Dans ce gros volume de 656 pages, Muriel Debié présente un très riche dossier de témoignages sur Alexandre, comprenant à la fois des textes traduits du grec et de l’arabe et des écrits originaux en langue syriaque. L’ouvrage comporte trois parties, correspondant très exactement à ses trois sous-titres et à trois types de représentation d’Alexandre, en roi conquérant (“maître des lieu”), en souverain philosophe (“maître des savoirs”) et en figure-pivot dans la chronologie du monde (“maître des temps”).
La première partie (“Alexandre aux confins du monde oriental”) traite presque exclusivement du Roman d’Alexandre et de sa diffusion dans le monde syriaque. Une première section propose la traduction d’extraits de la version syriaque du Roman: un bref passage du livre I, évoquant la naissance et l’éducation d’Alexandre, et l’intégralité du livre III, consacré aux aventures orientales d’Alexandre et au récit de ses derniers jours. Une deuxième section, intitulée “Le voyage du Roman d’Alexandre”, est consacrée à la complexe tradition textuelle du Roman d’Alexandre: après avoir rappelé succinctement l’histoire des rédactions grecques et des premières traductions (latine et arménienne), Debié y présente les particularités de la version syriaque, sans doute réalisée, avant la fin du VIe siècle, à partir d’un original en langue grecque (la recension perdue * δ).
Traitant d’un matériau plus composite, la deuxième partie, “Alexandre le roi philosophe et maître des savoirs”, comporte sept chapitres: le chapitre 1 est consacré à “La sagesse du jeune Alexandre”, le chapitre 2 à la rencontre d’Alexandre avec “les philosophes indiens”; le chapitre 3 (“Les sentences philosophiques”) évoque la présence d’Alexandre dans la tradition gnomique, le chapitre 4 (“Les derniers jours d’Alexandre”) les sentences funèbres prononcées par les philosophes sur le cercueil du conquérant – séquence inconnue du grec, mais particulièrement prisée dans la tradition arabe et persane; le chapitre 5 traite des “exempla rhétoriques”, le chapitre 6 du traité pseudo-aristotélicien Sur l’univers, dont la version syriaque comporte une introduction en forme de lettre d’Aristote à Alexandre; le chapitre 7 (“Alexandre, le maître des savoirs”) évoque la place faite à la figure d’Alexandre dans les ouvrages d’astronomie, de numérologie, d’alchimie, de magie.
Dans la troisième partie (“Alexandre aux confins des temps”), un premier chapitre, (“Alexandre et la chronologie du monde”) rappelle le rôle dévolu à Alexandre dans le livre de Daniel, le 1er livre des Maccabées et les Antiquités juives de Flavius Josèphe, et la fonction de pivot attribuée à son règne dans l’histoire de la succession des empires mondiaux. Le chapitre 2 (“Alexandre dans les chroniques”) étudie les développements réservés à Alexandre dans les chroniques chrétiennes. Les chapitres 3 (“Alexandre prophète et roi”) et 4 (“Alexandre et les conquêtes arabo-musulmanes”) traitent de textes qui, à la différence de ceux précédemment évoqués, sont des productions syriaques totalement originales: il s’agit de récits de tonalité apocalyptique, datant pour l’essentiel de la période des guerres romano-perses (VIe s.) et des conquêtes arabo-musulmanes (1re moitié VIIe s.). Long de plus de 200 pages, le chapitre 3 est consacré à trois récits dérivant d’une source commune (perdue), l’Histoire d’Alexandre syriaque: la version de l’Histoire insérée dans la Chronique de Zuqnin jusqu’en 775; le Mimro sur Alexandre et l’Exploit d’Alexandre. Il y est question des pérégrinations d’Alexandre en quête des secrets de l’univers, de la porte derrière laquelle il enferme les peuples du Nord (Gog et Magog) et de sa guerre contre un roi de Perse dont le nom varie d’un texte à l’autre. Si ces trois récits ont subi l’influence du Roman d’Alexandre, ils ajoutent à la geste du Conquérant des épisodes totalement inédits et dressent de lui une nouvelle image de souverain pieux et de roi prophète. Debié en offre la version intégrale, dans la traduction, revue et complétée, de G. Bohas (2009); elle étudie longuement la question de leur datation, de leur contexte de production et de leur signification culturelle. Le chapitre 4 est consacré à la célèbre Apocalypse du Ps.-Méthode, probablement composée dans les années 680-690, en réaction aux conquêtes arabo-islamiques; Debié y traduit également des extraits de deux ouvrages inspirés du Ps.-Méthode, l’Apocalypse édessénienne (apr. 762) et les Témoignages des prophètes et des anciens justes sur l’Économie du Christ (début VIIIe s.), où Alexandre apparaît sous les traits d’un proto-ascète. Une copieuse bibliographie (p. 573-632) complète le volume.
S’intéressant au processus de réécriture et de fabrication du passé, Debié étudie dans cet ouvrage ambitieux l’acculturation de la figure d’Alexandre le Grand en milieu syriaque, dans les régions mêmes, proche- et moyen-orientales, où se déroula son expédition. Elle y met l’intérêt porté par les lettrés syriaques au Conquérant macédonien en relation avec la situation particulière de chrétientés qui n’avaient pas de représentants politiques propres et se définissaient d’abord par leur langue et leur appartenance religieuse. L’ensemble de textes qu’elle a réunis et commentés est d’autant plus précieux qu’il s’agit d’écrits mal connus, parfois ignorés des spécialistes eux-mêmes, en dépit de leur grande importance pour l’histoire culturelle: tel est le cas pour la version syriaque du Roman d’Alexandre, auquel les non-syriacisants n’avaient jusqu’ici accès qu’à travers la traduction anglaise de E. A. W. Budge (1889).
La première partie de l’ouvrage montre bien l’intérêt tout particulier de cette version syriaque du Roman, qui dérive d’un texte (* δ) remontant fort haut dans la chaîne de transmission, et qui a été, via l’arabe, un vecteur de propagation important de l’histoire d’Alexandre vers l’Afrique (éthiopien) et l’Asie orientale (persan). La priorité accordée par Debié au livre III tient à ce qu’il s’agit de la section du Roman où la version syriaque est le plus riche en innovations (combat d’Alexandre contre le dragon, visite au roi de Chine, séjour en Sogdiane et fondation de Samarcande…); c’est aussi celle qui a rencontré le plus grand succès dans les mondes syriaque et arabe, sans doute parce qu’elle relatait des aventures situées dans les régions mêmes où ces deux langues étaient en usage. Quelques extraits supplémentaires du Roman syriaque sont proposés dans la deuxième partie, pour illustrer “La sagesse du jeune Alexandre” (chap. 1), la place d’Alexandre dans les traités de rhétorique (chap. 5) et ses accointances avec la magie (chap. 7).
Cette deuxième partie illustre avec une particulière clarté l’influence croisée des traditions grecque et arabe dans la constitution de la figure syriaque d’Alexandre: Debié y signale notamment le rôle joué par les traductions syriaques des moralistes grecs (Plutarque, Basile de Césarée) dans la transmission des apophtegmes d’Alexandre, et celle de la littérature arabe dans la diffusion des Sentences funèbres des philosophes. S’intéressant aux milieux de la matière d’Alexandre, elle évoque son entrée dans les lectures des monastères syriaques par le biais des recueils gnomiques, et signale aussi, dans le très intéressant chapitre sur “Les exempla rhétoriques”, la présence d’exemples tirés du Roman d’Alexandre dans le traité de rhétorique d’Antoine de Tagrit (IXe s.) – signe que l’ouvrage du Ps.-Callisthène circulait alors en milieu scolaire: il aurait toutefois fallu souligner qu’il s’agit là d’une spécificité syriaque car, si les rhéteurs grecs utilisent bien, eux aussi, des exempla relatifs à Alexandre, ils ne les empruntent jamais au Roman d’Alexandre.
Dans la très substantielle troisième partie, on notera l’intérêt des pages consacrées aux chroniques chrétiennes, où le règne d’Alexandre induit un “changement de régime d’historicité” d’autant plus sensible dans le monde syriaque que celui-ci avait adopté l’ère des Séleucides comme ère de référence, sous le nom d’ “ère des Grecs” ou “ère d’Alexandre”. Les deux sections dédiées aux écrits apocalyptiques sont d’une particulière richesse: insistant sur la notion d’ “eschatologie politique”, Debié y montre avec brio comment ces textes, où l’empire chrétien, issu de la maison d’Alexandre, est présenté en précurseur du royaume de Dieu, constituent une réponse consolatoire à la situation de crise vécue par les chrétiens de Syrie-Mésopotamie, face à la victoire des ennemis de leur foi, zoroastriens, puis musulmans. Une étude spécialement fouillée est consacrée au Mimro, “homélie métrique”, attribuée par certains manuscrits au poète et théologien Jacques de Saroug († 521), mais sans doute plutôt composée par un auteur qui connaissait bien l’œuvre de Jacques de Saroug, et a peut-être cherché à imiter sa manière. Tout en accordant une place majeure au scénario apocalyptique et à l’évocation des affres de la fin des temps, le texte en question a emprunté au Roman d’Alexandre l’épisode du pays des ténèbres et de la source de vie, et fait d’Alexandre une figure de roi explorant à la fois les limites du monde immanent et les siennes propres. Debié insiste sur la “cosmographie mésopotamienne” commune aux trois récits dérivés de l’Histoire d’Alexandre (motif de l’océan infranchissable entourant le monde habité, des monts Jumeaux): elle évoque notamment l’influence de l’épopée de Gilgamesh qui, entrée dans le cursus scolaire babylonien, exerça son influence sur la très longue durée. S’interrogeant sur la date de rédaction de ces trois textes et de leur archétype, elle estime plausible que l’Histoire d’Alexandre ait été composée en réaction aux incursions des Huns, à une période de reprise des hostilités entre Perses Sassanides et Byzantins. Les trois apocalypses dérivées de cet archétype dateraient elles aussi du VIe siècle et non, comme on l’a souvent suggéré, du VIIe siècle, même si l’on peut y repérer la présence ponctuelle de quelques ajouts postérieurs (par exemple, dans l’Exploit, l’annonce de la fin des temps pour l’année 628). La principale originalité de l’Apocalypse du Ps.-Méthode, composée en réaction aux conquêtes arabo-islamiques, tient aux manipulations imposées par son auteur à la généalogie d’Alexandre, ascendant supposé du dernier empereur terrestre: en le donnant pour fils de l’Éthiopienne Koushet, l’auteur réinterprète l’histoire de la fin des temps à la lumière de la version syriaque du Ps. 68, 31 (“L’Éthiopie remettra le pouvoir à Dieu”). Une telle construction généalogique est à mettre en relation avec le renforcement des querelles christologiques qui, au VIIe s., opposèrent miaphysites et chalcédoniens: il faut probablement y voir une invention des cercles miaphysites syriaques qui, en présentant le dernier empire terrestre comme un descendant de l’Éthiopie miaphysite, prenaient leurs distances avec les dirigeants chalcédoniens de l’Empire byzantin.
La présentation est très soignée dans l’ensemble du volume. On signalera quelques rares coquilles ou inexactitudes, p. 16 à propos du titre de la première version conservée du Roman grec (Vie d’Alexandre de Macédoine, dans le manuscrit A); p. 132, à propos de la date de la recension ε (VIIIe/IXe s.), qu’il faudrait corriger dans le stemma, en accord avec ce qui est indiqué p. 141; p. 588-589, dans la bibliographie, où le classement alphabétique n’est pas respecté; p. 599, où les deux entrées Cottrell 2010 et 2012 font apparemment doublon. Par ailleurs, peut-être aurait-il été utile de fournir quelques éclaircissements préliminaires sur le contexte syriaque (en explicitant, par exemple, des expressions comme “milieu syro-oriental”, “syro-occidental” ou “syro-orthodoxe”), à destination des lecteurs non spécialistes, que l’on espère nombreux pour un ouvrage d’une si grande richesse et d’une telle qualité scientifique.