BMCR 2023.06.37

The grotesque body in Graeco-Roman antiquity

, The grotesque body in Graeco-Roman antiquity. Image and context, 21. Berlin; Boston: De Gruyter, 2022. Pp. xii, 568. ISBN 9783110691733.

L’ouvrage d’Anastasia Meintani, issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2015 à l’Institut für Klassische Archäologie de la Ludwig-Maximilians-Universität München, a pour sujet le corps grotesque dans l’Antiquité gréco-romaine. Il s’inscrit dans les recherches menées sur le corps qui se sont multipliées ces dernières décennies. Pour mener à bien son enquête, Meintani s’appuie sur la petite plastique de bronze et de terre cuite, provenant principalement d’Égypte et d’Asie Mineure, et dans une moindre mesure d’Italie. L’ouvrage, luxueux, est richement illustré de photos en noir et blanc et en couleur de très belle qualité. Deux résumés, l’un en anglais, l’autre en allemand, une bibliographie fournie, une table des illustrations, un index général et un index des auteurs anciens, ainsi qu’une série de planches en couleur complètent utilement la synthèse.

Dans l’introduction, Meintani montre que ces images, parce qu’elles s’écartent de l’idéal de la kalokagathia, ont fait l’objet de nombreux préjugés depuis leur découverte au XIXe s. Loin de la beauté idéale masculine incarnée notamment par l’Apollon du Belvédère glorifié dès la fin du XVIIIe s. par J. Winckelmann, ces représentations faisaient toutefois partie du paysage visuel et culturel des Anciens dès la fin de l’époque classique et surtout à l’époque hellénistique. Dès lors, comment comprendre le rejet qu’elles ont suscité chez les commentateurs contemporains? Meintani avance plusieurs hypothèses, parmi lesquelles l’héritage de Winckelmann qui a influencé des générations d’archéologues et d’historiens de l’art, le mépris pour les arts mineurs, les préjugés moraux qui ont fait de ces corps difformes des corps obscènes. Pendant longtemps, les commentateurs se sont bornés à des considérations d’ordre esthétique et n’ont pas cherché à comprendre la finalité de ces documents plastiques. Dans ce livre, Meintani, qui ne prétend pas à l’exhaustivité, questionne les significations et les fonctions de ces images spécifiques. L’entreprise n’est pas aisée du fait de l’absence bien souvent des contextes de découverte de ces artefacts et de l’état extrêmement fragmentaire du matériel[1]. Meintani mentionne aussi les différentes thématiques abordées dans son ouvrage. On aurait aimé trouver dans l’introduction une réflexion sur les termes de “grotesque”, de “caricature”[2], de “burlesque”, de “carnavalesque” évoqués au fil du texte. Il faut par exemple attendre le chapitre 5 pour que le terme de “carnavalesque” soit défini.

Le chapitre 2 porte sur la provenance, la datation et le contexte archéologique des grotesques[3]. Celles-ci proviennent largement d’Égypte. Confectionnées dans des matériaux coûteux ou modestes, ces figurines s’adressaient à toutes les couches sociales. Les terres cuites ont été principalement découvertes en Égypte et en Asie Mineure (Smyrne, Amisos, Priène). En Égypte, les statuettes ont été retrouvées à Alexandrie et dans divers sites de la chôra, et proviennent de tombes, de maisons et de sanctuaires. Les grotesques ont été plus spécifiquement découverts en contexte domestique. En Asie Mineure, ils sont présents dans les tombes (cf. Myrina) et les habitations, dans les espaces de réception (cf. l’andron d’une maison de Priène). Les grotesques sont toutefois peu abondants au regard de l’ensemble des terres cuites recueillies – à Pergame, Éphèse, Troie, Patara et Colophon, ils sont rares, voire inexistants. En Italie, on en trouve dans des tombes, des sanctuaires et des maisons. En l’absence de contexte précis, la datation des objets s’avère délicate. À la fin du chapitre, Meintani revient sur l’origine de ces grotesques (Égypte ou Asie Mineure?) et leur apparition (milieu du IIIe s. avant J.-C.).

Le chapitre 3 présente une historiographie de ce champ de recherche depuis les premiers travaux de J.B. Wace publiés en 1903. Force est de constater que les grotesques ont fait couler beaucoup d’encre. Ils sont tour à tour perçus comme des représentations apotropaïques visant à lutter contre le mauvais œil (Wace, Levi) ou bien à assouvir la passion des acquéreurs pour les sujets paillards et obscènes (Breccia). Les grotesques provoqueraient le rire du spectateur (Binsfeld, Cèbe). Pour certains chercheurs, il s’agit d’images d’acteurs (Richter, Goldman). H. P. Laubscher et L. Giuliani ont une approche sociologique de ces figurines (étrangers, esclaves, mendiants, colporteurs, etc…). Les cas pathologiques, combinant éléments réalistes et éléments non réalistes, que l’on rencontre principalement en Égypte et en Asie Mineure, forment une catégorie à part, suscitant un sentiment de ridicule ou d’horreur (Stevenson, Garmaise et Laios). S. Pingiatoglou est d’avis que ces grotesques sont le produit d’un réalisme naissant qui atteint son apogée à l’époque hellénistique et les met en perspective avec la poésie contemporaine. Enfin, pour P. Zanker ces figurines montrent la fragilité de l’existence et la vulnérabilité des corps biologiques. Comme le dit justement Meintani, le terme de “grotesque” renvoie à des réalités diverses (caricatures, acteurs de mime, handicapés, porteurs d’offrandes, etc.).

Dans le chapitre 4, Meintani commente une sélection de textes dans le but de montrer que les membres des couches sociales défavorisées et les handicapés ne faisaient pas l’objet de moqueries de la part de leurs contemporains. Meintani rejette en effet en bloc l’idée que les grotesques stigmatiseraient les couches sociales modestes. Dans les Idylles de Théocrite, il est vrai, les pêcheurs et les paysans ne sont pas tournés en dérision. On aurait cependant aimé connaître les critères qui ont présidé au choix des textes – sont-ils représentatifs de leur temps?

Le chapitre 5 explore le concept du corps grotesque dans la pensée occidentale. Ce concept apparaît au XVIe s. suite à la découverte, à Rome, de la Domus Aurea, ornée de motifs peints associant créatures fantastiques et fantaisistes. On peut au fond se demander si le terme de “grotesque” convient bien pour désigner les figurines de bronze et de terre cuite montrant des hommes et des femmes aux corps déformés et aux traits outrés. Cette question n’est pas vraiment abordée par Meintani. La dimension carnavalesque et la dimension pathologique de ces représentations sont explorées par Meintani. Pour ce faire, elle s’appuie largement sur les travaux de M.M. Bakhtin sur le renversement carnavalesque[4] et dans une moindre mesure sur l’ouvrage de J. Kristeva, qui explore le concept d’abjection, selon une approche psychanalytique.

Dans le sixième chapitre, Meintani évoque l’humour des Grecs. Elle explique que le rire est largement présent dans la religion grecque et mentionne tour à tour les vases phlyaques, ainsi que les vases et les terres cuites du Kabirion mettant en scène des personnages au visage masque, bedonnants et au sexe parfois hypertrophié. Il arrivait aussi que les dieux et les déesses soient tournés en ridicule dans l’imagerie vasculaire et coroplathique. Meintani évoque également le décalage qu’il peut y avoir entre l’humour des Anciens et le nôtre.

Le septième chapitre constitue le cœur de l’ouvrage. Il est divisé en deux parties: les figurines carnavalesques et les cas pathologiques. Chacune de ses parties présente une série de types iconographiques, témoignant de la richesse du répertoire des imagiers de l’époque hellénistique et de la période romaine. Plusieurs thèmes sont traités de manière plus ou moins développée, sans que cela ne soit justifié (l’importance accordée à tel ou tel type est-elle due à l’ampleur de la documentation à disposition?). L’auteur classe parmi les thèmes carnavalesques: le tireur d’épine, les divinités tournées en ridicule; les savants, les orateurs, les poètes, les élites; les pygmées et les combattants; les Macédoniens; les athlètes; les danseurs; les musiciens; les pêcheurs et les paysans; les personnages tirant la langue; les Mimes; des parodies d’acteurs et des scènes de rue. Certaines interprétations peuvent faire l’objet de discussion: les commerçants et les colporteurs avec panier ou plateau doivent-ils, par exemple, être perçus comme de simples marchands ou bien comme des porteurs d’offrandes? La figure 330 montre en effet un homme avec une couronne de feuillage qui indique clairement un contexte festif sinon rituel. Meintani s’intéresse ensuite aux figurines mettant en scène des corps malades et souffrants qui apparaissent dans le répertoire des imagiers à l’époque hellénistique. Elle rappelle que Smyrne et Alexandrie constituent les deux foyers principaux de ces représentations, sans doute en lien avec les écoles de médecine renommées, implantées dans les deux cités. Les pathologies dont souffrent les personnages sont variées: on aurait aimé avoir une typologie assez précise de ces images pour en souligner justement la diversité.

Le chapitre 8 cherche à recontextualiser ces images singulières et apporte un éclairage sur leurs fonctions. Retrouvés en contexte domestique, les grotesques pouvaient être des objets décoratifs ou des offrandes placées sur des autels. Présentes dans l’andron, elles pouvaient servir de support de discussion aux convives et susciter le rire. Leur présence dans les sanctuaires et les tombes est plus difficile à cerner. La dimension apotropaïque de ces images, en particulier celles montrant des personnages bossus ou au phallus surdimensionné, ne doit pas être négligée.

Pour conclure, cet ouvrage dense met en lumière tout un trésor d’images difficiles à appréhender, tant du point de vue de l’iconographie, du contexte archéologique que de la réception. Malgré les réserves exprimées, on ne peut que recommander la lecture de ce livre.

 

Notes

[1] Meintani suggère que les collectionneurs convoitaient davantage les têtes de ces figurines: les pilleurs auraient cassé les figurines pour ne conserver que les têtes (p. 13). Il convient de signaler que les terres cuites, découvertes lors des fouilles, sont rarement complètes: on trouve des têtes sans corps et des corps sans têtes.

[2] Sur cette notion, voir A. Gangloff, V. Huet et C. Vendries (dir.), La notion de caricature dans l’Antiquité. Textes et images, PUR, Rennes, 2021.

[3] À ce propos, on signalera l’article de E. Süvegh, “The role of find-spot and archaeological context in the interpretation of grotesque terracotta statuettes”, in D. Bajnok (dir.), Alia Miscellanea Antiquitatum. Proceedings of the Second Croatian-Hungarian PhD conference on Ancient History and Archaeology, Budapest-Debrecen, 2017, p. 175-187.

[4] La consultation de l’ouvrage de J.-C. Carrière, Le carnaval et la politique. Une introduction à la comédie grecque suivie d’un choix de fragments, Besançon 212, 1979, aurait pu nourrir la réflexion d’Meintani.