BMCR 2024.10.15

The Iliad: honour and glory in Wilios

, , The Iliad: honour and glory in Wilios. Athens: Akritas, 2022. Pp. 112. ISBN 9786188420298.

Le titre et la couverture du livre évoquant les combats de l’Iliade (deux peintures de vases, l’un d’époque mycénienne, celle de la guerre de Troie, l’autre de 800 à 700 av. n. è., celle à peu près contemporaine du poète), attirent d’emblée. Sous le nom de Prolegomena, la préface explique l’objectif du livre: reconstituer le poème d’origine de l’Iliade tel que le définissait Walter Leaf en 1892, qu’il appelait ‘The Mênis’ (“La Colère”) et dont l’honneur et la gloire étaient les thèmes essentiels, d’où Honour and Glory du titre du livre.

On lit ensuite “The Iliad: Honour and Glory in Wilios”, soit l’Iliade la plus ancienne selon ce que les deux auteurs ont retenu de Leaf, mise en anglais en 37 pages, gain considérable par rapport aux 24 chants de la vulgate que nous connaissions[1] ! Il m’est difficile de juger de la valeur poétique de ce texte, n’étant pas native English speaking. Mais c’est une version poétique, séduisante, de l’Iliade que les deux auteurs, grecs tous deux[2], ont en vue. À la version traditionnelle du proème que nous connaissons, celle de la Vulgate, Kouroupis et Tsiplakos substituent celle d’Apellicon de Téos citée dans l’apparat critique de Leaf [3] et traduisent:

I sing of the Muses and Apollo of the silver bow.

I sing of the time when the son of Atreus, lord of men,

and noble Achilles first found themselves divided by rivalry and discord,

rejoignant alors le texte traditionnel.

Une troisième partie, intitulée Epilegomena, réfléchit sur la manière dont l’Iliade a pu évoluer et se développer à partir de la Mênis originelle, sous l’influence des poètes épiques (ἀοιδοί), puis des Homérides, en liaison étroite avec Chios, puis avec les cités ioniennes d’Asie mineure. Thamyris dans l’Iliade mais surtout Démodokos dans l’Odyssée sont considérés à juste titre comme des modèles des aèdes (p.49-51), le modèle d’inspiration psychologique faisant passer des hallucinations auditives d’un hémisphère du cerveau à l’autre (p.48) me paraissant hors de propos, ou en tout cas anachronique. Les aèdes homériques sont inséparables de la phorminx avec laquelle ils accompagnent leur chant, et les pages qui lui sont consacrées sont bienvenues, entraînant une brève analyse de l’hexamètre dactylique, le vers de l’épopée et des remarques sur les performances aédiques, puis rhapsodiques (les aèdes étant des composer-performers, les rhapsodes des reciters) et sur leur évolution vers le théâtre avec l’addition de trois cordes supplémentaires pour la lyre et l’introduction de la lyrique attribuées à Terpandre. Qu’entend-on par le “chant” de l’aède ? Les auteurs pensent à une forme de monodie, sans mélodie mais avec des éléments de rythme, durée et hauteur, l’accompagnement à la phorminx faisant partie de la composition. Le résultat était plus proche de l’incantation que du chant au sens moderne, mais était propre à l’entraînement du public, à son implication intime.

Un court chapitre (5 pages) est ensuite consacré aux études homériques savantes (nous n’avons pas de mot français pour mieux traduire Homeric Scholarship) à partir d’Aristarque jusqu’à From Hittite to Homer de Mary Bachvarova (2016), dans un ordre assez déroutant: Giese 1837, Kretschmer 1894, Stawell 1909, on admet facilement la remontée à Benjamin Constant conçu comme précurseur de Leaf, mais pourquoi les Prolegomena de Wolf (1795) interviennent-ils si tard comme le fondement des théories séparatistes? Sont cités ensuite Fick 1896, Bechtel 1908, puis Bentley 1740 pour la découverte du digamma, important pour le nom archaïque de Troie (Ϝ)ιλιος (p.68-9): l’enchaînement des idées, de cet apport à celui des séparatistes, ne m’est pas apparu clairement. Le paragraphe suivant, qui cite Carl Robert 1901 et Martin Nilsson 1933 pour faire remonter le mythe d’Achille à la fin de l’époque mycénienne, puis Cauer 1909 pour son insistance sur ses origines thessaliennes ne peut rendre compte de la Mênis de Leaf en 1892, si Hermann 1832 et Grote 1846 sont plus plausibles: les ouvrages postérieurs montrent en fait que ces idées étaient “dans l’air” au tournant du dix-neuvième au vingtième siècle.

Un dernier chapitre intitulé malicieusement “Prequel à Homère. Une interprétation diégétique”, revoit l’histoire égéenne à la lumière de la chronologie des archéologues: de 2000 à 1200 av. n. è., période minoenne moyenne en Crète[4], helladique moyen en Grèce, Troie V-VI en Anatolie et dynasties XII-XIII en Égypte, Ératosthène situant la chute de Troie en 1194-84, la chute de Cnossos et de Mycènes ayant eu lieu vers 1200 av. n. è., tenant compte de la succession des grandes catastrophes naturelles: déluge de la Mer noire vers 5600 av. n. è., éruption volcanique de Santorin vers 1630, déluge de Deucalion vers 1500-1400…: on conclut à la prospérité culturelle, économique et commerciale de la Méditerranée à la période néolithique et à l’âge du bronze que prouvent les fouilles de Marinatos à Akrotiri (Santorin). Les auteurs assimilent les peuples de cet heureux temps aux Pélasges déjà mentionnés chez Homère, et enchaînent sur la difficile question des diverses appellations homériques des Grecs chez Homère, Danaens, Argiens, Achéens en mêlant les explications généalogiques et mythologiques avec les données linguistiques et archéologiques, par exemple p.82-91 sur les Achéens: identifiés aux Ahhiyawā mentionnés en Anatolie dans la correspondance royale des Hittites, il auraient eu leur siège à Ialysos de Rhodes selon Cassola, ou à Thèbes en Béotie selon Latacz et auraient fait alliance avec Pélops, venu de Lydie, de la Mer noire ou de Phrygie, pour dominer une grande partie du Péloponnèse, tandis que Dardanos et ses descendants (Laomédon étant contemporain de Pélops) s’établissaient en Troade. La langue de ces Achéens, d’après les tablettes mycéniennes en linéaire B, était du grec[5], apparenté à l’arcado-cypriote[6]. Les deux dernières pages jettent le trouble sur la chronologie, suggérant que la chute de la culture mycénienne pourrait avoir eu lieu au IXe-VIIIe s. av. n. è., en s’appuyant d’abord sur Adolf Furtwängler, honorable helléniste qui a vécu de 1853 à 1907 selon Wikipédia…, mais aussi sur The Dark Age of Greece de Velikovsky (2010-2017), sans en dégager quelque hypothèse que ce soit sur l’époque de la guerre de Troie ni sur celle de la composition de l’Iliade. Sur la controverse effectivement ouverte par Velikovsky, je conseille de lire l’article “Ancient History in Chaos: Velikovsky’s Chronological Reconstruction”[7].

En annexe, on trouve les références des passages sélectionnés par les auteurs pour leur Iliade, des cartes, les (courtes) biographies des auteurs et de Leaf, et trois pages et demie de réflexion sur les dangers d’une identification telle que Mycènes et mycénien.

L’Iliade: honneur et gloire à Wilios pourra séduire des lecteurs, mais ce n’est pas une introduction à l’Iliade ni à Homère comme je l’avais cru en demandant le livre: le va-et-vient sans ordre raisonné entre les représentations du XIXe siècle entourant l’œuvre de Leaf et celles de notre temps peut difficilement servir de guide dans la Question homérique telle qu’elle se présente actuellement. Le “grand public” visé par cette édition sera peut-être attiré par la présentation matérielle du livre et par la considérable économie de temps que permettra cette version courte de l’Iliade [8].

 

Notes

[1] Rappelons que Leaf est lui-même l’auteur d’une grande édition commentée de l’Iliade en deux gros volumes (publiée à Londres en 1900-1902, rééditée par Hakkert à Amsterdam en 1960) pour laquelle il reprend dans ses Prolegomena sa thèse d’une Mênis première augmentée par des expansions diverses qu’il classe en trois étapes successives. Il édite et commente cependant l’Iliade telle que la tradition nous l’a transmise. Son édition commentée de l’Iliade n’est d’ailleurs pas signalée dans la courte biographie que les auteurs consacrent à Walter Leaf p.100 à la suite de leurs deux bios. Leaf justifie pourtant l’importance qu’il attachait à la vulgate dans ses Prolegomena à son édition de l’Iliade, p. xix du tome I, en posant l’existence d’une “ copie officielle ” d’origine athénienne.

[2] Selon la quatrième de couverture et les biographies de la page 99, l’aîné, G. Kouroupis, a étudié la littérature classique à Yale dans les années 70 avec Eric Havelock et Erich Segal; il vit au Japon; le cadet, I. Tsiplakos est traducteur en grec moderne. Aucun des deux n’a apparemment de relation avec l’université ni avec l’enseignement. Le livre semble avoir été publié en grec sous le titre Η ΙΛΙΑΔΑ. ΤΙΜΗ ΚΑΙ ΔΟΞΑ ΣΤΟ ϜΙΛΙΟΝ.

[3] P. 1, renvoyant à leur traduction du proème, p.9. Le texte de l’apparat de Leaf est le suivant: “ἡ δὲ δοκοῦσα ἀρχαία Ἰλιάς, ἡ λεγομένη Ἀπελλικῶντος (ἀπ᾽ ἐλικῶνος MS corr. Nauck), προοίμιον ἔχει τοῦτο· Μούσας ἀείδω καὶ Ἀπόλλωνα κλυτότοξον, ὡς καὶ Νικάνωρ μέμνηται καὶ Κράτης ἐν τοῖς διορθωτικοῖς· Ἀριστόξενος δ᾽ ἐν α᾽ Πραξιδαμαντίων φησὶ κατά τινας ἔχειν Ἔσπετε νῦν μοι, Μοῦσαι, Ὀλύμπια δώματ᾽ ἔχουσαι, ὅππως δὴ μῆνις τε χόλος θ᾽ ἕλε Πηλείωνα, Λητοῦς τ᾽ ἀγλαὸν υἱόν· ὁ γὰρ βασιλῆί χολωθείς, Osann, Anec. Romanum p.5.” Voir le commentaire de Kirk à Il. 1.1, p.52: “According to Nicanor and Crates as cited by Anecdotum Romanum (I, p.3 Erbse), the bibliophile Apellicon owned a text with a single-verse proem, Μούσας ἀείδω καὶ Ἀπόλλωνα κλυτότοξον, whereas Aristoxenus claimed that some texts had these three verses in place of 1-9:

ἔσπετε νῦν μοι, Μοῦσαι, Ὀλύμπια δώματ᾽ ἔχουσαι
ὅππως δὴ μῆνις τε χόλος θ᾽ ἕλε Πηλείωνα
Λητοῦς τ᾽ ἀγλαὸν υἱόν· ὁ γὰρ βασιλῆί χολωθεὶς ”

De la confrontation entre la note de Kirk, le texte de Leaf, celui de Erbse et le texte de K-T, on peut déduire que Kouroupis et Tsiplakos ont traduit le vers unique donné par Apellicon, puis enchaîné sans le préciser sur les trois vers donnés par Aristoxène. Je ne peux guère juger si leur proème est plus poétique que celui auquel nous sommes habitués, mais ὅππως δὴ μῆνις τε χόλος θ᾽ donné par Aristoxène me semble moins fort que l’attaque par Μῆνιν ἄειδε, θεά pour exprimer l’idée à laquelle Leaf tenait, de la μῆνις d’Achille comme noyau principal de l’Iliade. Voir aussi Tomasso (Rhapsodi Receptions of Homer in Multiform Proems of the Iliad, AJP 137, 2016: 391) sur l’emploi de μῆνις τε χόλος θ᾽ dans le texte d’Aristoxène.

[4] Pourquoi ne pas mentionner l’âge minoen ancien?

[5] Il me semble que le déchiffrement qui l’a démontré, dû à Ventris et Chadwick n’est pas mentionné, voir J. Chadwick, Le déchiffrement du linéaire B, publié en 1972 par Gallimard dans la Bibliothèque des histoires.

[6] La présentation des auteurs surprend: “ This bolsters our thesis that the Achaeans spoke in the Arcadian dialect. ” (p.88). Il y a en fait des éléments communs entre linéraire B et arcado-cypriote davantage qu’avec d’autres dialectes grecs, mais ce n’est en aucun cas de l’arcadien, attesté bien plus récemment, voir la notice “ Arcado-Cypriot Dialect ” signée par Albio Cesare Cassio dans l’Oxford Classical Dictionary, en ligne: 10.1093/acrefore/9780199381135.013.8292

[7] New Blackfriars, 1985: https://www.jstor.org/stable/43247679

[8] On relève quelques négligences peu excusables pour des Grecs: Bryseîs pour Briseïs p.3, ἀοιδό pour ἀοιδή p.44, χοριγός p.51, Xenephon p.59, Pelos pour Pelops p.80. Dans le style des auteurs, outre ces fautes de frappe qu’une relecture attentive aurait dû corriger, je suis choquée par la fréquence des “We believe”, “we assume”, “we postulate”, par exemple p.80, 81, 84, voir aussi “our thesis” p.88 dans les passage cité ci-dessus n. 5, sans références précises aux chercheurs qui sont les véritables responsables de ces idées.