Il est rare dans un ouvrage savant tel que celui-ci de sentir la présence vive de l’auteur(e) comme je l’ai ressentie ici, dans le souvenir de ma première rencontre avec elle dans la bibliothèque de la rue Monsieur le Prince à Paris, suivie de plusieurs rencontres en particulier autour de Jean-Pierre Vernant, de la revue Arethusa ou sur les romans grecs. Les premières pages signées par Simon Goldhill[1], Gregory Nagy, Leonard Muellner et Laura Slatkin témoignent d’ailleurs suffisamment de l’impression que laisse sa personne pour que je ne cherche pas à la cacher. C’est dire d’emblée le très grand plaisir que j’ai eu à lire ce livre, recueil d’articles publiés par l’auteure (et remaniés ou mis à jour pour cette publication) depuis le grand Playing the Other: Gender and Society in Ancient Greek Literature (1996). Les presque trente ans qui séparent les deux ouvrages justifient sans doute le terme retrospective, la diversité des chemins qu’elle suit celui de pathways[2]. Comme dans le précédent volume, le genre, la société, et la politique sont au premier plan de ses intérêts pour la littérature et la culture grecques anciennes, avec un point de vue d’anthropologue féministe vigoureusement affirmé.
De l’anthropologie de la Grèce antique, d’Homère à la période de l’empire romain, l’ouvrage embrasse très largement tout le spectre, en adoptant résolument le point de vue de l’altérité (otherness) par rapport à la domination du sujet mâle dans l’ensemble de la culture grecque, principe de méthode du premier chapitre valable pour la suite. Le discours de sagesse supérieure de la prêtresse Diotime dans le Banquet confirme, par l’absurde, l’infériorité radicale du féminin dans cette culture.
Les quatre premiers chapitres regroupés dans la première partie montrent d’abord la puissance tyrannique d’Éros, assez évidente pour la période classique, avec l’Hippolyte d’Euripide au centre des sources alléguées, et pour le genre romanesque sous l’Empire romain Chairéas et Callirhoé. Cela surprend davantage chez Homère où Éros n’est jamais nommé, mais la compétition pour les femmes détermine bien toute l’action de l’Iliade et la puissance d’Aphrodite remplace celle d’Éros. La domination masculine a pour conséquence la violence sexuelle, de l’enlèvement au viol si fréquemment représenté dans la mythologie (chapitre 2 sur les « configurations du viol (angl. rape) dans le mythe grec »[3]) : la vulnérabilité du corps féminin donne prise à la poursuite, à la fuite et à la mort, mais le plus souvent dans la mythologie, à la métamorphose. Les différents mythes pris comme exemples explorent la polarité nature/culture et les limites de la rencontre sexuelle, ainsi pour Cainis, violée par Poséidon, transformée en homme pour ne plus jamais avoir à subir le sort d’une femme. Éros est une « force irrésistible et coercitive », l’union sexuelle est une blessure mutuelle des deux partenaires. Les mythes d’Hylas, de Salmacis et Hermaphrodite évoquent « la peur de perdre son identité dans l’acte sexuel comme état de fusion permanente avec le féminin », alors que ceux d’Actéon victime de la déesse vierge Artémis, et de Penthée déchiré par les Thébaines « organisent leur récit autour de la phobie de la blessure et de la fragmentation », à un niveau littéral mais aussi symbolique. Actéon incapable de maîtriser ses chiens et Hippolyte, fils d’une Amazone qui ne peut maîtriser ses chevaux et échoue à « dompter » les femmes, apparaissent comme « d’étranges figures mâles » qui « émergent des ombres d’un paysage érotique qui met plus souvent en lumière le désir agressif du mâle et la lutte de la femme pour échapper à l’assaut sexuel ». Brillante conclusion dédiée en note à Jack Winkler[4]: la mythologie vue du point de vue masculin comme une femme, rejetée comme mensongère quand elle est confrontée à la philosophie, l’histoire, la science, la raison, la réalité et la vérité, ou transmutée comme vecteur symbolique dans un système culturel pour des buts théologiques, esthétiques ou allégoriques.
Les rapports entre religion et érotique dans le roman ancien, objet du chapitre 3, provoquent, à partir d’une excursion en territoire romain vers les Métamorphoses d’Apulée, une féconde discussion sur les théories ésotériques du roman, largement fondées sur une idée erronée de sociétés en crise alors que les cités grecques du Moyen Orient étaient florissantes. Cette réflexion débouche sur une intéressante analyse du développement du roman grec : d’abord le topos de la beauté divine de l’héroïne de Chariton adapté à un monde en expansion ; puis la refonte de thèmes philosophiques et mystiques (principalement platoniciens) au moyen de pratiques rhétoriques et sophistiques (Achille Tatius et Longus) ; enfin avec Héliodore le roman comme étiologie sacrée et la question des standards helléniques dans un monde multiculturel.
Passionnant chapitre 4 sur « les ambiguïtés de genre, les formations hybrides et l’imaginaire du corps » dans Leucippé et Clitophon d’Achille Tatius. Le roman – le seul des Big Five écrit à la première personne – est vu comme une expérimentation pour exprimer les formes de la vie intérieure, les illusions que provoquent les apparences, mais surtout l’érotique du corps lui-même comme site du désir et de l’imagination, hautement vulnérable, sujet à être blessé et démembré. Pour Zeitlin les transgressions des conventions romanesques sont le moteur de l’intrigue, justifiant les assauts contre l’intégrité du corps de Leucippé et la défense passionnée que celle-ci en fait. Clitophon incarne-t-il le dominating sadistic male gaze, luttant contre l’angoisse de castration, ou son regard s’identifie-t-il de manière masochiste à celui de la victime ? Sans prendre parti, l’auteure cite en appendice les passages du roman qui manifestent la communication entre la vie interne et externe, principale innovation par laquelle Achille Tatius suspend l’action au profit de la réflexion sur la vie intérieure.
La deuxième partie, « rencontres avec le divin », montre la complexité des relations à l’intérieur du panthéon grec : par suite des « stratégies de reproduction » chez les dieux, Apollon et Dionysos, tous deux sont fils de Zeus, ont pour mère, l’un une déesse (Léto), l’autre une mortelle, Sémélé. La jalousie d’Héra entraîne l’errance de Léto cherchant un lieu pour accoucher[5], et la mort de Sémélé sur un bûcher d’où Zeus retire l’embryon qu’il coud dans sa cuisse. D’où l’ambivalence de Dionysos, entre mâle et femelle, et la menace que présente son culte pour l’ordre civique. Apollon, lui, prend violemment possession de son sanctuaire en dominant les puissances chtoniennes, ce que rappelle la stabilité de l’omphalos de Delphes, en contraste avec la mobilité essentielle de Dionysos : l’un construit, jouant un rôle essentiel dans les fondations de cités, alors que l’autre détruit, comme son épithète Lysios le signale. Apollon défend le droit paternel et légitime le matricide d’Oreste alors que Dionysos prend parti pour les mères et permet l’infanticide d’Agavé. Dans les deux cas, « les pouvoirs procréatifs de Zeus manifestent la supériorité de la fécondation masculine sur les limites de l’enfantement féminin » (p. 160).
Autre point de vue sur Dionysos dans le chapitre 6, où il est rapproché de (et opposé à) Déméter sous le titre « modèles cultuels du féminin » : le culte de Dionysos entraîne les femmes vers les espaces sauvages, éloignés de l’ordre civique, alors que les fêtes de Déméter et Korè ont lieu au cœur de la cité. Avant tout, les Thesmophories célèbrent la fertilité des femmes et du sol, en contraste avec le rituel patrilinéaire des Apatouries marquant l’entrée des jeunes hommes dans la phratrie et leur intégration dans la vie politique[6].
L’Iphigénie en Tauride d’Euripide (chapitre 7) permet l’étude des sacrifices saints et impies (holy/unholy). Apollon et Artémis, frère et sœur, sont liés respectivement à Oreste et Iphigénie, dans un réseau qui tourne autour de leur besoin commun d’être sauvés (p. 192) car tous deux sont voués à devenir les victimes sacrificielles offertes à Artémis. La pièce pose finalement la question cruciale : les dieux existent-ils pour les humains ou les humains pour les dieux ? Peuvent-ils exister les uns sans les autres ? L’ensemble du scénario commencé à Aulis peut-il aboutir à l’acquisition d’une divinité complète nommée Artémis ?
La cité forme le troisième centre d’intérêt du livre, « mythographies urbaines » avec d’abord « les mises en scène (staging) de Dionysos entre Thèbes et Athènes » (chapitre 8) : Thèbes, cité sanglante des Labdacides et de Sémélé, définit le pôle négatif du spectre de l’action dionysiaque dont Athènes est le pôle positif, avec à la frontière le territoire d’Éleuthères, tiraillé entre les deux identités. L’Antigone de Sophocle définit dans ses chœurs le rôle de Dionysos à Thèbes, alors que l’accueil d’Œdipe dans Œdipe à Colone fait l’éloge d’Athènes dans le fameux chœur du rossignol. Polarité qui se retrouve chez Euripide dans l’Ion et dans la trilogie Hypsipyle, les Phéniciennes, Antiope avec la récurrence du thème des frères ennemis, de la mère séparée de ses enfants, de la zone frontière et de la reconnaissance.
Dans le chapitre 9, « Schémas de genre dans le drame eschyléen », étude comparée entre les Sept contre Thèbes et la trilogie des Danaïdes, la polarité de genre se superpose à celle entre cités, Thèbes encore, cité d’exclusion et de défaite, et Argos, cité d’inclusion et de possible intégration, le principal point commun entre Étéocle et les Danaïdes étant la misogynie de l’un, la misandrie des autres .
La cité troyenne est vue comme la « conscience de la Grèce » dans le chapitre 10 : si Thèbes est une anti-Athènes, Troie, plutôt qu’un ailleurs est un nulle part suivant Hécube dans les Troyennes. La victoire des Grecs sur les Troyens, loin d’un exploit héroïque comme celle sur les Perses, est un acte d’hybris, entraînant un fort sentiment de culpabilité[7].
Le chapitre 11 clôt les mythographies urbaines sur une note comique tout en revenant aux questions de genre avec « Aristophane. La représentation de l’Utopie dans l’Assemblée des femmes », pièce dans laquelle la comédie ancienne « se délecte de la conscience réflexive de sa théâtralité » et exploite les implications de la représentation de soi en parodiant les conventions dramatiques et littéraires. La subtilité de l’analyse situe la pièce au temps mythique de Cécrops, roi autochtone d’Athènes, quand Athéna et Poséidon se disputaient le territoire attique : d’après des sources tardives, les femmes, plus nombreuses, donnèrent la victoire à la déesse, et Cécrops décréta que les femmes ne voteraient plus, ne donneraient plus leur nom à leurs enfants et ne seraient plus appelées Athēnaiai, inventant ainsi le patriarcat. Le paradoxe d’une cité patriarcale à divinité poliade féminine retentit alors sur l’Orestie, avec le procès final des Euménides dans lequel Athéna absout Oreste du crime de matricide, et se déclare partisane de l’institution masculine.
La quatrième partie, sur la réception, comporte un seul article, consacré au Dionysus in 69 de Richard Schechner, montrant que Zeitlin pousse l’amour du théâtre antique jusqu’à participer physiquement et intellectuellement à une réception passionnée de la tragédie. Mais mon ignorance de la pièce fait qu’il serait présomptueux d’en dire davantage.
Au total, la Muse de Froma Zeitlin aborde tous les genres de la littérature grecque d’un point de vue nettement anthropologique et critique envers la domination masculine qui s’y manifeste en général. Elle renouvelle considérablement l’interprétation des textes anciens qu’elle connaît admirablement, habile à les dépoussiérer des conventions sous lesquelles nos sociétés modernes, encore très dominées de fait par une vision patriarcale, les ont enfouis. Tous les lecteurs y trouveront profit et matière à discussion.
La présentation du livre est excellente, avec index et une bibliographie dans laquelle les travaux non anglophones sont extrêmement nombreux, ce qui est hélas devenu rare. Aucun manque sérieux. Puisque Vidal-Naquet y est déjà abondamment présent, je signalerai à propos du procès des Euménides son article « Une invention grecque : la démocratie »[8]. Mais il n’ajouterait rien à la démonstration par Froma Zeitlin du sous-texte d’Eschyle et d’Aristophane, l’allusion qu’elle détecte au mythe de Cécrops constituant à mes yeux une trouvaille inspirée. Son approche tout à fait originale articule de manière passionnante les questions de genre et de politique dans la culture grecque.
Notes
[1] Goldhill crée joliment l’adjectif fromatic, p. xi. On peut citer aussi les témoignages de Daniel Mendelsohn, auteur de Les Disparus et de Une Odyssée, un père, un fils, une épopée, qui fut son élève.
[2] Chemins labyrinthiques, à l’image de la peinture de Leonora Carrington choisie pour la couverture et commentée dans l’introduction p.10.
[3] Zeitlin note bien que la langue grecque n’a pas de mot pour désigner le viol, mais seulement des substituts euphémiques.
[4] Auteur de The Constraints of Desire. The Anthropology of Sex and Gender in Ancient Greece (1989).
[5] Ce qui pourrait être une source de la théorie hippocratique de l’« utérus mobile ».
[6] Zeitlin remarque l’asymétrie entre hommes et femmes se marque par le fait que les femmes ne sont pas appelées « Athéniennes » c’est-à-dire citoyennes, en citant Nicole Loraux.
[7] Comme le suggère l’Iliupersis dans le Cycle épique. Dans son second postlude à cet article, Zeitlin commente les peintures de vases qui confirment sa thèse, avec une liste des travaux sur le sujet à laquelle j’aimerais ajouter (en pensant au fameux vase à relief de Mykonos) Bild und Mythos de Luca Giuliani (2003 pour l’édition originale, publié depuis lors en anglais. On peut en lire le chapitre 3 « L’avènement des récits picturaux au VIIe siècle » dans notre traduction parue dans Gaia 20, 2017, en ligne.
[8] Esprit 197, 1993, 5-23.