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Ce livre, qui regroupe les contributions d’au moins trois grands spécialistes de Polybe, est le fruit d’un colloque qui n’eut pas lieu du fait de la pandémie de Covid-19, comme le rappelle Filippo Battistoni, le directeur du volume, dans une brève introduction. Il porte l’ambition d’offrir des conclusions nouvelles, à la fois sur Polybe en tant qu’auteur mais aussi en tant que personnage historique. Le volume est présenté comme étant donc naturellement divisé en deux parties, une première sur les Histoires, une seconde sur Polybe. Cette distinction peut apparaître quelque peu artificielle, dans la mesure où il est parfois difficile de séparer l’homme de l’auteur, ce que l’on peut nettement constater à la lecture des deux chapitres qui clôturent l’ouvrage, la seule contribution strictement consacrée au personnage historique étant celle d’Andrea Raggi.
Les deux premiers chapitres ont été conçus d’une façon relativement peu commune pour un ouvrage collectif. Les contributions de Roberto Nicolai et Leone Porciani doivent en fait être abordées ensemble, puisqu’elles concernent toutes deux le discours d’Agélaos de Naupacte rapporté par Polybe (V, 104) ainsi que le problème (ou le non problème) de la fiabilité des historiens antiques à ce propos, plus largement celui de la continuité ou de la discontinuité historiographique, et que la seconde est une discussion de la première. Nicolai souhaite d’emblée écarter un débat lui semblant stérile, en ne cherchant pas à déterminer si ce discours constitue une invention polybienne ou s’il reflète bien la pensée de celui censé l’avoir prononcé, mais en se demandant plutôt “quale funzione lo storico attribuisce a quel discorso”. Il n’y aurait de toute façon pas de réponse à ce que Nicolai qualifie de “domanda sbagliata”, et ce dernier montre qu’il est quoi qu’il en soit impossible de déterminer si l’inspiration isocratéenne du discours provient d’Agélaos ou de Polybe. Or, si cette question ne peut recevoir de réponse satisfaisante et définitive, il est pour Porciani erroné de la qualifier de “sbagliata” par principe; cela reviendrait à nier d’emblée la véracité de tout discours historiographique. L’auteur de la discussion explique cette divergence méthodologique par une appréciation diverse de la notion de vérité dans les textes antiques, qu’on la comprenne comme une simple honnêteté intellectuelle empêchant de tordre totalement le sens d’un discours, ou comme une véritable vérification d’objectivité, cette dernière appréciation pouvant être selon lui partagée par les Anciens, comme le montre la critique de Timée de Tauroménion par Polybe au livre XII, mais aussi, dans une certaine mesure, la pratique sélective et explicitée du Mégalopolitain lorsqu’il rapporte des discours. C’est donc naturellement que Porciani préfère demander pourquoi Polybe a choisi le discours d’Agélaos plutôt que d’autres afin, justement, de mettre en lumière cette méthode de sélection qu’il considère comme étant le cœur de “l’operazione storica”.
C’est encore de vrai mais aussi et surtout de faux, également de la contradiction entre la déontologie historique de Polybe et d’une éthique imposant de se montrer favorable aux amis et hostile aux ennemis dont s’occupe John Thornton, qui examine tour à tour plusieurs passages des Histoires dans lesquels l’auteur est suspecté d’avoir fait primer l’éthique sur la déontologie. Il s’agit principalement de la consolidation du pouvoir de Nabis (XII, 6-8), de la traversée des Alpes par Annibal (III, 47-48), d’une anecdote relative à l’hivernage du même personnage en Padanie (III, 78, 1-4), de la réaction du sénat à l’annonce de la prise de Sagonte (III, 20, 3-5), de la rumeur selon laquelle les Carthaginois auraient envisagé l’anthropophagie au cours de la préparation de leur expédition en Italie (IX, 24, 4-7), de l’épisode du retrait des eaux devant Carthagène (X, 8-14), enfin d’un certain nombre de textes relatifs à Philippe V. Thornton montre pour chacune des distorsions dont est suspecté Polybe qu’il existe un mobile, qu’il s’agisse du contexte péloponnésien ou de ses amitiés romaines. La question de Carthagène appelle toutefois une remarque. En effet, l’auteur semble conclure que Polybe a déformé la réalité en présentant Scipion comme un personnage rationnel se prétendant aidé par les dieux afin de consolider son autorité sur son armée. Or et même s’il s’agit effectivement d’un portrait correspondant parfaitement à l’idéal d’homme pragmatique de Polybe, il est dans ce cas difficile de faire l’économie d’une démonstration même succincte de la déformation dont le Mégalopolitain se serait rendu coupable.
Dans sa contribution, Marie-Rose Guelfucci souhaite revenir sur les rapports entre l’anacyclose et la longévité de la constitution “mixte” (les guillemets sont de l’auteure) des Romains d’une part, et la résilience, thème originel de la rencontre, d’autre part. Elle replace ces deux idées dans la perspective des objectifs que s’est fixés Polybe: montrer comment Rome a acquis son autorité sur la quasi-totalité du monde connu, la manière dont les Romains ont exercé cette autorité et la façon dont cette exercice a été perçue, enfin la possibilité pour les destinataires de l’œuvre d’adopter ou de rejeter cet exemple. Ce serait afin de servir ce dernier objectif que Polybe aurait proposé son anacyclose, différente de celle des philosophes car elle devait servir à la morale mais aussi à l’action, comme une sorte de modèle mental, un outil permettant aux destinataires de l’œuvre de comprendre la manière dont se construisent les gouvernements humains.
Giuseppe Zecchini revient quant à lui sur une notion que l’on aurait plus de difficultés à qualifier de théorie polybienne, la translatio imperii, puisqu’elle n’est jamais réellement explicitée sous un vocable similaire par Polybe. L’œuvre du Mégalopolitain contient des listes d’empires successifs en apparence contradictoires (I, 2, 1: Perse, Sparte, Macédoine, Rome; XXIX, 21: Perse, Macédoine, Rome; XXXVIII: Athènes, Sparte, Thèbes, Macédoine), celle du livre I étant selon l’opinion commune reprise par Zecchini une fusion des deux autres. La liste ainsi créée contient des omissions, que l’auteur entend comprendre. Le Proche Orient en est exclu, car la perspective de Polybe est occidentale et que la triade Assyriens–Mèdes–Perses ne pouvait illustrer que l’histoire de l’Asie et de la Méditerranée orientale. L’interprétation de l’auteur est peut-être moins convaincante lorsqu’il s’agit d’expliquer l’omission de Carthage dans la translatio imperii polybienne: il l’aurait fait à contrecœur (“quell’assenza gli pesa”), considérant que la lutte entre Rome et Carthage relevait d’une sorte de translatio régionale dont il suffisait de mentionner le vainqueur. La question de la présence de Sparte et l’omission d’Athènes et Thèbes est abordée avec une perspective nouvelle: alors qu’elle est souvent considérée comme le résultat d’un mélange indu, presque d’un choix hasardeux, Zecchini avance l’idée qu’elle serait le résultat du “patriottismo” de Polybe. Selon la démonstration du contributeur, il est logique que le choix du Mégalopolitain se soit porté sur Sparte, notamment pour des raisons qu’il qualifie de localisme ou de son jugement négatif sur la constitution athénienne. Zecchini montre qu’il s’agissait également d’un choix raisonnable du point de vue de Polybe, Sparte ayant selon lui exercé une hégémonie courte mais incontestée, jusqu’à la bataille de Cnide en 394. L’auteur conclu que c’est pour une raison similaire que Polybe ajouta Sparte à la liste des empires, et Philopœmen à celle des grands capitaines, qu’il qualifie d’“ingenua utopia dei vinti”: obtenir de la classe dirigeante romaine qu’elle accorde un rôle privilégié aux Grecs parmi les peuples soumis.
Álvaro M. Moreno Leoni se penche sur le cas de la métonomasie Mantinée–Antigonée: alors que ce changement de nom était intervenu à partir de 223, après que la cité fut détruite et sa population pour partie exécutée, pour partie mise à l’encan par l’armée achéenne sous la conduite d’Aratos selon Plutarque (Aratos, 45, 4-6), Polybe persiste à utiliser le nom de Mantinée et, surtout, n’utilise jamais celui d’Antigonée. Moreno Leoni s’attache à rejeter les deux explications généralement avancées pour expliquer le choix du Mégalopolitain, qu’il s’agisse d’une attitude le conduisant à préférer utiliser le nom le plus antique, ou d’une certaine honte à rappeler une action achéenne peu honorable. Il montre que la refondation de Mantinée en Antigonée fut en réalité bien plus tardive que ne peut le laisser entendre le passage de Plutarque – il n’existe aucune attestation du nom d’Antigonée avant la fin de la décennie 190 – et situe cette dernière entre 205 et 201. C’est donc à raison que Polybe aurait continué à utiliser le nom de Mantinée.
La contribution d’Andrea Raggi est en fait la seule concernant strictement Polybe en tant que personnage historique, puisqu’elle se fonde sur un célèbre passage de Pausanias décrivant une stèle commémorative de Polybe installée à Mégalopolis et le texte qu’elle porte, et plus particulièrement une formule de ce texte: σύμμαχος Ῥωμαίων. Raggi montre que des particuliers pouvaient être inscrits sur une liste des socii et amici populi Romani, peut-être dès la fin du IIIe siècle, plus sûrement au début du IIe (Tite-Live, XLIV, 16, 4-7), et émet donc l’hypothèse convaincante que la formule σύμμαχος Ῥωμαίων soit une référence explicite à l’inscription formelle par le sénat de Polybe parmi les amici populi Romani.
Dans l’avant-dernier chapitre du volume, Domitilla Campanile souhaite mettre en relation l’histoire de la Galate Chiomara avec le Livre de Judith. C’est Polybe qui, le premier, rapporte le récit de Chiomara, prisonnière de l’armée de Vulso en 189, violée par le centurion en ayant la garde puis le faisant décapiter par son entourage au moment où elle était rançonnée. Le texte de Polybe étant perdu, il faut en la matière se fier à Tite-Live (XXXVIII, 24) ainsi qu’à Plutarque (De mulierum virtutibus¸ 22) qui fournit le nom de la captive (elle est parfois qualifiée d’otage par Campanile, mais il s’agit plutôt d’une captive) et révèle sa rencontre à Sardes avec Polybe, qui aurait donc eu accès à un témoignage de première main, vraisemblablement autour des années 180-170. Pour l’auteure de cette contribution, il est clair que l’histoire (authentique) de Chiomara inspire en partie celle (fictionnelle) de Judith, qui serait postérieure d’un demi-siècle. Il faut pourtant dire qu’à la liste de ressemblances dressée par Campanile, on pourrait en opposer une de divergences: Chiomara est une captive, Judith se rend volontairement au camp ennemi; Chiomara est violée, Judith ne subit pas de violence au cours de sa captivité; enfin, la première fait décapiter par les siens un centurion romain parce qu’il l’a violée, tandis que la seconde décapite elle-même le commandant ennemi parce que son armée menace sa cité, la tête étant dans les deux cas conservée comme trophée. Il semble donc possible d’affirmer qu’une de ces histoires (Chiomara) a pu en partie servir de modèle à l’autre (Judith), mais il est difficile de croire qu’il s’agisse d’un modèle unique, comme l’auteure semble le reconnaitre en conclusion.
Enfin, dans le dernier chapitre du volume, Carlo Franco s’occupe de la réception de Polybe et de son œuvre dans l’Italie de la première moitié du XIXe siècle. Après avoir dressé le tableau d’un monde savant divisé entre polibiolatria et lectures plus critiques, déjà agité par la question “Polybe est-il notre collègue ?” dont on a pu voir qu’elle était toujours d’actualité, l’auteur de cette contribution s’emploie à mettre en lumière les utilisations politiques de l’œuvre du Mégalopolitain dans l’entre-deux-guerres. Déjà cité par Mussolini en 1926, on y eut largement recours dans l’Italie fasciste sur le mode de l’analogie, surtout à propos des guerres puniques, la seconde guerre mondiale étant même qualifiée de quatrième guerre punique en 1942, le Royaume-Uni étant vu la nouvelle Carthage. Franco montre de quelle manière Polybe se trouvait mis au service du projet impérial mussolinien, que ce soit dans le discours politique, dans le milieu académique ou dans l’enseignement. Ce ne fut pas un mouvement unanime du point de vue scientifique et certains savants comme Gaetano De Sanctis ou son élève Piero Treves prirent le parti inverse.
En définitive, le bref volume dirigé par Filippo Battistoni a la vertu de contenir des contributions présentant des conclusions novatrices et solidement documentées (en particulier celles d’Andrea Raggi et d’Álvaro M. Moreno Leoni) ainsi que d’importantes synthèses (contributions de Carlo Franco ou de Marie-Rose Guelfucci, qui est l’une des dernières de cette savante aujourd’hui décédée relative à l’anacyclose chez Polybe). Aussi, on ne peut que recommander aux étudiants la lecture croisée de la contribution de Roberto Nicolai et de la discussion de Leone Porciani, non pas tant pour le détail du dossier du discours d’Agélaos de Naupacte mais surtout afin d’appréhender un exemple vivant du débat entre continuité et discontinuité.
Sur le plan formel, le volume est soigné et ne contient que de rares coquilles.[1] On peut toutefois regretter l’absence d’un index et la faible harmonisation des contributions en matière de citation des sources. Les références sont indifféremment données avant, après, en note ou entre parenthèses. Certains contributeurs fournissent texte et traduction, d’autres seulement le texte, d’autres encore la traduction uniquement. Enfin, on ne comprend pas pour quelle raison la section de la bibliographie consacrée aux éditions et traductions d’autres auteurs (i.e., autres que Polybe) ne contient que des textes d’Aristote, Hérodote, et Platon, alors que bien d’autres sont utilisés.
Authors and Titles
- I tempi e l’opera di Polibio: resilienza dalla storia alla storiografia, Filippo Battistoni
- Nubi da Occidente: Agelao di Naupatto tra Isocrate e Polibio, Roberto Nicolai
- Nubi da Occidente: Agelao di Naupatto tra Isocrate e Polibio. Discussione, Leone Porciani
- False notizie, aneddoti pittoreschi, interventi soprannaturali e calunnie nelle Storie di Polibio, John Thornton
- Résilience, dégénérescence et ἀντίπλοια: l’anacyclose comme modèle mental, Marie-Rose Guelfucci
- La translatio imperii in Polibio, Giuseppe Zecchini
- El final de Mantinea y la fundación de Antigonea. ¿Resiliencia historiográfica en Polibio?, Álvaro M. Moreno Leoni
- Polibio amicus populi romani?, Andrea Raggi
- Polibio, Chiomara e Giuditta, Domitilla Campanile
- Polibio in Italia, tra storicismo e fascismo, Carlo Franco
Notes
[1] Un accent grave manquant à “dèi” p. 53, n. 47; une espace manquante entre “in” et “iniziale” p. 132, n. 3; “ma” au lieu de “mais” dans une citation en français p. 139.