BMCR 2024.06.04

De la connaissance de soi au devenir soi: Platon, Pindare et Nietzsche

, De la connaissance de soi au devenir soi: Platon, Pindare et Nietzsche. Kaïnon - Anthropologie de la pensée ancienne, 24. Paris: Classiques Garnier, 2023. Pp. 333. ISBN 9782406149422.

Dans sa deuxième Pythique, Pindare souhaite que son dédicataire, Hiéron de Syracuse, “puisse devenir celui qu’il est, après l’avoir appris” (γένοι᾿, οἷος ἐσσὶ μαθών, 72). L’interprétation de cette formule est difficile, surtout quand on y accède par l’intermédiaire d’un philosophe et philologue moderne, Nietzsche. À cela s’ajoute le rapport délicat de cette formule avec le Γνῶθι σαυτόν delphique et avec la pensée de Platon, mise en scène et en mots par la figure de Socrate. C’est ce parcours peu linéaire qu’observe l’ouvrage riche et nuancé de Nicolas Quérini, dans une perspective qui, centrée sur les aspects philosophiques, n’en omet pas certains enjeux historiques, culturels, voire littéraires.

Après l’Introduction générale – sur l’affirmation pindarique comme reformulation de la parole delphique, les références platoniciennes et nietzschéennes à Pindare et à Delphes et la notion de “soi”—l’étude est en deux parties. Le premier mouvement (La connaissance de soi), en référence à l’expression delphique et socratique, commence par une Introduction historique, innervée par la pensée nietzschéenne de la “tragédie” et de l’“inactuel,” sur Delphes comme système de valeurs, les Jeux Pythiques comme territoire agonal, Apollon, l’oracle pythique et Pindare. Suivent trois chapitres, de longueur inégale. Le premier (La connaissance de soi comme connaissance de ses limites) s’intéresse au “Connais-toi toi-même” comme reformulation du “Rien de trop” (Μηδὲν ἄγαν), dans le cadre d’une relation tempérée à soi et au monde et d’une acceptation de sa propre ignorance et ἀτοπία. Le deuxième (La connaissance de soi doit déboucher sur un devenir soi) étudie la dialectique du “soin de soi” (dont la dimension foucaldienne est soulignée), dans l’Alcibiade et son personnage éponyme; le rapport entre naturel et éducation philosophique, dans d’autres dialogues de Platon et chez Nietzsche; et la question de l’immortalité de l’âme et de son “désir du vrai,” du fait que “devenir soi ou tendre vers soi, c’est également tâcher de se rendre immortel” (118). Le troisième (La connaissance de soi débouche sur une tension de soi vers un au-delà de soi), sur quelques soixante pages, constitue le cœur de l’ouvrage, centré sur le rapport entre humain (voire animal) et divin, vers lequel nous amène “la connaissance véritable de l’être humain” (135), dans la poésie de Pindare, qui crée une tension entre refus de l’ὕβρις et éloge de l’excellence héroïque, puis chez “Platon/Nietzsche” (152), dans de belles pages sur l’enthousiasme philosophique et mantique, voire poétique, qui transporte “de bas en haut,” “au-delà de soi,” vers le divin, par la vision du beau et la “connaissance de soi,” en fait “une connaissance du divin en nous.” La définition de l’enthousiasme, tirée du dictionnaire Bailly et les étymologies platoniciennes, associant par exemple mantique et mania (160–1), seraient à prendre avec précaution.[1] Ce développement s’achève par le “prométhéen chez Nietzsche,” qui vise à “dépasser une opposition binaire de l’humain et du divin” et du “dionysiaque” et de l’“apollinien,” par la médiation d’Eschyle et d’Héraclite. Cette partie se conclut par l’influence de Pindare sur Platon et Nietzsche, refusant autant de “voir trop grand” que d’“avoir une vue trop étroite” sur soi, l’homme (“potentiellement divin”) et le monde (211).

Le second mouvement (Devenir soi) revient à la formule pindarique, en environ 70 pages, équivalant au chapitre précédent. On y trouve encore trois chapitres, où Nietzsche apparaît plus que Platon, toujours en dialogue avec Pindare. Le premier (Le danger de la connaissance de soi), rapprochant La Naissance de la tragédie des Considérations inactuelles, surtout la deuxième, sur la connaissance historique, et la troisième, sur “Schopenhauer éducateur,” étudie le rapport action/connaissance, dans le “devenir soi.” Le deuxième (La priorité de l’action) analyse la reformulation du précepte pindarique par Nietzsche, en “Deviens qui tu es,” à divers modes verbaux, dans une perspective agonale et une interprétation injonctive, dont disparaît le participe μαθών (pour “la rendre plus frappante” [257], ce qui mériterait précision). Le dernier chapitre (Une connaissance de soi au-delà de la pratique ?) propose une synthèse, tournée versune autre connaissance de soi,” “du point de vue de l’humanité,” impliquant “maîtrise de soi,” “monté(e) vers soi,” et “une unité de soi non pas atomique mais dynamique” (260), car réflexive, ne séparant guère théorie et pratique, pensée et vie, force plastique ou vitale et connaissance, ou apollinien et dionysiaque. Le soi (et la connaissance de soi) est plus un point d’arrivée que de départ. Ce processus nécessite souvent un “oubli de soi au sens d’un oubli de ce qu’on était” (280), car “se connaître soi-même, ce serait alors connaître son degré d’historicité,” en tension et en devenir constants. Mais Quérini récuse l’idée que “le soi serait une pure création, fût-elle artistique,” pour Nietzsche et en général, ce qu’on pourrait confronter aux constructionnismes contemporains.

La bibliographie finale suit l’ordre paradoxal Platon/Nietzsche/Pindare, avant “les autres auteurs, autres études (philosophiques ou historiques),” où les approches littéraires et linguistiques sont assez rares. Suivent: un Index des Noms, distinguant “auteurs antiques” (sans Platon, mais avec Pindare, Aristote, Homère, Plutarque, Eschyle …) et “auteurs postérieurs à l’Antiquité” (par nombre de références, L. Brisson, J.-F. Pradeau, A. Schopenhauer, L. Robin, A. Merker, J.-P. Vernant, J. Laurent, avec éclectisme donc), et un Index des Personnages, d’Alcibiade à Zeus, par Apollon et surtout Socrate.

Le flux de l’argumentation peut sembler parfois trop sinueux et répétitif, voire difficile. Mais c’est un choix assumé, qu’on justifiera par la richesse du matériau traité et des concepts étudiés. Le travail d’édition est de très bonne qualité, malgré quelques coquilles.[2]

Quelques points mériteraient une attention supplémentaire, voire d’autres analyses:

  • Sur Pindare. La deuxième Pythique n’est pas simplement une épinicie: son statut générique est discuté dès l’Antiquité, par les scholiastes, comme dans la philologie contemporaine. Le “devenir soi” s’intègre dans un éloge de Hiéron, complété par la figure contre-exemplaire d’Ixion. Il s’agit de morale et de rapport aux dieux, mais aussi de richesse, puissance, succès militaires, contre Carthage, et d’une magnanimité hospitalière, célébrée aussi dans la première et troisième Pythiques et la première Olympique. La deuxième Pythique est ironique à l’égard d’autres poètes, comme Archiloque et ses imitateurs, ou, à la fin, les flatteurs et intrigants parmi lesquels des critiques ont reconnu Bacchylide. Et Nietzsche appréciait la satire.
  • Encore sur Pindare (et Nietzsche). Les traduction et notices d’Aimé Puech, datant des années 1920, ne reflètent pas l’état contemporain de la critique, qu’il s’agisse du contexte historique, politique et religieux, de Hiéron comme prince des armées et des arts, de la performance poétique (dont le chant et la danse, fondamentaux pour Platon et Nietzsche), du “je” poétique, du rapport entre nature et apprentissage ou vérité et fiction, enfin de l’histoire des maximes tirées des poèmes de Pindare, passées par Érasme, l’idéalisme allemand ou Heidegger. Les recherches en cours, menées en français, mais aussi anglais, italien, allemand, sur ces questions, sont impossibles à résumer ici: on renvoie au Network for the Study of Archaic and Classical Greek Song (https://sites.rutgers.edu/greeksong/ ). Cette observation est à nuancer, l’ouvrage recensé se voulant moins philologique que philosophique, mais certains points de poétique restent décisifs, comme la forme de la maxime ou gnômê, fondamentale pour Nietzsche, ou le sens du γένοιο de Pindare, optatif, non impératif, ni infinitif (comme souvent chez Nietzsche), et forme explétive du verbe εἶναι, tirée de γίγνομαι (qui signifie “devenir,” mais aussi “être,” à certains temps). Le rapprochement sémantique avec γένος (148–51) est à nuancer, s’il s’agit d’interpréter la formule pindarique comme un “impératif à être soi” (cf. aussi 231–4 et 238, note 35, qui justifie la traduction impérative par son caractère vif et concis). La traduction “deviens” n’est pas erronée, mais elle résulte de variations complexes, sinon paradoxales. Sur le “devenir,” à Gilles Deleuze sur Nietzsche (et Spinoza), on pourrait adjoindre G. Deleuze & F. Guattari, Capitalisme et Schizophrénie, II. Mille Plateaux, Minuit, 1980.
  • En ce qui concerne Platon et Nietzsche. La structuration de l’étude confirme que Nietzsche est plus proche de Platon qu’on ne le pense souvent: cette mise en dialogue est salutaire car nuancée, et on y appréciera tout ce qui concerne Nietzsche, surtout la seconde partie, sur le rapport vie/pensée ou action/connaissance. Les usages philosophiques de la poésie constituent un sujet en soi, encore à creuser, chez Platon (voir P. Destrée & F.-G. Herrmann, Plato and the Poets, Brill, 2011) et Nietzsche, musicien et poète “dionysiaque.” La généalogie du “deviens qui/ce que tu es” et son développement après Nietzsche pourraient aussi être plus abordés, chez Heidegger (Einführung in die Metaphysik, 1952, qui, critiquant Nietzsche, propose une traduction typique: möchtest du hervorkommen als der, der du bist, indem du lernst), Foucault (dont l’ouvrage rend compte, pour l’Histoire de la sexualité ou l’Herméneutique du sujet), ou les Stoïciens, Épicuriens ou Cyniques, sur la connaissance de soi et le “devenir soi,” et leur influence, moins platonicienne que socratique, sur la philosophie pratique contemporaine (Hadot par exemple); enfin, dans les études de genre (même dans un sens queer ou trans, où le “devenir soi” est majeur), ou dans la culture populaire contemporaine, jusque dans les slogans commerciaux des coaches de vie ou de “développement personnel” (que problématise en partie D. Astor, Deviens ce que tu es : Pour une vie philosophique, 2016, mentionné dans l’ouvrage, avec un titre incomplet, et dont la note 106 juge l’interprétation “finalement assez peu nietzschéenne”). Le couple apollinien/dionysiaque jouant ici un rôle décisif, l’esthétique de Nietzsche pourrait aussi être plus abordée.[3] Mais on s’éloignerait alors du propos général d’un ouvrage académique, au beau sens du terme, dont la perspective “inactuelle” n’aurait pas déplu au plus récent des trois penseurs auxquels il est consacré.

Ces observations soulignent l’intérêt d’une lecture très suggestive, soulevant de multiples questions. Associer philosophie, histoire et philologie, n’est pas aisé et cette étude s’y attache efficacement. Cette “biographie” circonstanciée d’une formule ancienne, au devenir changeant, ne manquera pas d’intéresser des lecteurs et lectrices d’horizons divers: Quérini a réussi la gageure de faire dialoguer, deux à deux, parfois à trois, les figures majeures d’une histoire critique, partielle mais foisonnante et très documentée, des notions de “sujet,” “être,” et “devenir,” “connaissance,” ou “mesure” et “excès.”

 

Notes

[1] Voir M. Briand, « L’invention de l’enthousiasme poétique », in M. Briand, F. Dupont, V. Longhi (dir.), « La civilisation: critiques épistémologique et historique », Cahiers « Mondes anciens ». Anthropologie et histoire des mondes antiques, n°11, 2018: https://journals.openedition.org/mondesanciens/2113; et M. Casevitz, « Mantis: le vrai sens », Revue des Études Grecques, 1992, 105, p. 1-18.

[2] Par exemple, 35, « le premier à faire de l’épinicie, hymne de triomphe, sorte de poème … », où manque « une »; 40 « le membre familial »; 44 « se sont encore vus encore »; 105: « cela explique encore que, contrairement une fois encore à … »; 131 « un δαίμον »; 162 « si bien que λόγος doit … », où manque « le »; 170 « premier a être »; 264 « resserer ».

[3] P. Sauvanet, Dionysos plasticien. Une lecture nietzschéenne de l’art contemporain, PU de Provence, 2023.