BMCR 2023.08.37

La lanterne de Diogène

, La lanterne de Diogène. Perspectives comparatistes, 124. Paris: Classiques Garnier, 2022. Pp. 140. ISBN 9782406138075.

Si les études fondatrices de Marie-Odile Goulet-Cazé[1] ont permis, dans les années 1980, de diffuser le cynisme aussi bien dans la recherche qu’auprès d’un public plus large, ce mouvement philosophique a souvent été négligé dans le monde académique. Toutefois, depuis une dizaine d’années, de nouveaux travaux surgissent soit pour envisager la philosophie de Diogène de Sinope et de ses successeurs en elle-même,[2] soit, comme c’est le cas avec le livre d’Arnaud Tripet, pour se donner comme objet les résurgences de la figure du cynique à travers l’histoire des idées.

L’ouvrage comporte dix chapitres, accompagnés d’une introduction, d’un épilogue, d’une bibliographie et d’un index nominum. Si le premier chapitre établit une comparaison entre Socrate et Diogène, chacun des autres chapitres se consacre à l’étude de personnages ou d’œuvres qui pourraient apparaître comme des réminiscences de Diogène: ainsi sont-ils réunis, en un ensemble éclectique, aussi bien Rabelais, le tableau de l’école d’Athènes et Shakespeare, que Musset, Diderot, Nietzsche, Hugo, Jésus et les moines zen. Il n’est pas possible de détailler le contenu des chapitres; aussi en donnerons-nous davantage la teneur avant que de formuler quelques remarques critiques.

Tout en fournissant une rapide présentation de Diogène et du cynisme, l’introduction, sous-titrée de manière astucieuse “Un chien passé maître”, énonce le projet général: si Diogène est l’écho de certains de ses prédécesseurs (et, au premier titre, de Socrate et d’Antisthène), lui-même produit de nombreux échos dans l’histoire de la pensée qu’il s’agira de repérer. Arnaud Tripet identifie plusieurs caractéristiques susceptibles de se retrouver chez les successeurs du philosophe de Sinope, parmi lesquelles nous pouvons retenir les suivantes: une forme de pragmatisme dans le refus des excès; une certaine capacité de déstabilisation d’autrui; la pratique du contrepied; une grande mobilité qui rend l’individu difficilement saisissable; une forme de marginalité; un jugement critique, qui ose dire “non” à partir d’une distinction entre le vrai et le faux; un humour qui peut se faire brusque; une grande liberté de parole. Comme le conclut l’auteur, “disons qu’il croit à l’homme et qu’il voudrait que sa croyance soit partagée et vérifiée à la lumière de sa lanterne. Il le voudrait tellement que pour le faire savoir, il est obligé de surjouer ce qu’il est, de choquer et de chercher de sa lampe allumée en plein jour, cet “homme” qui, si fuyant qu’il soit à sa vue, doit bien être caché quelque part” (p. 15).

Le premier chapitre, “Apparences, ressemblances”, se veut plus classique, établissant un parallèle entre Diogène et Socrate. L’auteur évoque, d’abord, la thématique de l’apparence physique – une laideur certaine chez Socrate, une revendication du “disgracieux” (p. 19) chez Diogène – pour montrer que la façon dont celle-ci est assumée conduit à une véritable position philosophique: le souci de la beauté de l’âme chez le premier, l’authenticité chez le second. Arnaud Tripet introduit, alors, une comparaison avec Thersite (Iliade, chant II), “un faux Diogène, un Diogène manqué” (p. 19), qui lui permet, par négation, d’approcher davantage Diogène.

Dans le prochain chapitre, “Rabelais”, l’auteur interprète le prologue de Gargantua à la lumière du philosophe athénien – auquel Rabelais fait lui-même explicitement référence – et du philosophe de Sinope, en mettant l’accent sur le rire et la “résistance au sérieux” (p. 25). Il distingue, ainsi, chez l’écrivain, trois modalités du rire: “satirique”, “gigantal” et “verbal” (p. 30–31). Cette distinction est tout particulièrement intéressante pour analyser, à rebours, le rire diogénien.

Le chapitre suivant est consacré à “L’École d’Athènes” et propose une lecture très stimulante du tableau de Raphaël, décryptant sous les figures de Diogène et d’Héraclite la relation de Raphaël à Michel-Ange. Il s’agit assurément d’un très beau chapitre, qu’on ne peut qu’inviter le lecteur à découvrir par lui-même.

“Shakespeare et ses bouffons” se donne pour objet la marginalité de ceux qu’Arnaud Tripet nomme les “amuseurs périphériques” (p. 45) du Songe d’une nuit d’été, mais aussi le fou dans Comme il vous plaira et le clown dans Tout est bien qui finit bien. Le bouffon possède fait preuve d’effronterie et met en œuvre un “principe de dissemblance” (p. 47) qui le conduit, ainsi que son public, à perdre la capacité de se reconnaître soi-même: il permet de prendre de la distance par rapport à soi-même.

De l’analyse de l’œuvre de Alfred de Musset (1810–57) dans le chapitre “Fantasio”, nous retiendrons essentiellement la fin qui établit que la marginalité, pour pouvoir exister comme telle, c’est-à-dire comme marge d’un centre, doit aussi être reconnue par ce centre (elle doit être une “possibilité reconnue”, p. 67) mais non, pourrait-on dire, institutionnalisée (“activité enregistrée”, p. 67), sauf quoi elle perd sa liberté fondatrice.

À partir de l’accent mis par Diogène sur l’individualité de l’individu (et donc sur une forme de rejet de la collectivité) et, en même temps, sur le cosmopolitisme, le chapitre “Une vérité collective ?” réunit Montaigne, Pascal et Molière. L’auteur trace notamment un parallèle tout à fait intéressant, autour du rejet commun de l’insincérité, entre Diogène et Alceste dans Le Misanthrope de Molière et, d’une expression très heureuse, qualifie ce dernier personnage de “Diogène de mauvaise humeur” (p. 82), que son souci de vérité conduit à un tempérament colérique.

Le prochain chapitre, “Le Neveu de Rameau”, reprend la distinction classique entre le cynisme philosophique de Diogène (Kynismus en allemand) et le cynisme au sens courant du terme (Zynismus), qui ne se soucie plus de distinguer le bien du mal, voire accepte ce dernier sans sourciller. Dans l’œuvre de Diderot, à ce dernier cynisme dont fait preuve le Neveu est proposé, comme contre-modèle, le cynisme diogénien du dépouillement. Tentative vouée à l’échec tant le Neveu pèche par calcul et intérêt.

Le chapitre “Séquences grotesques” propose, quant à lui, de modifier la sentence attribuée à Platon selon laquelle Diogène aurait été “Socrate devenu fou”, en “Socrate devenu grotesque” (p. 93). Mobilisant l’opposition nietzschéenne entre Dionysos et Apollon, ainsi que le Cromwell de Hugo et le poème “Le Satyre” dans la Légende des siècles, il insiste sur l’absence de pudeur et l’effronterie des résurgences diogéniennes qui font éclater les traditions.

Toutes précautions prises, dans le chapitre “Diogène, Jésus”, l’auteur propose quelques éléments de comparaison entre ces deux figures du point de vue de la forme (des interventions publiques qui se veulent brèves et destinées, en général, à un interlocuteur), de l’accent mis sur le dépouillement ou encore de la nécessité, pour l’homme, d’un dépassement de soi.

Sans doute le plus faible du livre tant il semble forcé, le dernier chapitre, “Diogène, Zen” veut trouver des points communs entre le philosophe cynique et les moines japonais: par exemple, une quête de plénitude; le goût de la vérité; le refus des conventions qui peut, parfois, brusquer ses interlocuteurs; le rejet de la grandeur pour lui préférer l’illumination, tout comme Diogène demande à Alexandre le Grand de ne pas lui faire de l’ombre.

Enfin, après un bref résumé, l’épilogue conclut par une citation de l’Enfer de Dante (IV, 130-138), qui présente Diogène en compagnie de nombreux autres philosophes (Socrate, Platon, Aristote, etc.) dans les limbes – par où Diogène se trouve, de quelque façon, réhabilité.

La bibliographie est très courte (cinq pages) et reprend le découpage des chapitres: si elle peut donner quelques indications, nous pouvons, cependant, regretter qu’elle ne comporte pas un certain nombre d’ouvrages classiques consacrés soit au cynisme (cf. notes 1 et 2) soit à sa postérité.[3] Par ailleurs, l’une des indications bibliographiques dans la section “Apparences, ressemblances” est incomplète et à mettre à jour: Arnaud Tripet mentionne, en effet, les Socraticorum reliquiae, dont le nom du responsable, Gabriele Giannantoni, n’est pas cité et la date de publication erronée (la dernière édition sous ce titre est de 1985, et non pas de 1995 comme indiqué); pourquoi n’avoir pas plutôt mobilisé la nouvelle édition de 1990, plus riche d’informations, intitulée Socratis et socraticorum Reliquiae. Collegit, Disposuit, Apparatibus, Notisque instruxit ?

Quant à l’index nominum, il est fort utile, permettant, comme c’est généralement le cas avec ce type d’instrument de travail, de retrouver rapidement les différents noms mobilisés par l’auteur.

Nous voudrions, enfin, signaler quelques manquements et jugements qui nous semblent précipités. C’est ainsi que certaines affirmations à propos de Diogène ne sont pas soutenues d’une référence. Par exemple, dans l’introduction, l’auteur évoque les “amis stoïciens” (p. 7) de Diogène, sans aucune autre précision: s’il y a certes des influences entre le cynisme et le stoïcisme, la mention d’amitiés stoïciennes aurait, cependant, besoin d’être étayée. Par ailleurs, l’auteur évoque des informations dont l’authenticité n’est pas toujours établie. C’est ainsi qu’à deux reprises (en introduction et dans le chapitre “Diogène, Zen”), il affirme que Diogène est le fils d’un faux-monnayeur dont il aurait suivi la trace: or une telle assertion n’a rien d’une évidence. En effet, Diogène Laërce VI, 20-21 évoque les différentes versions des causes l’exil de Diogène, lesquelles se contredisent. Si Diogène Laërce VI, 56 peut jouer en faveur de l’hypothèse selon laquelle Diogène aurait tenté de falsifier la monnaie par surimpression du poinçon, en revanche les recherches numismatiques ont découvert des pièces de monnaie de Sinope portant le nom d’Hicésios, le père de Diogène, et d’autres pièces imitant les premières mais marquées d’une entaille – ce qui laisse penser qu’en effet Hicésios avait altéré le poinçon afin d’indiquer qu’il s’agissait de fausse monnaie: loin de produire de la fausse monnaie, il l’aurait donc démasquée. Enfin, il est dommage que l’auteur ait parfois tendance à perdre de vue la figure même de Diogène ou bien à la télescoper avec d’autres figures comme celle de Socrate, laissant entendre que ce qui est vrai pour Socrate l’est implicitement pour Diogène en sorte que, lorsque Rabelais par exemple parle du philosophe athénien, ce serait en réalité au chien de Sinope qu’il pense.

En résumé, d’une plume alerte et agréable mais manquant de rigueur dans l’usage des sources et dans leur interprétation, l’ouvrage est d’une lecture à plusieurs égards stimulante mais ne tient pas toutes les promesses de son titre parce que la figure même de Diogène tend à disparaître dans certains chapitres en sorte que sa résurgence n’est pas toujours évidente. En outre, le critère retenu pour effectuer certaines comparaisons semble parfois un peu faible: à cet égard, la comparaison avec les maîtres du zen est insuffisamment convaincante. En réalité, l’ouvrage gagnerait à clarifier, dans chaque chapitre, les conclusions qu’il tire afin de pouvoir donner toute la mesure de son approche comparatiste qui recèle d’immenses potentialités.

 

Notes

[1] Voir notamment Marie-Odile Goulet-Cazé, L’ascèse cynique: un commentaire de Diogène Laërce, VI, 70-71. Paris: Vrin, 1986.

[2] Entre autres, pour la seule langue française: Suzanne Husson, La République de Diogène. Paris: Vrin, 2011; Étienne Helmer, Diogène le Cynique. Paris: Les Belles Lettres, 2017; Jean-Manuel Roubineau, Diogène. L’antisocial. Paris: PUF, 2020; ou encore Olimar Flores-Júnior, La vie facile. Une lecture du cynisme ancien. Paris: Vrin, 2021.

[3] Comme l’ouvrage de Louisa Shea, The Cynic Enlightenment. Diogenes in the Salon. Baltimore: Johns Hopkins University Press, 2010.