BMCR 2025.04.05

Regards croisés sur la pseudépigraphie dans l’Antiquité / Perspectives on pseudepigraphy in antiquity

, , , , Regards croisés sur la pseudépigraphie dans l’Antiquité / Perspectives on pseudepigraphy in antiquity. Judaïsme ancien et origines du christianisme, 30. Turnhout: Brepols, 2024. Pp. 304. ISBN 9782503602608.

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L’ouvrage dirigé par Anne-France Morand, Eric Crégheur, Karine Laporte, et Gaëlle Rioual (2024) réexamine la notion de pseudépigraphie à l’aune des avancées de la recherche en ce domaine. Le sujet a été abordé dans un volume des Entretiens de la Fondation Hardt en 1972 (Pseudepigrapha I). Il traitait des Pseudopythagorica, des lettres attribuées à Platon et de la littérature pseudépigraphique juive. Un second devait suivre à propos des “faux littéraires”. Ce livre n’est jamais paru. Le sujet n’en a pas moins été traité depuis les années 1970, notamment avec l’ouvrage de W. Speyer (Die litterarische Fälschung im heidnischen und christlichen Altertum, 1971). La richesse des documents qu’il inclut en a fait une référence. L’auteur y défend l’idée que la pseudépigraphie relève de la fraude et a pour dessein de tromper les lecteurs : le but aurait été d’accréditer le message du rédacteur grâce au prestige de l’auteur présumé. Cette lecture a fait l’objet de nombreuses critiques. Le présent volume entend à son tour réhabiliter les œuvres attribuées à un auteur distinct de leur(s) rédacteur(s). Il vise en outre à combler une lacune souvent signalée en abordant le sujet selon des points de vue complémentaires, des sources et thèmes distincts et des langues diverses, le latin, le grec, l’araméen et l’éthiopien.

À cette fin, il se compose d’une introduction générale (p. 9-17), de douze articles, qui abordent la question du point de vue théorique et en développent chacun un aspect par l’examen d’un corpus spécifique (p. 17-262), d’une bibliographie indicative (p. 263-278), et de deux index : l’un concerne les auteurs et textes anciens, l’autres les noms propres, anciens et modernes (p. 279-301).

L’introduction revient sur les différents sens du terme selon les contextes. La pseudépigraphie se définit d’abord par l’attribution d’un écrit à un auteur qui n’est pas le sien, d’où, parfois, la considération moderne de tels ouvrages comme des “faux”. Si la définition est juste, la conclusion ne l’est pas dans l’Antiquité : la notion d’auteur dépend du type d’écriture, de pensée et d’objectif à l’œuvre; les contraintes des genres littéraires et leurs visées l’affectent également, sans compter l’influence des religions. La pseudépigraphie est elle-même considérée différemment selon les approches disciplinaires et les méthodes abordées pour étudier les textes. La réception, antique et moderne, influence la valeur qui leur est attribuée. Il en ressort que, pour aborder la notion de manière complète et le plus objectivement possible, il faut également définir la notion d’auteur et son rôle selon les contextes, et examiner les conditions de production des œuvres. Cette exigence méthodologique guide la description de l’état de la recherche proposée dans l’introduction et la présentation qui suit des articles du volume. A.-F. Morand les répartit de deux manières. Elle oppose ceux qui considèrent la pseudépigraphie comme condamnée dans l’Antiquité à ceux selon lesquels il s’agirait d’une pratique acceptée. Elle résume ensuite les articles consacrés à des corpus spécifiques.

La série des articles présentés dans ce volume est toutefois déroulée selon un autre schéma : les cinq premiers, tout en abordant un corpus précis, visent essentiellement à définir le type de pseudépigraphie qui y est à l’œuvre et à revoir la pertinence de cette notion ou de ses implications — concentré sur le concept d’auteur, l’article de M. Roessli fait la transition avec la suite. Les sept articles suivant sont davantage dévolus au contenu des textes, à partir desquels ils reviennent sur la notion.

Dans “Literary Deceit in Greek, Roman, Jewish and Christian Antiquity” (p. 17-33), Bart D. Ehrman reste dans la perspective de W. Speyer qu’il développe. Il soutient que certains cas relèvent de la tromperie en vue d’attaquer ou de convaincre à l’aide d’une autorité usurpée.

Avec “Authenticité auctoriale ou fidélité du message ? Le cas des textes pseudépigraphiques bibliques juifs et chrétiens” (p. 35-46), Pierluigi Piovanelli revient sur cette question à propos des textes scripturaires. À l’aide de la notion de “fausse identification” développée par U. Eco, il exhorte à renoncer à l’accusation de tromperie pour comprendre les enjeux de la fausse attribution. Cette accusation relève selon lui de problématiques théologiques surannées qu’il appelle à dépasser.

Dans “Entre authenticité et relectures : l’autorité du patriarche Hénoch, destinataire des révélations sur le destin des anges, des justes/élus et des pécheurs” (p. 47-64), Mattéo Silvestrini examine la définition de manière plus détaillée. Il discute l’affirmation de D. G. Meade selon laquelle le premier livre d’Hénoch aurait été attribué au Patriarche pour conférer autorité à cette tradition. Selon lui, cette attribution et sa valeur varient selon les strates littéraires de l’ouvrage. Pour le montrer, il met à l’épreuve les quatre aspects de la pseudépigraphie définis par J.-D. Kaestli (1993) dans les cinq parties de I Hénoch, puis il aborde la référence plus générale au Patriarche dans les traditions rabbinique et chrétienne. Il en conclut que la transmission même de ce livre fit d’Hénoch une figure de référence. Elle permit d’en réactualiser les thèmes selon le public et l’époque.

À partir des pseudépigraphes vétérostestamentaires, l’article de Gavin McDowell “What are the Old Testament Pseudepigrapha?” (p. 65-88) aborde la question de manière très polémique. Son exposé dénonce deux préjugés selon lui communs concernant les pseudépigraphes : il s’agirait toujours de textes anciens et ils seraient systématiquement composés par des Juifs, plus spécialement pendant la période du Second Temple. En retraçant l’histoire du concept et en examinant une longue série de textes, il invite à renoncer à la notion et à lui préférer celle de traditions “parabibliques”, présentes également chez les chrétiens et les musulmans.

Jean-Michel Roessli tente de dénouer la question en examinant la notion d’auteur dans l’Antiquité. À partir des réflexions de M. Foucault, il abandonne l’idée de “forgerie”. Le nom attribué à une œuvre vise à unifier une tradition textuelle. À cet effet, il doit être suffisamment “large” pour embrasser une diversité d’opinions et de récits. Son article “Rôle et fonction de la pseudépigraphie dans les Oracula Sibyllina” (p. 89-123) développe cette thèse à partir d’un examen des Oracles sibyllins. Elle n’implique pas de renoncer à la notion de pseudépigraphie, légitime à propos de ces textes. Mais mieux vaudrait les penser en termes d’imitation. Celle-ci est caractéristique des pratiques littéraires anciennes et des processus d’appropriation culturelle, tout en étant dépourvue de jugement de valeur.

L’article de Priscille Marschall “Les fonctions des notices personnelles dans les épîtres pastorales (1 Timothée, 2 Timothée, Tite)” (p. 125-144) inaugure la partie moins théorique du volume. Il relève les notices personnelles des lettres pastorales attribuées à Paul et interroge leur rôle. Par-delà le souci d’accréditer leur message, ces notices réalistes ont une fonction éthique : elles contribuent à esquisser des modèles de vie. Elles remplissent surtout une fonction mémorielle : elles permettent de construire la mémoire de Paul, et, dans une moindre mesure, de ses deux correspondants. Écrire sous le nom de l’apôtre ne signifie pas seulement revendiquer son autorité, mais constitue un moyen de façonner sa mémoire, lequel renforce cette autorité. Elle s’étend rétroactivement aux textes “authentiques”.

Dans “Qui est le Cébès du Tableau de Cébès ?” (p. 145-162), Gaëlle Rioual aborde la question de l’anonymat. Le Tableau est un court dialogue que les érudits des siècles passés ont voulu sauver de l’anonymat en l’attribuant à Cébès, le disciple de Socrate. L’article explicite ces tentatives et les différentes hypothèses sur l’identité du personnage. G. Rioual ne répond pas à la question des raisons ultimes de cette attribution, dans l’espoir qu’une meilleure connaissance du texte, grâce à l’édition qu’elle en prépare, résoudra l’énigme.

Jonathan Bourgel part lui aussi de l’intérieur de son corpus, Les Paralipomènes de Jérémie, autrement appelés quatrième livre de Baruch. Il aborde son sens et sa portée, pour interroger, de là, l’usage de la pseudépigraphie. Son article ““Celui qui ne s’est pas séparé de Babylone” : les Samaritains dans les Paralipomènes de Jérémie” (p. 163-180) montre le traitement spécifique des Samaritains proposé dans cet ouvrage. Cette version concurrente des interprétations anti-samaritaines est exprimée par la bouche de Jérémie. Le recours au Prophète vise à imposer l’autorité de cette version du retour d’exil et des origines des Samaritains au détriment de celle, plus dure, du livre d’Esdras dont on retrouve des échos chez Josèphe et dans la littérature talmudique.

Le corpus orphique est ensuite traité par deux articles.

Anne-France Morand s’attache aux Hymnes dans “Les Hymnes orphiques à l’aune de la pseudépigraphie” (p. 181-201). Selon elle, les meilleurs concepts pour aborder ces textes sont la notion de “bricolage”, élaborée par Cl. Lévi-Strauss et utilisée par F. Graf et S. I. Johnston, ainsi que les marqueurs de l’orphisme dénombrés par R. G. Edmonds. L’un et les autres permettent d’aborder la facture des écrits mis sous le nom d’Orphée et de renoncer aux notions élaborées par W. Speyer, notamment à sa distinction entre pseudépigraphies littéraire et religieuse, la seconde étant prétendument “authentique”.

Francesco Massa aborde Orphée tel qu’il est traité dans la littérature tardive. Son article “Orphée chez les païens tardifs : un marqueur de la compétition religieuse (fin IVe-début Ve siècle)” (p. 203-222) explicite trois corpus (Augustin et Longinianus; Macrobe; et Théodoret de Cyr) pour montrer qu’Orphée joue encore un rôle actif dans la compétition entre païens et chrétiens, à une époque où l’on croit les traditions païennes abolies. Il en conclut à la vitalité des cultes traditionnels au IVe siècle, Orphée n’y jouant pas seulement le rôle d’une réminiscence littéraire, mais d’auteur d’un discours compétitif qu’un Théodoret cherche encore à évincer, comme l’a montré par ailleurs F. Jourdan (Orphée et les chrétiens II, 2011).

Philippe Therrien aborde quant à lui la littérature chrétienne et plus spécifiquement le roman pseudo-clémentin. Son article “Bal masqué aux temps apostoliques. La pseudépigraphie dans les Homélies pseudo-clémentines” (p. 223-238) y découvre le mélange des formes littéraires et interroge la possibilité de concilier la fiction et la prétention d’authenticité d’un récit et de paroles attribuées à Clément de Rome et à Pierre. Ce difficile arrimage est selon lui permis par la figure de Clément, qui se situe entre histoire et fiction. L’évêque de Rome, disciple de Pierre, est le masque littéraire des auteurs familiers de la paideia. À travers lui, ils tentent d’ouvrir à la conversion par le rejet du polythéisme et l’adhésion à la piété définie par Pierre. L’ouvrage constitue le premier roman chrétien.

Le volume s’achève par une exploration de la pseudépigraphie arménienne. Valentina Calzolari en propose une synthèse dans “La pseudépigraphie dans la littérature arménienne ancienne et médiévale” (p. 239-262).  Elle montre comment l’attribution fausse a permis de sauver des textes grecs traduits en arménien, mais devenus irrecevables après le Concile d’Éphèse; elle envisage les aléas des traditions manuscrites et les attributions erronées concernant l’autorité des Panégyriques grecs en l’honneur de saint Étienne; elle aborde enfin des œuvres composées directement en arménien. Dans ce cadre, comme dans le cas du premier livre d’Hénoch et des épîtres pastorales, pourrions-nous ajouter, David le philosophe voit son autorité renforcée par le texte même qui lui est attribué; les sources fictionnelles et épistolaires prêtées à Moïse de Khorène permettent de conforter la vraisemblance de ses propos, et la “réelle” forgerie de la fin du XIIe siècle appuie les stratégies politique et religieuse du royaume arménien de Cilicie.

Fidèle à son objectif, l’ouvrage traite la pseudépigraphie selon ses différents aspects : littéraires, historiques, religieux et politiques; selon ses différents types de réceptions, anciens et modernes, gouvernés par différentes attentes; il redéfinit la notion selon la nature spécifique des textes qu’elle sert à qualifier. La bibliographie est très bien exploitée. Cet ouvrage constituera un maillon essentiel dans la poursuite des recherches sur le sujet.

 

Authors and Titles

Introduction, par Anne-France Morand

Bart D. Ehrman, “Literary Deceit in Greek, Roman, Jewish, and Christian Antiquity”

Pierluigi Piovanelli, “Authenticité auctoriale ou fidélité au message ? Le cas des textes pseudépigraphiques bibliques juifs et chrétiens”

Matteo Silvestrini, “Entre authenticité et relectures : l’autorité du Patriarche Hénoch, destinataire des révélations sur le destin des anges, des justes/élus et des pécheurs”

Gavin McDowell, “What are the Old Testament Pseudepigrapha?”

Jean-Michel Roessli, “Rôle et fonction de la pseudépigraphie dans les Oracula Sibyllina

Priscille Marschall, “Les fonctions des notices personnelles dans les épîtres pastorales (1 Timothée, 2 Timothée, Tite)”

Gaëlle Rioual, “Qui est le Cébès du Tableau de Cébès ?”

Jonathan Bourgel, ““Celui qui ne s’est pas séparé de Babylone” : les Samaritains dans les Paralipomènes de Jérémie

Anne-France Morand, “Les Hymnes orphiques à l’aune de la pseudépigraphie”

Francesco Massa, “Orphée chez les païens tardifs : un marqueur de la compétition religieuse (fin IVe-début Ve siècle)”

Philippe Therrien, “Bal masqué aux temps apostoliques : la pseudépigraphie dans les Homélies pseudo-clémentines”

Valentina Calzolari, “La pseudépigraphie dans la littérature arménienne ancienne et médiévale”

Bibliographie sélective, par Karine Laporte et Anne-France Morand