BMCR 2025.04.30

Epiménide de Crète

, Epiménide de Crète. Paris: Les Belles Lettres, 2024. Pp. 222. ISBN 9782350882154.

Cet ouvrage est la réédition revue, annotée et enrichie de la thèse du savant belge Hubert Demoulin, publiée originellement en 1901 à Bruxelles. L’auteur, inconnu du grand public, qui a également travaillé à Tinos et publié les résultats des fouilles et les inscriptions du sanctuaire de Poséidon et d’Amphitrite, est également assez peu cité dans la bibliographie[1]. Il a toutefois eu le mérite d’aborder le personnage d’Épiménide à une époque où il n’existait pas de monographie à son sujet. Son livre constitue d’ailleurs encore la seule référence francophone de cet ordre à ce jour. Une première réédition à l’identique, non mentionnée dans l’ouvrage de 2024, avait déjà vu le jour en 1979 à New York[2]. La thèse est également aujourd’hui facilement accessible en ligne et a fait l’objet de plusieurs numérisations, ce qui ne retire en rien l’intérêt d’une nouvelle édition qui s’appuie à la fois sur une présentation et une remise en contexte historiographique de l’ouvrage et sur une extension substantielle de la bibliographie parue sur le Crétois et quelques thématiques annexes.

L’initiative de proposer une édition revue et augmentée émerge du travail conjoint de Constantinos Macris et Alexandre Marcinowski. Le premier, excellent connaisseur de Pythagore, des pythagoriciens et des theioi andres, s’est déjà largement confronté à Épiménide par le passé[3]. Le deuxième exerce aux Belles Lettres et a assuré récemment la réédition d’une sélection de poèmes magiques et cosmologiques attribués à Orphée traduits par Alain-Philippe Segonds (sous le pseudonyme d’Alain Verse), qui se conclut par une postface de Luc Brisson[4]. La remise en contexte historiographique et critique au début du livre, ainsi que toutes les traductions des sources grecques, émanent de Constantinos Macris. Ce dernier souligne combien Demoulin est en dialogue avec la synthèse de Diels parue dix ans avant la thèse[5]. Il mobilise les imposants travaux de recherche en philologie et en papyrologie du xixe siècle, notamment la découverte, alors récente, de la Constitution d’Athènes attribuée à Aristote, qui permet de dater vers 625 la purification qui suit le massacre de Cylôn et de ses partisans à Athènes[6]. Son approche est philologique et historique, dans la veine positiviste assez caractéristique de l’époque, ce qui n’empêche pas quelques réflexions de l’ordre de l’anthropologie religieuse. Ce sont finalement les passages qui ont le moins bien vieilli dans l’ensemble de l’étude, malgré les propos assez élogieux de Macris. Le lecteur trouve ensuite plusieurs remises en contexte historiographiques très utiles. Aujourd’hui, les comparaisons avec d’autres hommes divins ont tendance à aboutir à diverses interprétations du personnage comme un sage, un shaman, un maître de Vérité, un iatromantis ou encore un theios anèr. Épiménide peut être considéré comme un devin, un charismatique religieux itinérant, un purificateur ou un « orphique » de Crète. Les comparatistes ont insisté sur son long sommeil légendaire, ses rapports avec les dieux et les nymphes, son ascétisme et sa peau couverte d’une écriture-tatouage. Chacune de ces approches est dûment référencée dans la bibliographie. Demoulin est également un chercheur qui se démarque à son époque, car il consacre tout un développement aux poèmes et traités attribués à Épiménide qu’ils considèrent comme des apocryphes, sans leur dénier pour autant une utilité dans la constitution progressive des divers portraits du Crétois entre l’époque archaïque et la fin de l’Antiquité. La présentation se conclut par des remarques sur l’actualité d’Épiménide : c’est un médiateur en temps de crise de la cité. Il enseigne l’examen de soi, il ordonne réconcilie et unifie la cité, il considère les citoyens dans leur similarité, autant de traits qui résonnent avec notre présent.

La thèse de Demoulin en elle-même se décompose en deux parties. La première porte sur l’histoire de la tradition et repose sur une critique serrée des sources disponibles, tandis que la deuxième tente de restituer une biographie d’Épiménide et des productions littéraires qui lui sont attribuées. Dans un premier temps, l’auteur insiste sur la constitution dynamique du portrait du Crétois. Il part de la notice de Diogène Laërce pour entreprendre une Quellenforschung critique qui témoigne de sa bonne connaissance des méthodes et de la bibliographie allemande contemporaine. En dehors de cette analyse des sources de la bio-doxographie qui ne sont pas antérieures à Théopompe, Demoulin souligne que la tradition sur Épiménide débute avec Xénophane et se poursuit jusqu’à Platon, Aristote et aux Atthidographes. Il entreprend ensuite de cerner les propos que tenaient chacun des auteurs antiques sur le Crétois. Sa grande originalité revient à affirmer que le seul élément véritablement assuré au sujet d’Épiménide est son intervention dans la purification d’Athènes qui doit intervenir vers 625, dont il soutient la datation à partir des informations fournies par la Constitution des Athéniens. Il poursuit ensuite son analyse des sources par les auteurs d’époque hellénistique et romaine, les chrétiens, Maxime de Tyr et les néoplatoniciens Jamblique et Porphyre, et enfin les scholiastes et lexicographes.

La deuxième partie, d’ordre biographique, cherche à replacer Épiménide dans son contexte historique, d’abord crétois, puis à l’échelle de la Grèce à l’époque archaïque. Demoulin ne cache pas sa préférence pour l’interprétation « mystique » d’Épiménide (le terme « mysticisme » apparaît dès la page 2). Épiménide reçoit une révélation divine qu’il transmet aux hommes comme un intermédiaire, mais c’est avant tout un prophète purificateur qui regarde le passé pour réparer les fautes dont les effets se font encore ressentir dans le présent. L’auteur ne dissimule pas non plus son attirance pour certaines thèses de Diels, mais aussi plus largement répandues à la fin du xixe siècle, qui font d’Épiménide un personnage partiellement modelé par les représentants de « l’orphisme » (l’auteur parle même « d’Orphiques » qu’il définit comme les membres d’une secte ascétique, liée à la Crète, qui n’hésite pas à prêcher en public). Sur ce point, il faut bien admettre que la perception de Demoulin a vécu, bien qu’elle soit en parfait accord avec de nombreux travaux de la première moitié du xxe siècle remis en cause par les critiques bienvenues d’Ivan Linforth et Louis Moulinier[7].

Le savant admet non seulement la participation d’Épiménide à la purification d’Athènes après le massacre des partisans de Cylôn, mais il tente d’en reconstituer le déroulement à partir des sources. Sa démarche originale le mène à conclure qu’Euripide a pu contribuer à façonner de nouvelles normes cultuelles et funéraires dans l’Athènes archaïque qui furent ensuite fixées sous la forme de lois par Solon, Toutefois, ce dernier ne peut en aucune façon être un contemporain d’Épiménide, malgré les nombreuses sources qui soutiennent que les deux hommes ont été très proches. Demoulin ne rejette pas non plus la possibilité d’une visite du Crétois à Sparte et à Argos. De manière plus étonnante, il admet qu’Épiménide a entrepris une purification de Délos, alors que les attestations relatives à une telle entreprise ne remontent pas plus loin que la tyrannie de Pisistrate. L’auteur examine également les relations supposées d’Épiménide avec d’autres personnalités de la Grèce archaïque. Après avoir passé en revue les cas de Pythagore et Solon qui sont des inventions, il aborde celui d’Hésiode, un maître supposé du Crétois. Selon l’auteur, les rapprochements entre Épiménide et Hésiode dérivent probablement d’une analogie entre un vers des Purifications attribuées au Crétois et un autre de la Théogonie du poète d’Ascra. Le dernier chapitre de la thèse cherche d’ailleurs à montrer qu’une grande partie des œuvres attribuées à Épiménide sont des apocryphes qui ont revêtu une réalité matérielle. Un appendice revient sur les différents auteurs portant le nom d’Épiménide. Ainsi, pour résumer la thèse de Demoulin, Épiménide est un personnage historique, lié à la purification d’Athènes vers 625, mais qui a, par sa renommée, donné lieu à bien des constructions et des inventions.

Le lecteur trouve, après la conclusion, la bibliographie des travaux consultés par le chercheur belge, ainsi que deux références qu’il aurait pu inclure dans son travail, car il en connaissait les auteurs. Un index des sources et une table des correspondances entre les éditions des fragments d’Épiménide s’en suit. Une photographie d’Hubert Demoulin occupe la pleine page suivante. Puis s’ajoute une nécrologie de l’auteur et de son directeur, Charles Michel. Enfin vient la bibliographie complémentaire établie par Macris et Marcinkowski.

Il n’est pas question de discuter les thèses de l’auteur qui a publié da synthèse il y a plus d’une centaine d’années. Quiconque souhaitera avoir accès au débat ou actualiser ses connaissances, par exemple sur la datation erronée de certains auteurs ou de certaines sources par Demoulin, pourra consulter la bibliographie complémentaire. L’attention doit surtout se porter sur ce qu’apportent les deux éditeurs de cette version augmenté du livre de Demoulin.

Il faut d’abord souligner le soin pris à l’établissement des notes qui rappellent systématiquement les éditions des auteurs antiques utilisés. Le lecteur plus spécialisé aurait toutefois apprécié trouver également des références réactualisées aux fragments des différents auteurs cités, notamment dans les phases de Quellenforschung de la première partie. Les deux éditeurs mentionnent ainsi les fragments Jacoby en bibliographie, mais il aurait été utile de les indiquer pour de nombreux auteurs dans les notes, avec un système de crochet par exemple. À titre d’illustration, le chercheur ou le lecteur éclairé pourrait vouloir accéder directement aux numéros aux fragments de Théopompe (FGrHist, IIb, 115 ; mentionné p. 171 dans la bibliographie avec une référence au BNJ et au DPhA) qui occupent tout de même une place importante dans l’analyse de Demoulin. Les quelques renvois de l’auteur belge aux FHG de Karl Müller sont en effet dépassés ou incomplets et méritent une réactualisation. Il en va de même pour les autres recueils de fragments cités en bibliographie, mais non mobilisés pour remettre les références des notes à jour.

Concernant la bibliographie complémentaire, elle reste un outil efficace pour quiconque souhaite se lancer dans une recherche plus approfondie sur Épiménide[8]. Malgré les nécessités de limiter les titres par entrées thématiques, quelques références auraient été attendues. Ainsi, pour les antres et les cavernes, en particulier de Crète, l’île d’Épiménide, on pense à l’ouvrage de Paul Faure, accessible pour un lectorat francophone[9]. Toujours pour ce même lectorat, un article de Doralice Fabiano sur les nymphes et la nympholepsie en français semble plus opportun que la référence citée p. 193[10].

Ces quelques points mis à part, cet ouvrage est de fort bonne tenue. On ne relève qu’une petite coquille dans la mise en forme de la bibliographie (p. 191 : Montiglio n’est pas typographié en petites majuscules) et une maladresse d’expression tout à fait bénigne (p. XVI : « qui [au lieu de dont], – contrairement à une opinion fort répandue, il n’est pas du tout sûr… »). Ce sont des broutilles qui ne dissimuleront pas que cette réédition est un excellent moyen pour un lecteur amateur ou spécialisé de disposer rapidement d’une première approche des sources sur Épiménide et d’une synthèse sur les débats relatifs à l’historicité du personnage.

 

Notes

[1] Fouilles et Inscriptions de Ténos, Louvain, 1904

[2] Épiménide de Crète, New York, 1979.

[3] Nous renvoyons notamment à l’impressionnante notice « Pythagore de Samos », in Richard Goulet (ed.), Dictionnaire des philosophes antiques (DPhA), vol. VII, Paris, 2018, 681‑850 et 1025‑1174.

[4] Poèmes magiques et cosmologiques, Paris, 2023.

[5] Hermann Diels, « Über Epimenides von Kreta », Sitzungsberichte der Königlich Preussischen Akademie der Wissenschaften zu Berlin, 1, 1891, 387-403.

[6] Comme le note justement Macris, l’actualité de cet événement historique est encore brûlante en raison de la découverte des « enchaînés de Phalère » qui pourraient être les cadavres des victimes du massacre : Stella Chryssoulaki, « The Excavations at Phaleron Cemetery 2012-2017: An Introduction », in Constanze Graml, Annarita Doronzio, Vincenzo Capozzoli (ed.), Rethinking Athens before the Persian wars : proceedings of the international workshop at the Ludwig-Maximilians-Universität München (Munich, 23rd-24th February 2017), Munich, 2019, 103-114. Toutefois des nuances sont apportées par les critiques sceptiques de l’étude bioarchéologique qui conclut « the observations from the field documentation neither validate, nor disprove the hypothesis that these individuals were captives and victims of the so-called “Cylonian conspiracy” in the 7th century BC. » : Anne Ingvarsson & Ylva Bäckström, « Bioarchaeological field analysis of human remains from the mass graves at Phaleron, Greece. With an introduction by Stella Chryssoulaki and an appendix by Anna Linderholm, Anna Kjellström, Vendela Kempe Lagerholm, and Maja Krzewińska », Opuscula. Annual of the Swedish Institutes at Athens and Rome, 12, 2019, 7–158.

[7] Ivan M. Linforth, The Arts of Orpheus, Berkeley-Los Angeles, 1941 ; Louis Moulinier, Orphée et l’orphisme à l’époque classique, Paris, 1955.

[8] À titre personnel, nous aurions peut-être aussi ajouté dans cette liste d’ouvrages une référence qui permet de mieux cerner la position du Pseudo-Épiménide par rapport aux théogonies orphiques : Dwayne A. Meisner, Orphic Tradition and the Birth of Gods, Oxford, 2018.

[9] Fonctions des cavernes crétoises, Paris, 1964.

[10] « La Nympholepsie entre possession et paysage », in Philippe Borgeaud, Doralice Fabiano (ed.), Perception et construction du divin dans l’Antiquité, Genève, 2013, 165-196.