Le présent ouvrage relève le défi de fournir une étude comparative de trois collections de textes latins qui sont nées en France à quelques années d’intervalle : la Bibliotheca Selecta Classica (BCS), dirigée par Nicolas-Eloi Lemaire, qui édite les textes latins en poursuivant la tradition des collections variorum ; la « Bibliothèque Latine-Française » (BLF), fruit de l’entreprise de Charles-Louis-Fleury Panckoucke, qui publie les textes accompagnés de leur traduction ; la « Collection des Auteurs Latins » (CAL), dirigée par Désiré Nisard, qui livre également les textes et leur traduction mais vise un public différent. Ces trois collections forment un ensemble cohérent du point de vue chronologique – la première moitié du XIXe s. sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, comme l’indique le titre du volume – et géographique – ce sont trois éditions parisiennes. Elles entretiennent également bien d’autres liens, humains, scientifiques, commerciaux, qui justifient cette étude conjointe, qui n’avait jamais été entreprise, d’autant qu’aucune d’elle n’a même fait l’objet d’une analyse approfondie. Précisons d’emblée que le volume fait partie d’un diptyque, puisqu’il propose des synthèses tandis que des notices descriptives des ouvrages formant les trois collections sont consultables et téléchargeables librement. Nous ne dirons que quelques mots de ce second volet : composé de 963 pages, il donne une idée de l’entreprise colossale de l’ensemble. Accompagné d’une table, d’une bibliographie et d’un index des auteurs anciens, le format numérique choisi semble la solution idéale pour un mode de lecture non suivie, complétant par ses données fouillées, précises, nombreuses, le premier volet synthétique.
Ce dernier est toutefois doté d’outils qui ressortissent du même systématisme et de la même rigueur. L’annexe 1 fait un sort à l’iconographie des collections, qui n’a pas été abordée en tant que telle dans les développements. L’annexe 2 montre la constitution des trois collections en dressant la liste des volumes parus dans chacune par ordre chronologique, dresse un tableau récapitulatif du rythme de parution par année (on trouvera un tableau propre à chaque collection au chapitre 1) et un tableau de la répartition des auteurs dans les trois collections. Les annexes 3 et 4 montrent que le paysage éditorial général de l’époque, entre 1815 et 1850, n’a pas été négligé puisque la première décrit succinctement, notamment, les auteurs, les formats, les prix quand ils sont connus, composant les volumes de « quelques autres collections » et la suivante approfondit cette exploration grâce à un tableau « des parutions des volumes dans les principales collections d’auteurs latins entre 1815 et 1850 ». L’annexe 5 élargit elle aussi le propos aux « collections d’auteurs grecs entre 1815 et 1850 » : c’est une mise en perspective qui s’opère, par comparaison, les deux langues anciennes n’ayant alors pas le même statut, puisque « le grec a moins de lecteurs, moins d’éditeurs et / ou de traducteurs » (p. 436). Enfin la dernière annexe vient compléter le troisième chapitre en offrant un copieux répertoire des collaborateurs énumérés par ordre alphabétique après avoir été présentés comme rattachés à l’une, à deux ou aux trois collections. Les index locorum et nominum répertorient respectivement les œuvres et les hommes mentionnés dans les pages, à l’exception des trois créateurs des collections. Enfin une table des figures récapitule les illustrations (marques d’imprimeurs, pages de titre, fleurons…), les tableaux, les graphiques, qui émaillent très utilement les pages. Signalons ici qu’il est dommage que tous les graphiques ne soient pas en couleurs (comme la figure 45 p. 413, moins lisible).
L’étude de ces trois entreprises éditoriales s’organise en six grands chapitres, qui permettent de balayer tous les aspects que l’historien de la littérature, l’historien économique, le sociologue, le latiniste, le spécialiste de la réception de l’antiquité et bien d’autres sont heureux de voir abordés dans une étude pionnière, riche et stimulante à bien des égards. Les trois premiers établissent un cadre pour l’étude, à travers une description des collections, des auteurs édités et des équipes y travaillant ; les trois suivants entrent dans les questions plus littéraires et plus techniques (texte, traduction, annotation).
Le premier chapitre dresse « l’histoire des trois collections » en les replaçant dans leur contexte historique : d’une part, par l’étude de la vie de leurs fondateurs, de leurs appuis politiques et financiers, de leurs desseins ; d’autre part, par l’étude de la politique éditoriale et de l’activité commerciale (publics visés, production, succès) en ayant soin de lier ces aspects aux déclarations d’intention des maîtres d’œuvre. Le lecteur est ainsi d’emblée plongé au cœur de pages qui font dialoguer histoire et littérature : à travers une histoire littéraire, qui reconstitue patiemment la naissance, le développement des collections, ainsi que leur futur y compris après la disparition de leurs initiateurs ; à travers une histoire des lettres latines et françaises, puisqu’à travers l’histoire de ces collections se dessine celle de leurs objets, les textes et les auteurs latins.
C’est l’objet du deuxième chapitre, qui se centre sur « le canon des auteurs » en faisant varier les échelles : celle des corpus entiers et celle des textes à l’intérieur de ces corpus. L’étude des sélections permet de caractériser les collections et de leur attribuer des lignes de force qui les distinguent ou les rapprochent. Ainsi la BCL s’affirme comme « conservatoire des classiques » ; la BLF, qui se divise en deux séries, la première consacrée aux grands classiques, la seconde à des auteurs moins réputés, passe « de la restriction à l’abondance » ; la CAL ambitionne d’être exhaustive mais procède finalement à une sélection assez semblable à la BLF. Au sein des auteurs publiés, en ce qui concerne les fragments, ce sont la BCL et la BLF qui ont en commun leur traditionalisme tandis que la CAL se montre plus ouverte ; mais en ce qui concerne les œuvres apocryphes et les suppléments, les lignes de partage sont différentes ; enfin les passages problématiques (« fastidieux ou immoraux ») sont unanimement rejetés.
Par qui ? c’est la matière du troisième chapitre que de mettre au jour le nom des collaborateurs à l’œuvre, à travers une prosopographie novatrice. Non seulement l’auteur décrit les diverses origines de ces collaborateurs (littérateurs, journalistes ; monde de l’édition ; conservateurs, bibliothécaires ; professeurs du secondaire : universitaires et savants ; autres philologues ; amateurs, divers ; origines parfois indéterminées : l’auteur évoque certaines apories avec transparence) mais s’interroge sur la logique de la surreprésentation des enseignants du secondaire et livre des hypothèses convaincantes, liées tantôt aux raisons des éditeurs tantôt à celles des intervenants – qui ne manquent parfois pas de motivations moins nobles qu’il n’y paraît et se laissent difficilement encadrer. Là encore, l’analyse permet de dessiner des stratégies différenciées pour chaque collection.
Nous entrons dans le contenu des collections à partir du chapitre 4, occupé par les questions d’établissement du texte. C’est peut-être le domaine où la convergence de vues est la plus forte, puisque les trois collections veulent s’appuyer sur des éditions antérieures récentes, et en particulier les éditions allemandes – même si, dans la pratique, les méthodes peuvent diverger (reprise stricte du texte ou reprise avec modifications, dont le nombre et l’ampleur peuvent considérablement varier) –. Cette volonté n’empêche pas l’appui sur les autres sources que sont les manuscrits, mais là encore deux tendances dominent : « un travail limité de collatio » aux méthodes bien empiriques aux yeux du savant moderne, que l’auteur explique par divers facteurs convergents, et un conservatisme assez net en matière d’emendatio, au moins en principe, ce qui détonne là aussi par rapport aux positions actuelles privilégiant par exemple la lectio difficilior.
Les écarts de politique et de pratique sont plus amples en matière de traduction, question traitée dans le chapitre 5, qui n’étudie en toute logique que les BLF et CAL puisque la BCL n’est pas concernée. Dans ce chapitre en particulier, le renvoi aux notices du volume complétant celui-ci est indispensable pour entrer dans les détails. Les lignes directrices montrent l’évolution qui part de la méfiance envers la traduction (conservée pour la BCL) à l’acceptation de sa nécessité, puis à la promotion de ses nouveauté et / ou qualité. La BLF choisit en effet de mettre en avant la première, tandis que la CAL s’inscrit davantage dans la tradition… et produit ainsi à moindres coûts et dans de moindres délais. La dernière partie du chapitre étudie à partir de nombreux exemples judicieusement choisis les manières de traduire (entre respect du texte latin et considérations esthétiques sur la langue française ; les solutions aux problèmes traditionnels qui se posent à tout traducteur comme les realia et les obscénités). Là comme ailleurs, l’exposé est ferme, problématisé, et la conclusion p. 252 mêlant bibliographie matérielle et interprétation littéraire parfaitement éclairante.
Le sixième et dernier chapitre se consacre à « l’appareil critique-exégétique », angle d’approche qui permet de sonder tout à la fois plusieurs points déjà abordés : « les buts des commentateurs, le public visé, les contraintes matérielles […] ou l’écart pouvant exister entre les principes annoncés […] et le résultat finalement imprimé » (p. 255). Ce programme est traité de façon thématique : d’abord les notes, puis les préfaces, notices et indices, enfin « quelques traits généraux » sur l’esprit des collections (subjectivité, érudition, patriotisme, positions littéraires, politiques, morales et religieuses), ainsi étroitement ancrées dans leur contexte historique, ce qui apporte une dernière justification au titre de l’ouvrage. Pour traiter la masse d’informations recueillie par le dépouillement des collections, l’auteur forge, à partir des études existantes, ses propres outils d’analyse (voir les tableaux de typologie des notes p. 284-285) et les met à l’épreuve. Il aurait été impossible d’être exhaustif en la matière et le travail s’est fait à partir d’un échantillon de pages, d’autant que les analyses sont menées en synchronie (voir les tableaux p. 310 par exemple sur les pièces annexes dans chaque collection, en valeur absolue et relative) mais aussi en diachronie (tout de suite après, p. 311, est observée l’évolution de la BCL).
Les défauts formels sont minimes : nous n’avons noté qu’une coquille sur un nom propre (il faut lire p. 521 « Humbert-Mougin » et non « Humbert-Mongin »). Peuvent être gênantes les subdivisions très nombreuses qui hiérarchisent les arguments et dont la notation variée et complexe (lettres grecques, astérisques, tirets, points) n’aide pas au repérage dans le texte. L’écriture, organisée en de multiples paragraphes de quelques phrases, ne donne pas toujours non plus à la lecture la fluidité attendue. Ce ne sont là que des remarques très ponctuelles qui n’enlèvent rien à la grande valeur de l’ensemble. L’auteur manie une langue savoureuse, pleine de clarté et de vivacité, et non dénuée d’humour. Cette aisance et cette élégance se retrouvent dans le libellé des titres, immédiatement signifiants, et donc éclairants. On retiendra enfin deux qualités principales de cet ouvrage – ce compte-rendu ne saurait toutes les évoquer – : sa méthode et ses apports. Les introduction et conclusion sont des modèles du genre, exposant avec fermeté respectivement les objectifs, les obstacles, l’état de l’art d’une part, et les principales caractéristiques des trois collections et de leurs éditeurs, dans leurs ressemblances et différences, d’autre part. On retrouve dans la conclusion une précaution qui court passim : l’auteur se garde bien de s’en tenir aux déclarations des uns et des autres mais les confronte avec le contenu offert au lecteur, et bouscule bien des idées reçues. Les sources variées utilisées – écrits divers dans les collections elles-mêmes, augmentés de toute une littérature secondaire comme des lettres et journaux – ont aidé à ces mises au point. Des analyses minutieuses livrent une étude érudite, dense, qui permet de plonger au cœur des textes tout en aidant à saisir l’esprit général qui a animé les fondateurs des célèbres collections ; en offrant au lecteur une occasion de saisir les liens entre les hommes qui font l’histoire littéraire et la grande Histoire ; et en permettant de mieux comprendre comment les collections d’aujourd’hui et peut-être celles de demain se nourrissent des entreprises de Lemaire, Panckoucke et Nisard. L’ensemble ne peut que stimuler de semblables projets !