Les plaquettes de Penteskouphia forment un ensemble exceptionnel d’une importance primordiale pour l’étude de l’artisanat antique et des pratiques religieuses. Leur nombre, leur iconographie, la quantité importante d’inscriptions qu’elles portent et la fréquence des plaquettes à deux faces paraissent correspondre à un phénomène unique en Corinthie comme partout ailleurs dans le monde grec. Malgré leur importance, l’ensemble des plaquettes n’a toujours pas été publié.
Leur histoire commence en 1879 quand un paysan du village de Penteskouphia a déterré un nombre important de pinakes peints. La plus grande part (700 plaquettes et fragments) a été acquise par l’Antiquarium (actuellement Antikensammlung) de Berlin et 16 ont enrichi la collection du musée du Louvre. Bien que les plaquettes aient suscité un vif intérêt, il a fallu attendre jusqu’en 1905 pour que le site fasse l’objet d’une investigation scientifique par l’École américaine. Il n’empêche que des fragments de plaquettes ont encore été retrouvés de temps en temps jusqu’au milieu du XXe siècle, à l’occasion de diverses visites du site (environ 400 fragments sont conservés au musée archéologique de l’ancienne Corinthe). L’état de publication de ces lots est très inégal. Cette histoire mouvementée a entraîné l’introduction dans la bibliographie d’erreurs concernant leur découverte et la surreprésentation de certains groupes iconographiques qui risquent « d’occulter » le vrai visage de l’ensemble.
Pour rectifier ces problèmes méthodologiques, Hasaki établit un bilan impressionnant sur les circonstances de découverte et sur le nombre et la composition de l’ensemble : les 1200 fragments mis au jour au fil des années appartiennent au minimum à 1023 plaquettes (656 ornées d’un seul côté et 367 décorées sur les deux faces) et portent au total 1390 scènes. Sans parler des inégalités au sein de ce corpus, aucun groupe iconographique n’a été entièrement publié. Les précédentes études traitant des plaquettes s’appuyaient toutes sur une connaissance incomplète de cet ensemble et ont fréquemment cité uniquement les plaquettes déjà abondamment traitées et illustrées. Le livre de Hasaki comble deux lacunes importantes : elle donne pour la première fois une liste complète de toutes les plaquettes conservées (Appendix I) et elle analyse un groupe iconographique dans son intégralité. Son choix porte sur les scènes représentant diverses activités de potiers, un thème qu’elle étudie depuis des nombreuses années.
Il s’ouvre par une introduction (Chapitre 1) présentant le contexte, l’histoire de cette découverte, l’historique des recherches ainsi que les objectifs et les limites du présent ouvrage. L’objectif de l’auteur, dans un premier temps, est de reprendre ce dossier et éliminer les erreurs infiltrées dans la bibliographie concernant les circonstances de découverte des plaquettes pour obtenir une base solide pour les investigations. Dans un second temps, elle vise à étudier l’intégralité des plaquettes portant une scène de travail de potier. Elle les situe par rapport à l’ensemble du corpus et les exploite comme une source iconographique pour la production de la céramique antique, en les confrontant aux données archéologiques. Enfin et surtout, elle a comme objectif de proposer une interprétation de l’ensemble des plaquettes dans le cadre des pratiques religieuses des artisans, conforme aux circonstances dans lesquelles elles ont été découvertes et à leur iconographie.
La contribution d’Ioulia Tzonou et James Herbst, concernant les fouilles du site des plaquettes, est très importante (Chapitre 2). Ils revisitent l’intégralité de la documentation disponible des fouilles anciennes et des recherches sur le site et les analysent de manière critique. Ils intègrent ensuite ces données aux recherches topographiques de la région. Tandis qu’ils reproduisent l’intégralité de la documentation, seul un échantillon, considéré comme représentatif, des trouvailles faites lors des fouilles américaines, est illustré. En plus des plaquettes, ces fouilles ont mis au jour une figurine en terre cuite du Ve siècle avant n. è., 41 tessons corinthiens (la plupart appartiennent à des cotylisques, pyxides et aryballoi décorés en silhouette) et un fragment attique. Ce beau dossier mériterait une publication exhaustive. Les trouvailles s’échelonnent entre la période protocorinthienne et le IVe siècle avant n. è., mais elles mettent davantage l’accent sur le Corinthien moyen et le Corinthien récent I. Les auteurs soulignent, que le manque d’observations stratigraphiques (et les éventuelles contaminations postérieures du matériel) ne permet pas de dater la déposition des plaquettes ; les trouvailles nous renseignent seulement sur la fréquentation du site (p. 33). C’est pourquoi on ne peut pas accepter sans réserve la datation proposée un peu plus loin par les auteurs pour la déposition des plaquettes vers la fin du VIe siècle (p. 41). D’après leur analyse, il s’agit bien d’un seul et unique lieu de découverte. Les raccords entre les plaquettes démontrent clairement que les fouilles américaines de 1905 portaient bien sur le même lieu que les trouvailles de 1879. Les informations de Arthur Milchhöfer affirmant que les plaquettes ont été retrouvées entassées, serrées dans une petite zone, et qu’elles étaient mélangées avec seulement quelques autres antiquités paraissent donc exactes. Malgré les multiples recherches sur le site, cet assemblage devrait, hélas, être considéré comme partiellement connu. Le lieu de découverte se trouve à proximité d’une voie préromaine, un axe majeur reliant Corinthe avec des sites funéraires et des sanctuaires ainsi qu’avec l’intérieur du Péloponnèse. La nature exacte de ce dépôt ne peut pas être précisée ni, à mon avis, le moment précis de sa constitution (probablement au cours ou vers la fin de la deuxième moitié du VIe siècle).
Dans le Chapitre 3, Hasaki propose un bilan s’appuyant pour la première fois, sur un corpus complet (étudié en autopsie !), de leur fabrication, de leur fonction sans doute parfois transversale (surface de pratique, pièces de test, objets apotropaïques liés aux fours, offrandes pour un sanctuaire, etc.), de leur iconographie, de leur épigraphie et de leur datation. Disposant d’une vue sur l’intégralité du corpus, elle peut présenter des proportions réelles des différents types (plaquettes à une ou à deux faces), des différentes catégories de tailles et des différents groupes iconographiques ainsi que de leurs combinaisons. En effet, même si leur illustration figure dans tous les manuels, les scènes représentant les différentes activités des potiers sont assez rares. Elles n’apparaissent que sur 9% des plaquettes. Deux particularités se distinguent clairement. Premièrement, les scènes de travail de potiers sont uniques en leur genre ; elles ne font pas partie du répertoire iconographique des vases corinthiens. Deuxièmement, l’importance de Poséidon sur les plaquettes est remarquable, tandis qu’il est assez rare sur les vases corinthiens. L’apparition de ces deux groupes iconographiques, surtout le premier, pourrait en effet servir de clef pour l’interprétation de cette trouvaille.
L’auteur n’a pas l’intention de reprendre la datation de chaque plaquette, ni leur attribution. Ce travail devrait être réalisé quand le corpus intégral sera publié. Toutefois la place chronologique de certaines plaquettes non datées dans l’ouvrage pourrait être précisée dès à présent. A titre d’exemple, la plaquette M19, d’après les motifs de remplissage en forme de « chute de neige », date du Corinthien moyen. Hasaki suit les propositions parues dans la bibliographie qu’elle corrige parfois. Son analyse sur la distribution chronologique repose donc sur un nombre restreint de plaquettes. Elle émet l’hypothèse que les plaquettes de Penteskouphia sont antérieures au Corinthien récent II (p. 79). Concernant la chronologie absolue, elle repose sur la proposition d’Amyx[1] et de Dunbabin[2] (cf. p. 78, Tableau 3.4). Ici la chronologie proposée par Kees Neeft[3] et surtout celle de Michalis Tiverios pour le Corinthien récent I devraient être mentionnées.[4] Cette dernière est surtout importante pour la datation de la fin de la production des vases à décor figuré.
Le Chapitre 4 est consacré au catalogue détaillé des plaquettes décorées d’une scène de potier (97 plaquettes, comportant 102 scènes). Les entrées du catalogue sont très complètes et bien structurées, accompagnées par la bibliographie essentielle de chaque plaquette et par un dossier graphique (photos, dessins et reconstructions). Éventuellement, un dessin de la face A de la plaquette B11 aurait été bienvenu pour que l’on puisse mieux comparer le cavalier avec les représentations similaires sur vases.
Le Chapitre 5 donne une analyse iconographique des plaquettes présentées dans le catalogue. Il suit l’ordre des différentes étapes représentées de la production. Après une présentation détaillée des scènes corinthiennes, l’auteur les compare avec des scènes attiques et souligne qu’il y a des différences fondamentales entre l’imagerie attique et l’imagerie corinthienne. A la fin du chapitre, elle présente les inscriptions et leurs interprétations. En effet les plaquettes de Penteskouphia attestent un phénomène rare, une concentration inhabituelle d’inscriptions. La présentation s’appuie principalement sur les recherches précédentes, mais elle propose également dans certains cas de nouvelles lectures. La « graphomanie » sur les plaquettes montre un certain attachement personnel des peintres à ces pièces. Ce lien se reflète d’ailleurs aussi dans l’intimité des scènes de travail de potiers. Les plaquettes de Penteskouphia ont fourni en effet plus de signatures de potiers que l’ensemble des vases corinthiens connus pour la période archaïque et classique (p. 221-222). Nous devrions ajouter Laphilos[5] parmi les rares noms de potiers/peintres corinthiens connus par leur signature qui est, hélas, oublié par l’auteur.
Le Chapitre 6 met en contexte les résultats du chapitre précédent à l’aide des vestiges archéologiques des autres ateliers de potiers et fours découverts dans le monde grec.
Le Chapitre 7 est l’un des plus importants de cette publication. Hasaki, en s’appuyant sur les résultats des chapitres précédents, développe une proposition tout à fait intéressante sur la manière dont les pinakes de Penteskouphia peuvent s’ancrer dans un contexte où leur caractère industriel et religieux se réunissent. Elle émet l’hypothèse que les plaquettes se rattachent au culte informel d’une communauté de potiers située quelque part aux environs du lieu de découverte. L’épithète de Poséidon « ἄναξ » utilisé sur certaines plaquettes est inconnu ailleurs. L’utilisation d’un grand nombre de pinakes comme offrandes ne trouve pas non plus de parallèle sur les autres lieux de culte de Corinthie. Il apparaît donc que ce culte avait un caractère local. On peut par exemple imaginer un sanctuaire de type ‘stele shrine’ ou un bosquet sacré ayant des préférences pour certains types de dédicaces, fréquenté par des artisans, leur clientèle et bien entendu les passants empruntant la route voisine. S’agit-il vraiment d’une communauté spécialisée dans la production de vases pour le symposion, comme l’envisage Hasaki? Cela reste à démontrer par l’identification des mains des peintres des plaquettes parmi les peintres des cratères, des œnochoès et des coupes.
L’auteur s’interroge sur la raison de la concentration des plaquettes au Corinthien moyen et au Corinthien récent I. S’agit-il de simples offrandes de remerciement pour un succès ou témoignent-elles d’une éventuelle détresse et d’une anxiété de la part des potiers? Après une réflexion bien pesée, elle opte pour cette dernière hypothèse. La période du Corinthien moyen est une période prospère, mais les potiers corinthiens étaient de plus en plus confrontés à la concurrence des ateliers attiques jusqu’à ce qu’ils perdent l’un après l’autre les marchés traditionnels. Des changements dramatiques ont eu lieu dans les ateliers corinthiens dans la période comprise entre 560 et 530 conduisant à l’abandon presque complet de la production figurative à la fin du Corinthien récent I. Une communauté de peintres de vases à décor figuré aurait donc été particulièrement touchée. Selon l’hypothèse de Hasaki leurs inquiétudes quotidiennes (comme assurer une cuisson réussie) et les difficultés de plus en plus importantes touchant l’industrie de la céramique corinthienne se reflètent à travers les pinakes.
Un long résumé présente une synthèse claire des arguments, des propositions et des résultats du livre et esquisse les objectifs des rechercher à venir. L’ouvrage se termine par une série d’annexes et un index détaillé facilite la tâche du lecteur.
Le livre est abondamment illustré avec des images de bonne qualité (en partie en couleur).
L’ouvrage d’Eleni Hasaki a une grande valeur et marque une importante étape dans l’étude des plaquettes de Penteskouphia. Elle nous propose une nouvelle lecture et une nouvelle interprétation de cette trouvaille toujours énigmatique, dépourvue de l’essentiel de son contexte archéologique d’origine. On attend avec impatience que la publication des plaquettes se poursuive et de voir si des recherches dans la région pourront confirmer l’existence de cet atelier présumé.
Notes
[1] Amyx, D. A., Corinthian Vase-Painting in the Archaic Period, Berkeley – Los Angeles – London 1988, 397-429.
[2] Dunbabin, T. J., Perachora. The Sanctuaries of Hera Akraia and Limenia. Vol. II, Oxford 1962, 6.
[3] Neeft, C. W., Protocorinthian Subgeometric Aryballoi. Allard Pierson Series 7. Amsterdam 1987, 363-380 et Neeft, C. W., Absolute Chronology and Corinthian Pottery, in., Panvini, R. – Sole, L., a cura di, La Sicilia in età arcaica. Dalle apoikiai al 480 a.C. Caltanissetta 2012, 486-496.
[4] Tiverios, M., Archaische Keramik aus Sindos. Macedonika 25 (1985-1986) 70-87. Pour une discussion récente sur la datation du Corinthie récent I, cf. Neeft, K., The Corinthian Pottery. Argilos 1. Athens 2020, 15.
[5] Volioti, K. – Papageorgiou, M., A new signed Corinthian aryballos. Talanta 46 (2015) 107-120.