Comme le rappelle Benoît Rossignol dans l’introduction, l’étude du phénomène de bi- et multilinguisme caractéristique du monde antique a connu un renouvellement important à partir des années 2000. En 2003 paraissait l’ouvrage fondamental de J.N. Adams, Bilingualism and the Latin Language. Un an plus tard, l’intérêt de l’épigraphie pour l’étude du bilinguisme gréco-latin fut illustré par le colloque de Lyon Bilinguisme gréco-latin et épigraphie[1]. Le matériel épigraphique constitue en effet une documentation de première main permettant l’étude de situations de bilinguisme/diglossie, de contact linguistique, d’interférence et de code-switching[2]. Une inscription est un témoin très fiable, car elle obéit à un genre et à des normes. Les déviances par rapport à ces règles sont souvent des indices permettant d’étudier les interférences ou le bilinguisme dans un environnement social donné. Enfin, les inscriptions, étudiées dans leur contexte, permettent souvent de répondre aux différentes questions classiques de la sociolinguistique, selon la typologie de J.A. Fishman. L’épigraphie permet donc une approche du phénomène de l’emploi des langues fort différente (et complémentaire) de celle induite par l’étude des sources littéraires.
Ce volume a pour but de mesurer la place du grec dans une aire géographique en majorité latinophone à travers l’étude des témoins épigraphiques en grec ou bilingues (voire, dans quelques cas, trilingues). On trouve des inscriptions en grec à Rome, capitale d’Empire, ville cosmopolite, dans des régions hellénisées comme le Sud de l’Italie et la Sicile, dans des zones de contact avec des hellénophones, comme Naples et sa région, et dans des contrées majoritairement latinophones, telles l’Italie centrale et septentrionale, l’Afrique du Nord, les Gaules et les Espagnes. Des corpus récents facilitent l’étude : les Inscriptiones Graecae Vrbis Romae de L. Moretti (5 vol., Rome, 1968-1990), les Iscrizioni greche d’Italia, projet collectif en cours depuis 1984, les Inscriptions grecques de France (IGF) de Jean-Claude Decourt (Lyon, 2004) et les Inscripciones griegas de España y Portugal (IGEP) de María Paz de Hoz (Madrid, 2014).
La première partie est consacrée à Rome et à l’Italie du Nord. Enrica Culasso Gastaldi traite des inscriptions grecques de l’Italie septentrionale dans une aire géographique correspondant à l’actuel Piémont. Le document le plus ancien est une inscription funéraire de Novara, inscription hors contexte, arrivée en Occident de la lointaine île de Crète. L’utilisation du grec dans l’inscription honorifique à Q. Glitius Atilius Agricola, patronus d’une cité d’Asie Mineure, se justifie pour des raisons politiques et militaires, à savoir la volonté d’établir des liens privilégiés entre une petite cité d’Asie mineure avec son illustre patronus et, à travers lui, avec les Romains vainqueurs. Sur le sarcophage de Tortona, l’utilisation du grec semble liée à un contexte familial. Le phylactère de Iulia, souffrant de maux de tête, prouve l’existence d’un noyau de résidents, peut-être héllénophones, mais certainement attirés par la fascination de la langue grecque comme véhicule de la magie. Les verres de table portant des textes auguraux et la signature de l’artiste en grec sont à mettre en lien avec les pratiques de l’élite dominante qui aime à faire montre de son éclectisme culturel. Enfin, des textes plus tardifs, comme l’épitaphe du syrien Matilianus à Vercelli, peuvent attester la présence d’hellénophones s’efforçant de préserver, par le maintien de leur langue d’origine, la survivance de leurs traditions. Laura Boffo étudie les documents épigraphiques grecs de la X Regio et de la Province Venetia et Histria, des régions où coexistaient les deux langues principales de communication de l’Empire. Le matériel épigraphique bilingue inventorié permet une application des théories développées pour évaluer les « corpus languages in contact » dans le cadre de situations de bilinguisme, biculturalisme, digraphisme et diglossie. Alice Bencivenni traite des inscriptions grecques de Ravenne (qu’elle a recueillies)[3], phénomène relativement marginal (40 items, dont 28 examinés ici) situé entre le IIe et le VIIIe s. Les deux inscriptions bilingues ont un intérêt particulier : le sarcophage de Sosia Iuliana et Tetratia Isias (n°10) et celui de Mindia Procilla (n° 11). Du point de vue historique et social, ces textes bilingues montrent que ces familles ont réalisé, dans le courant du IIIe s., une unité culturelle parfaite.
La deuxième partie est consacrée au Sud de la péninsule. La première contribution, due à Elena Miranda De Martino, analyse le grec épigraphique à Naples, une ville qui, par sa position géographique, a toujours été en étroite relation avec Rome. Les sources littéraires soulignent la persistance du caractère grec de Naples à l’époque impériale. Les inscriptions montrent que Naples a réussi à conserver son rôle de lien entre l’Occident et l’Orient grâce à une tradition culturelle qui offrait à Auguste ce dont il avait besoin pour consolider l’Empire. La passion des Napolitains pour les compétitions sportives, la musique et le spectacle fournissait à Auguste un modèle parfait de grécité que le princeps a décidé de valoriser en acceptant les honneurs divins dus à sa personne avec la célébration des Italika Rhomaia Sebasta Isolympia. Paola Lombardi se demande si le grec en Campanie à l’époque impériale est une langue d’étrangers ou le véhicule d’une culture partagée. L’examen de 60 inscriptions réparties en trois groupes (la zone côtière des Champs Phlégréens, la zone du Vésuve, avec les villes d’Herculanum, Pompéi et Stabies, et les zones périphériques) permet de comprendre les motivations de l’usage du grec. Les formes de bilinguisme ou de pseudobilinguisme (utilisation d’une troisième langue commune à deux groupes parlant des langues différentes) en Campanie, à l’époque impériale, sont le reflet de situations diverses. Les inscriptions bilingues (latin/grec) peuvent se répartir en cinq groupes : deux textes identiques écrits dans les deux langues, deux textes qui expriment le même concept, mais avec des caractéristiques de forme et de contenu différentes, deux textes complètement différents, un texte écrit dans une langue auquel s’ajoute(nt) un ou des mot(s) dans l’autre langue, un texte avec des mots latins, mais écrit en lettres grecques. Cet examen minutieux conduit à la conclusion que le grec demeurait, à l’époque impériale, l’expression d’une culture partagée. De la Campanie, on passe à la Pouille (Franca Ferrandini Troisi), ensuite à la Calabre et à la Lucanie (Maria Letizia Lazzarini). Des 168 inscriptions grecques de la Pouille recueilles en 2015[4], entre le VIe av. J.-C. et le IVe apr. J.-C., sont analysés ici 11 textes de nature très différente. En Lucanie, c’est le site de Vélia (Élée), colonie phocéenne, qui offre un intérêt particulier pour son nombre assez important d’inscriptions en grec (79 items), recueillies par L. Vecchio[5].
La troisième partie, qui porte sur l’épigraphie grecque en l’Afrique du Nord, compte deux contributions. Dans la première, Ségolène Demougin et Éliane Lenoir (coll. Denis Feissel) étudient deux inscriptions provenant du site de Zilil, au Nord du Maroc, en Maurétanie Tingitane. Ces deux textes attestent de la vitalité de l’hellénisme dans des régions de l’Empire fort éloignées de l’Orient. Dans la seconde, Michèle Coltelloni-Trannoy se demande quel fut l’usage du grec dans l’épigraphie publique africaine. Après avoir fait le bilan des témoignages épigraphiques en grec, elle examine les traces indirectes du modèle grec, connues par le biais de traductions ou de transcriptions en néo-punique ou en latin, parfois aussi en libyque.
La quatrième partie regroupe trois études relatives à l’épigraphie grecque de la péninsule ibérique et de la Gaule, où le grec continuait d’être enseigné à l’époque tardive[6]. Antony Hostein étudie les pratiques du grec chez les Éduens à l’époque impériale. La ville d’Augustodunum-Autun, dans la province de Lyonnaise, présente des textes épigraphiques, certes peu nombreux (six entrées dans les IGF), mais très riches et très originaux. La fameuse mosaïque dite des « auteurs grecs » constitue un exemple exceptionnel de pratique du grec. Les inscriptions grecques d’Autun montrent combien la capitale des Éduens demeure une ville ouverte sur la Méditerranée. Nous ne quittons pas Autun avec la contribution de Denis Feissel, qui étudie l’épitaphe chrétienne de Pektorios (IGF 155), mise en lien avec des inscriptions d’Anatolie centrale. Enfin, un tableau général de l’épigraphie grecque en Espagne est brossé par María Paz de Hoz, auteure d’un corpus épigraphique des inscriptions en langue grecque retrouvées dans la péninsule ibérique (IGEP – 499 entrées). C’est à Emporion (Ampurias), principale colonie grecque sur le sol hispanique fondée, vers 540 av. J.-C., par des Phocéens au sud du cap Creus, que l’on trouve la plus grande quantité de textes en grec. On peut aussi citer l’abécédaire de Mérida (IGEP 392), la dédicace à Hélios retrouvée dans le sanctuaire de Colares (347) et le lot de 17 inscriptions sur céramique de Edeta (256), sans oublier les importants ensembles d’inscriptions chrétiennes tardives de Mértola (374-386) et Badajoz (400-423), émanant de communautés venues d’Orient. Si le bilinguisme grec/latin domine (épitaphes en majorité, mais aussi dédicaces et graffites), on trouve aussi des cas de bilinguisme grec/phénicien ou grec/ibère (l’ibère étant parfois transcrit en caractères grecs) et même quelques exemples de trilinguisme (épitaphes en grec, latin et hébreux). Le bilinguisme gréco-latin se décline selon à peu près tous les cas de figures possibles : traduction d’un texte d’une langue vers une autre, texte commencé en grec et terminé en latin, simple usage d’une exclamation en grec ou d’une salutation en grec au début d’un texte latin, citation poétique trahissant une culture hellénique, texte latin gravé en caractères grecs ou l’inverse ou mélange des deux, lettre grecque isolée dans un mot latin.
Les approches thématiques de la cinquième partie contiennent des remarques sur le grec des horlogia (Silvia M. Marento) et sur les Graecolatina dans les defixiones et les amulettes (Gabriella Bevilacqua).
Il s’agit d’une analyse très riche et très dense de la documentation épigraphique grecque présente en Occident. Pour être vraiment complet, il aurait fallu une contribution sur la Gaule méridionale (grosso modo la Provence et le Languedoc-Roussillon) et une autre sur la Sicile, terre de rencontres et d’échanges par excellence. La Gaule du Sud offre un environnement linguistique très intéressant, caractérisé par une triangulation : latin, grec, gaulois[7]. Île-carrefour, comme la qualifie Lucien Fèbre, la Sicile est une terre plurilingue, caractérisée aussi par une triangulation (latin/grec/punique)[8], qui constitue un terrain d’investigation propice sur les contacts linguistiques[9]. K. Korhonen parle de « bilingual society », surtout à propos de villes comme Catane ou Syracuse, où furent implantées des colonies de vétérans sous Auguste[10]. Le Museo Civico de Catane recèle des inscriptions en grec dont l’étude permet d’intéressantes analyses sociolinguistiques[11]. L’épigraphie sicilienne a permis de nuancer certaines affirmations concernant l’usage du latin et du grec sur l’île.
Bien qu’assez rares et souvent fragmentaires, les textes épigraphiques en grec de l’Occident, contextualisés à l’échelle d’une province ou d’une cité et étudiés selon différents angles d’approche (contenu, caractéristiques onomastiques, formulaires, variétés linguistiques…), permettent de mieux cerner le rôle du grec en Occident : indice de la présence de personnes venues des provinces hellénophones, mais aussi marqueur social et culturel. Ils permettent aussi de découvrir l’importance des échanges économiques, culturels, religieux et politiques entre les deux parties de l’Empire. Un volume aussi riche eût mérité des indices.
Authors and Titles
Remerciements, François Chausson, Antony Hotein, Benoît Rossignol
Introduction, Benoît Rossignol
PARTIE 1. ROME ET L’ITALIE DU NORD
La grecità dell’Italia settentrionale: qualche riflessione sull’area occidentale, Enrica Culasso Gastaldi
Le iscrizioni greche della X Regio e della provincia Venetia e Histria, Laura Boffo
Greco nelle iscrizioni a Ravenna, Alice Bencivenni
PARTIE 2. LE SUD DE LA PÉNINSULE
La grecità di Neapolis alla luce dei dati epigrafici, Elena Miranda De Martino
Scrivere greco in Campania in età imperiale: lingua di stranieri o veicolo di una cultura condivisa?, Paola Lombardi
Iscrizioni greche dalla Puglia, Franca Ferrandini Troisi
L’uso del greco nell’epigrafia calabrese e lucana, Maria Letizia Lazzarini
PARTIE 3. L’ÉPIGRAPHIE GRECQUE EN AFRIQUE DU NORD
Inscriptions grecques du Maroc, Ségolène Demougin & Éliane Lenoir (coll. D. Feissel)
Quel usage du grec dans l’épigraphie publique africaine ?, Michèle Coltelloni-Trannoy
PARTIE 4. L’ÉPIGRAPHIE GRECQUE DE LA PÉNINSULE IBÉRIQUE ET DE LA GAULE
L’hellénisme des Éduens à l’époque impériale, Antony Hostein
Remarques sur l’épitaphe de Pektorios à Autun (IGF 155) et quelques inscriptions d’Anatolie centrale, Denis Feissel
Expresión epigráfica griega del mundo romano en Hispania, María Paz De Hoz
PARTIE 5. APPROCHES THÉMATIQUES
Il greco degli horologia, Silvia Maria Marengo
Graecolatina: usi e specificità nelle defixiones e negli amuleti del mondo occidentale latino, Gabriella Bevilacqua
PARTIE 6. VARIA
À propos des actes de la rencontre de Campo Basso, Patrick Le Roux
Trois épitaphes inédites d’Uchi Maius (Afrique Proconsulaire), d’après un manuscrit de Louis Poinssot, Monique Dondin-Payre
L’inscription d’un vétéran à Kilistra et l’histoire militaire de la province de Galatie à l’époque augustéenne, Michel Christol & Thomas Drew-Bear
Notes
[1] F. Biville – J.-Cl. Decourt – G.. Rougemont (éds), Bilinguisme gréco-latin et épigraphie: actes du colloque organisé à l’université Lumière-Lyon 2, Maison de l’Orient et de la Méditerranée-Jean Pouilloux, UMR 5189 Hisoma et JE 2409 Romanitas les 17, 18 et 19 mai 2004, Lyon, 2008.
[2] M. Leiwo, “The mixed languages in Roman inscriptions,” in H Solin et al. (eds), Acta Colloquii Epigraphici Latini, Helsinki, 1995, p. 293-301.
[3] A. Bencivenni, Ravenna. Le iscrizioni greche, Milan, 2018.
[4] F. Ferrandini Troisi, Iscrizioni greche d’Italia. Puglia, Rome, 2015.
[5] L. Vecchio, Velia-Studien, III. Le iscrizioni greche di Velia, Vienne, 2003.
[6] A. John, “Learning Greek in Late Antique Gaul,” The Classical Quarterly, 70.2, 2020, p. 846-864.
[7] A. Mullen, Southern Gaul and the Mediterranean: multilingualism and multiple identities in the Iron Age and Roman periods, Cambridge-New York, 2013, p. 266-273.
[8] G. Bonfante, “ Siculi trilingues,” Atti della Accademia Nazionale dei Lincei, Classe di Scienze morali, storiche e filologiche. Rendiconti, 37, 1982, p. 187-188 ; A. De Angelis, “Greek in Sicily in Late Antiquity,” G. Giannakis – V. Bubenik (eds), Encyclopedia of Ancient Greek Language and Linguistic, Leiden, 2014, p. 94-101.
[9] O. Tribulato (ed.), Language and Linguistic Contact in Ancient Sicily, Cambridge-New York, 2012.
[10] K. Korhonen, “Language and Identity in the Roman Colonies of Sicily,” in R.J. Sweetman (ed.), Roman Colonies in The First Century of Their Foundation, Oxford-Oakville (Conn.), 2011, p. 7-31.
[11] K. Korhonen, Le iscrizioni del Museo Civico di Catania: storia delle collezioni, cultura epigrafica, edizione, Helsinki, 2004, p. 115-120.