiques sur un plan en deux dimensions. Pour représenter la distribution des phrases de chaque auteur dans cet espace réduit, l’étude utilise des visualisations sous forme d’ellipses. Dans ces figures, le centre de chaque ellipse marque le style moyen de l’auteur, tandis que l’ellipse elle-même indique la variation stylistique (la dispersion) de ses phrases. La proximité ou le chevauchement de ces ellipses ou de leurs centres permet de mettre en évidence les affinités stylistiques entre les auteurs étudiés. Les résultats tendent ainsi à confirmer les observations de Denys d’Halicarnasse sur les attributs stylistiques des orateurs, tout en révélant des variations distinctives qui reflètent les dynamiques culturelles et politiques de l’époque impériale.

Le 5e chapitre, « Greekness, Romanness and Otherness in the World of the High Empire », approfondit l’exploration de la construction de la langue et de l’identité culturelle pendant le Haut-Empire. Bozia examine les concepts de μίμησις (« imitation ») et de καινότης (« nouveauté ») dans les pratiques littéraires et culturelles, montrant comment les auteurs impériaux ont utilisé l’imitation sélective et l’innovation pour façonner leur identité. L’autrice met en lumière l’importance de la μίμησις – une adaptation créative à un contexte nouveau – comme moyen de légitimation culturelle et sociale.  Cette légitimation passe notamment par l’acquisition de la paideia à travers l’imitation des modèles culturels établis, permettant à des figures comme Favorinus d’Arles –  Γαλάτης ὢν ἐλληνίζειν – de transcender leur origine pour accéder à une reconnaissance intellectuelle légitime.  Lui-même défend que « la culture n’est pas inférieure à la naissance en ce qui concerne la renommée » ( ὡς οὐδὲν τὸ  παιδευθῆναι τοῦ φῦναι πρὸς  τὸ δοκεῖν διαφέρει, Or. 37.27).  Le chapitre explore la fusion des éléments grecs et romains dans la construction de l’identité.

Au terme de cette présentation synthétique de l’ouvrage, plusieurs remarques doivent être adressées. En premier lieu, le choix de passer par le concept foucaldien d’hétérotopie – qui plus est très sommairement expliqué – pour soutenir une perception de la société alto-impériale qui fait déjà consensus (« tension entre la pluralité et l’unité », « coexistence d’entités d’ampleur et de natures variables »[5] ; « Just as languages do not tend to follow man-made borders, neither does multilingualism »[6] ; « Wallace-Hadrill’s hypothesis aims to ensure that we do not see identities as an ‘either or’, but rather that we understand that ‘the power of multiple identities lies in their strategic deployment in diverse contexts’ »[7]) semble discutable.

De plus, la façon de mobiliser ce concept soulève des questions : chez Bozia, l’hétérotopie caractérise l’ensemble de la société du Haut-Empire (p. 29), en ce qu’elle fait coexister et interagir des facteurs linguistiques, culturels, géographiques, etc. Or, si l’on s’en tient à l’approche foucaldienne, les hétérotopies sont des lieux qui existent en relation avec tous les autres lieux, mais qui les représentent, les contestent ou les inversent. Il semble donc difficile de soutenir que l’Empire romain fonctionne comme un « contre-espace » ou un « espace miroir » par rapport à lui-même.  Sans réfuter d’un bloc l’approche de l’autrice, faute de compétences suffisantes en exégèse foucaldienne, nous souhaitons souligner que des développements plus étayés auraient bénéficié au raisonnement.

On signalera également un manque d’engagement critique à l’égard des opinions de spécialistes mobilisées lorsque l’autrice traite des problématiques corollaires à la question de recherche poursuivie. Des questions essentielles à l’étude, comme la place du multilinguisme dans le monde gréco-romain, ne reçoivent qu’une attention bien trop maigre (p. 46-48). De même, le sujet des politiques linguistiques est complètement négligé, malgré le titre de l’ouvrage et les nombreuses références à une politisation de la langue qui adviendrait avec l’Empire. Des développements sur la façon dont l’autrice se situe dans ces débats et sur ce qu’elle entend par politisation ou politisé auraient été souhaitables, surtout si l’on tient compte des objectifs annoncés.

De plus, la gestion de la propriété intellectuelle des traductions qui ne sont pas de l’autrice elle-même soulève des interrogations. Tantôt renseignée dans le corps de texte, tantôt en note de fin, sans raisons clairement établies, il est éprouvant, à la lecture, de devoir chercher le premier extrait d’une source donnée en traduction pour connaître le nom du traducteur. Par ailleurs, les citations de sources anciennes souffrent de longueurs excessives. Un exemple parlant est le sous-chapitre « Naturalization within the Empire » (p. 37-46) : les sources et leur traduction courent presque sans discontinuer de la première à la dernière page et ne bénéficient que d’un commentaire superficiel.D’une manière générale, le choix des extraits reproduits dans le corps du texte pourrait être plus efficace et offrir une plus grande clarté.

Certains passages interpellent également par leurs choix de formulation. En premier lieu, on signalera, aux p. 42-43 :

Tacitus gives what would be a modern-day parable of diversity, inclusivity and equity within a global society that forebodes by almost two millennia the call of US Presidents Bill Clinton and Joe Biden for powerful societies to lead not by the example of their power but by the power of their example.

Au-delà de suggérer ici un rapport anhistorique aux sources anciennes (appliquer au monde gréco-romain les notions de diversité, inclusivité et équité telles que nous les entendons est une erreur fatale) et une vision idéaliste et américano-centrée du progrès social, l’emploi du verbe forebode (présager, augurer) est inapproprié en ce qu’il pourrait traduire une vision finaliste de l’histoire. De même, on relèvera la présence d’un certain nombre d’affirmations, que ce soit en raison de leur naïveté ou de leur aspect tautologique (ex. : « I explore the metalanguage of language itself », p. 133 ; « Language is the medium par excellence not only of communication but also of self-asseveration », p. 189).

Sur l’attention portée à la facilité de consultation de l’ouvrage, on regrettera que l’index soit incomplet et donc peu utile. L’entrée « Foucault, M. » est symptomatique : considérant l’importance que Bozia accorde au travail du philosophe, on s’attendrait à un renvoi plus clair que la mention « 27-30 », alors qu’il y est également fait référence aux p. 18, 23 et 26. L’entrée « nativeness », pour sa part, ne renvoie qu’aux p. 192-193, alors qu’il en est également question aux p. 23, 28, 48, 139, 152-153 et 174.

Du point de vue du travail éditorial, on soulignera la persistance de plusieurs coquilles, notamment dans les citations de contributions en langue française. Les références bibliographiques concernant Michel Dubuisson sont évocatrices[8]. La référence à Foucault mérite également d’être soulignée, présentant dans la bibliographie une faute différente de celle que l’on retrouve dans le corps du texte[9] (p. 18, 23, 26, 28 : « Des éspaces [sic] autres »). De même il apparaît que les notes 14 (p. 142) et 16 (p. 148) ne renvoient à aucun ouvrage de Dubuisson repris en bibliographie ou sont incorrectement référencées. On évoquera aussi l’usage inconstant de l’italique pour indiquer des mots n’appartenant pas au vocabulaire anglais. Du reste, on notera un fautif « βαρβαρόφων » (p. 57), à la place de βαρβαρόφωνος. Enfin, lorsque Bozia commente un extrait de Lucien (Laps. 1), elle inverse les verbes χαίρειν et ὑγιαίνειν (p. 149).

En conclusion, bien que ce travail souffre d’erreurs évitables qui nuisent à sa qualité générale, il parvient néanmoins à offrir une analyse intéressante du style des orateurs attiques. Les chapitres 3 et 4, qui traitent de ces questions, sont, du point de vue méthodologique et des résultats, les parties les plus solides de la monographie. Malgré certains choix conceptuels discutables, Bozia propose une réflexion pertinente sur la dialectique de la μίμησις et de la καινότης. Par cette critique, nous espérons initier un échange sur la recherche universitaire et son approche transdisciplinaire dans les études classiques, conformément au souhait de l’autrice.

 

Notes

[1] À titre d’exemples, on peut citer : Fl. Dupont F & E. Valette-Cagnac (éd.), Façons de parler grec à Rome, Paris, 2005 ; E.S. Gruen (éd.), Cultural Identity in the Ancient Mediterranean, Los Angeles, 2010 ; A. Mullen & P. James (éd.), Multilingualism in the Graeco-Roman Worlds, Cambridge, 2012 ; A. Gardner, E. Herring & K. Lomas (éd.), Creating Ethnicities & Identities in the Roman World, Londres, 2019 ; L. Roig Lanzillotta et alii (éd.), Roman Identity: Between Ideal and Performance, Turnhout, 2022 ; A. Mullen & G. Woudhuysen (éd.), Languages and Communities in the Late-Roman and Post-Imperial Western Provinces, Oxford, New York, 2023 ; R. Roure (éd.), Le multilinguisme dans la Méditerranée antique, Bordeaux, 2023.

[2] E. Bozia, Lucian and his Roman Voices. Cultural Exchanges and Conflicts in the Late Roman Empire, Londres, New York, 2015.

[3] M. Foucault, « Des espaces autres », Architecture, Mouvement, Continuité 5 (1984), p. 46-49 (= Dits et écrits, Paris, 1984, p. 752-762).

[4] The Perseids Project [En ligne].

[5] Fr. Biville, « Pluralité et unité linguistiques dans le monde romain », in R. Roure (éd.), Le multilinguisme dans la Méditerranée antique, Bordeaux, 2023, p. 35, s’intéresse au multilinguisme, mais son analyse semble transposable, mutatis mutandis, à l’identité culturelle.

[6] A. Mullen, « Multiple Languages, Multiple Identities », in A. Mullen & P. James (éd.), Multilingualism in the Graeco-Roman Worlds, Cambridge, 2012, p. 5.

[7] Ibid., p. 31, citant A. Wallace-Hadrill, Rome’s Cultural Revolution, Cambridge, 2008, p. 85.

[8] On trouve : Dubuisson, M. (1982a), ‘Remarques sur le Vocabulaire Grec de l’Acculturation’, Revue Belge de Philology [sic] et l’Histoire [sic] 60: 5-32 ; Dubuisson, M. (1983), ‘Recherches sur la Terminologie Antique du Bilinguisme’, Revue de philology [sic], de literature [sic] et d’histoire ancienne 57: 203-25.

[9] Cité comme : Foucault M. (1986), ‘Of Other Spaces’, trans. J. Miskowiec, from Des Espace [sic] Autres (Conférence au Cercle d’études architecturales, 14 March 1967), Diacritics 16 (1): 22-7.