Chaque livre de Robert Parker est un événement dans le champ de l’histoire des religions, et pas seulement; celui-ci ne fait pas exception. Cette monographie sur la religion en Phrygie n’est pas sans rappeler l’analyse du polythéisme athénien (Polytheism and Society at Athens, Oxford, 2005), qui, près de vingt ans plus tard, n’a pas pris une ride. Cependant, le “Parker nouveau” se caractérise par un cadre chronologique particulier, qui va, pour l’essentiel, de l’époque impériale romaine à l’émergence du christianisme[1]. La Phrygie fournit en effet un observatoire privilégié pour tracer et déchiffrer les transformations des paysages religieux. Les perspectives du livre sont donc doubles : d’une part, comprendre comment se configurent les panthéons et comment se déroulent les cultes dans cette région, d’autre part, appréhender les processus évolutifs qui travaillent “la religion”, une notion dont chacun connaît les limites et les aspérités, Parker in primis, mais qui permet de questionner le ou les système(s) religieux (p. 195) et leur inscription dans la société. Le livre se lit, d’un bout à l’autre, avec avidité, tant il est riche (en sources, en analyses, en propositions) et éclairant. C’est un modèle du genre, une sorte de synthèse entre Louis Robert et Jean-Pierre Vernant, agrémentée de questions percutantes et de commentaires mémorables, le tout dans ce style sobre et amusant qui caractérise la plume très british de Parker. On en redemande et surtout on est reconnaissant de pouvoir disposer d’une brillante monographie régionale, méthodologiquement impeccable, dont l’apport dépasse largement le cadre de la Phrygie.
L’ouvrage se compose d’une introduction, de 10 chapitres et d’un envoi final; s’y ajoutent six appendices, la bibliographie et l’index. Dans l’introduction, Parker pose le cadre et souligne la spécificité du dossier phrygien : aux IIe et IIIe siècles de n.è., les sources (surtout épigraphiques) ouvrent une fenêtre sur le monde rural, sur les préoccupations quotidiennes des familles et des individus, de celles et ceux qui sont généralement, dans les textes littéraires comme dans l’épigraphie civique, sans voix, dans l’ombre. Or, au même moment, en Phrygie, les adeptes du Christ s’implantent et ce qui devient progressivement “le christianisme” cohabite avec le polythéisme ou paganisme. De surcroît, la Phrygie romaine est le fruit de transformations antérieures; comme dans toutes les régions d’Asie Mineure, le grec est devenu la langue dominante et la culture grecque s’est surimposée aux usages ancestraux; il s’agit donc d’un terrain multiculturel stimulant en matière de dieux et de cultes. Qu’est-ce au juste que le Phrygian polytheism ? Comment le circonscrire par rapport à ses voisins ? Qui sont, pour celles et ceux qui les invoquent, les nombreux Zeus et Apollon locaux ? L’introduction aborde ces questions, ainsi que le cadre politico-institutionnel.
Celui-ci est approfondi dans le chapitre 1 (Contexts of religious life, 9-26); les villages (appartenant parfois au domaine impérial) et associations cultuelles constituent le contexte de prédilection des actes de culte, connus à travers les inscriptions en l’absence de fouilles des lieux de culte ruraux. La “religion” n’est pas absente des cités (notamment le culte impérial), mais le tableau est moins riche que pour d’autres régions (comme l’Ionie). L’appendice A (203-214) propose une mise au point sur leurs mythes de fondation. Parker signale aussi la présence de communautés juives dans certains centres urbains. La question des relations entre milieux ruraux et urbains ne peut se résoudre à travers une dichotomie tranchée, notamment en ce qui concerne l’implantation des dieux associés à une épithète panhellénique ou indigène : “in religion, the slogan ‘worlds apart’ appears too drastic” (24).
Le chapitre 2 (Priesthoods, finance, authority) se focalise sur le phénomène des prêtres de village, figures centrales dans la vie sociale et religieuse, mais “frustratingly elusive” (29). Avec les chapitres 3 et 4 (Phrygian polytheism I: The gods; Phrygian polytheism II: Differentiated powers?), on entre dans le vif du sujet et le travail de recension devient une gageure tant l’analyse est foisonnante. Parker commence par une question complexe : “Pre-Christian Phrygia was not a monotheistic society; we can all agree. But does this mean that is was polytheistic in the same sense as Greece is taken to be, a society with many gods whose functions are, in theory at least, distinct and complementary?” La réponse est nuancée : on ne retrouve assurément pas le “panthéon grec” transposé en Phrygie, ne serait-ce que parce que de nombreuses divinités y sont absentes, de même que les héros, alors que d’autres, comme Zeus, Apollon, la Mère (des dieux) dominent la scène, mais aussi parce que des appellations grecques peuvent recouvrir des réalités locales singulières. Ainsi Zeus accompagné de diverses épithètes, fonctionnelles (notamment Brontôn, “Tonnant”) et/ou topiques (Bozios à Hiérapolis ou Olumpios Kersoullos à Aizanoi) renvoie-t-il à des horizons différents, parfois combinés. Est-ce toujours le même dieu, se demande Parker ? Et l’on pourrait ajouter, comme l’a fait Giuseppina Marano dans sa thèse sur Zeus en Syrie, que signifie au juste l’élément onomastique Zeus dans ces contextes ? Même s’il concède qu’une “parade de dieux” pris un à un ne peut rendre compte de leurs dynamiques relationnelles, Parker les passe quand même en revue, y compris leurs combinaisons (Zeus Dionysos, Zeus Héraclès) et leurs sanctuaires. Au sujet des épithètes, il avance que “they are not necessarily the key to understanding a given worshipper’s conception of the god” (39), parce que le sens de l’épithète, clair pour celui qui le crée, peut devenir une simple tradition. Dans un acte de communication avec les dieux, le choix du/des nom(s) est si stratégique qu’on peut douter de l’usage de noms dépourvus de sens. De même, affirmer que les Zeus + épithète(s) sont de toute manière Zeus avec toute la panoplie de ses pouvoirs et fonctions (41) est discutable, car cela suppose une représentation unanime et universelle de Zeus. L’exposé de Parker, agrémenté d’images de stèles votives, est, quoi qu’il en soit, d’une richesse et d’une précision admirables. Il prête attention aux “ktistonymes”, ces anthroponymes fonctionnant comme épithètes des dieux, aux différentes Mères locales (en ajoutant “But surely there was only one Mother of the Gods”: 46, y compris celle qui est Tetraprosôpos, “Aux quatre visages”); il s’arrête sur les images renvoyant au corps des fidèles (main, jambe, sein) tout en notant que les épithètes du champ de la guérison sont absentes; il observe les Apollon et les Artémis, se penche sur Mèn, Dionysos, Hosios (kai) Dikaios, Hécate, Theos Hypsistos, Asclépios, Papas, etc. Il note que Zeus n’a pas d’épouse et la Mère, pas de partenaire; les configurations divines récurrentes sont rares, si ce n’est la famille apollinienne, ce qui l’amène à réfléchir sur la manière dont les pouvoirs divins sont différenciés et répartis. Parker part cependant d’un modèle grec discutable, qu’il n’explicite que p. 77: “the rationale of the Greek pantheon whereby, ideally at least, each god had its delimited and distinct sphere or mode of action”. Certes, ce modèle est “idéel”, mais il faut certainement l’assouplir et le fluidifier, puisque le propre du polythéisme réside précisément dans ces espaces de collaboration, recouvrement et proximité, qui font qu’un même champ est labouré par différents dieux (mais différemment) ou qu’un mode d’action est partagé, mais s’applique à divers contextes. En Phrygie, si les noms et les images différent, ce qui est attendu des dieux est relativement limité, à savoir une intervention en faveur (hyper) du dédicant, de sa famille, du village, de l’empereur, des plantes et des récoltes, du bétail, des animaux domestiques, des biens et des propriétés. Le domaine de la sôtèria est donc ample et relativement peu différencié; on n’observe guère d’impact du genre sur ce plan (72). Zeus est un interlocuteur privilégié, mais d’autres divinités, comme Apollon, la Mère, Mèn et d’autres, semblent offrir une large couverture. Les raisons de la sélection de l’un ou l’autre interlocuteur divin par les dédicants restent donc obscures : “we cannot reach that micro-historical level” (74). Si Zeus est omni-compétent et les autres dieux, multi-compétents, comment les agents humains s’orientaient-ils dans leurs choix ? Le double maillage “indigène” et grec est-il responsable d’une sorte de redondance dans l’offre ? La réponse de Parker – “we are largely in the dark” – sonne comme une invitation à poursuivre l’exploration des polythéismes antiques.
Le très bref chapitre 5 (Heavenly and imperial gods) est suivi par l’analyse approfondie du sanctuaire d’Apollon Lairbenos, qui abritait aussi Léto, l’un des plus remarquable de la région, riche en stèles de consécration et de confession (Consecrations and confessions at the sanctuary of Apollo Lairbenos). En position extra-urbaine, ce n’est pas pour autant un sanctuaire rural. Parker s’arrête sur les inscriptions et les rituels (transferts de propriété au dieu, récits d’expériences de sa puissance, après une faute, et punition), ainsi que sur le statut des usagers du sanctuaire.
Le chapitre 7 traite de la place des dieux dans la sphère funéraire (Phrygian gods and death). En l’absence de témoignages littéraires sur les conceptions de l’au-delà dans cette région, les inscriptions et les images s’avèrent décisives : stèles représentant une porte, des animaux et des objets sont autant d’éléments d’un code pour apprivoiser ce moment terrible qu’est la mort. Les dieux sont peu présents dans ce domaine, si ce n’est dans un surprenant corpus de soixante-dix monuments associant un humain décédé et un dieu, généralement Zeus Brontôn, dans une démarche à la fois commémorative et votive.
Le chapitre 8 (Christianity and paganism in Phrygia) examine le succès de la nouvelle religion en Phrygie, tout en soulevant des questions sur l’ancienne; si les besoins des hommes restent les mêmes, pourquoi changer ? Pourquoi adopter non pas une nouvelle croyance, mais une croyance pour la première fois, comme le note judicieusement Parker (118) ? Il retrace les événements (passages de Paul en Phrygie et Galatie), les traces (monument de Gaios d’Euméneia), les récits (martyrs entre autres); il s’arrête sur le Montanisme et constate l’essor sensible du christianisme au IIIe siècle. Que deviennent les dieux du polythéisme ? Ils sont encore attestés, y compris sur le monnayage civique, leurs sanctuaires ruraux perdurent jusqu’au IVe siècle, mais le culte impérial, lui, disparaît peu après 260, alors que les empereurs sont païens ! Parker examine neuf facteurs qui ont pu favoriser le succès du christianisme. C’est un passage méthodologiquement exemplaire, qui aide à comprendre tout ce qui rapproche et différencie les deux propositions “théologiques”. Avec le IVe siècle, les traces écrites du paganisme se raréfient, mais Parker s’arrête sur le monument funéraire d’Epitynchanos, un grand-prêtre, honoré par les dieux immortels, en 313/4. Pour le Ve siècle, un passage de Damascius est relatif au temple d’Apollon d’Hiérapolis et à son passage souterrain encombré de fumées toxiques, dont le philosophe serait sorti sain et sauf (“a form of late antique Russian roulette for philosophers”: 151).
Le chapitre 9 (Retrospect) pose succinctement la délicate question de l’arrière-plan hittite (“‘Begin from the beginning’ has never been a good principle in the study of religion”: 163). La matière est complexe et incertaine; Parker avance prudemment, par exemple sur l’origine de Mèn ou les prédécesseurs de Zeus.
Le 10e et dernier chapitre (The masked ball: Interpretatio and its effects) revient sur un enjeu majeur: l’interpretatio. Comme dans un bal masqué, s’agit-il de voir qui se cache sous le déguisement de Zeus ou d’Apollon ? Absolument pas, revendique Parker. La démarche que les modernes appellent interpretatio consistait pour les Anciens à effacer les distinctions et à universaliser le divin[2]. Est-ce la bonne ou la seule clé de lecture ? Il ne s’agit pas tant d’effacer les différences que de trouver un ou des points de convergence (fonction, image, nom, statut) et non pas d’universaliser, mais de s’approprier localement un référent extérieur, source de prestige. On le rejoindra en revanche sur l’idée que ce qui est central, c’est l’action divine : les dieux sont des puissances, que l’on invoque pour qu’elles agissent. Le nom peut être un indice de l’action, mais pas toujours ou pas précisément. Ainsi le Zeus Phrygien est-il aussi un dieu guérisseur, ce qui n’est pas usuel en Grèce. Parker parle, à ce sujet, de l’”impérialisme de Zeus”. Le cas de Poséidon et de son implantation en Phrygie montre la dimension empirique de l’interpretatio. La Grèce, prise dans son ensemble, disposait, souligne Parker, d’un stock de divinités bien plus étendu (p. 190) que la Phrygie, mais si on réduit le champ d’observation à une cité, à une circonscription, à un sanctuaire, on s’aperçoit qu’en Grèce aussi prévalait fréquemment une sorte de small polytheism, avec un nombre restreint d’entités divines et d’épithètes. Parce que chaque contexte est particulier, “the best that can be done with such a hybrid religion (…) is to describe in detail the data as one finds them”. Cette approche pragmatique est pour tous les historiens des religions un mantra.
L’”Envoi” final part du panthéon grec pour revenir sur les spécificités de la religion phrygienne comme système, avec un dieu très puissant à son sommet. Il y a donc polythéisme et polythéisme, et l’exploration des cultes ruraux de Phrygie enrichit considérablement notre compréhension des diverses façons dont la pluralité peut habiter le monde des dieux dans leurs relations aux hommes. Loin d’être monolithique, la Phrygie romaine, entre campagnes et villes, avec ses communautés de Juifs et de chrétiens, donne à voir un paysage religieux complexe que Parker a magnifiquement mis en lumière.
Notes
[1] Dans la Préface (IX), Parker précise qu’il n’a pas pu tenir compte de deux volumes parus alors que son manuscrit était achevé : G.F. Chiai, Phrygien und seine Götter: Historie und Religionsgeschichte einer anatolischen Region von der Zeit der Hethiter bis zur Ausbreitung des Christentums, Rahden, 2020, et P. Thonemann, The lives of ancient villages: rural society in Roman Anatolia. Greek culture in the Roman world, Cambridge/New York, 2022 (https://bmcr.brynmawr.edu/2023/2023.11.22/). Il attendait aussi la parution du volume du regretté Stephen Mitchell, paru en 2023: The Christians of Phrygia from Rome to the Turkish conquest (Leiden/Boston).
[2] On retrouve le même argumentaire dans R. Parker, Greek Gods Abroad. Names, Natures, and Transformations, Oakland, University of California Press, 2017.