À plus d’un siècle de la monographie consacrée à l’Aventin par l’archéologue Alfred Merlin (1906), cet ouvrage est le premier à rassembler et à discuter l’ensemble des sources littéraires, épigraphiques et archéologiques relatives à la plus insaisissable et à la plus singulière des collines de Rome sur le plan urbanistique, appréhendée ici en fonction d’une « histoire discontinue » (p. 14) comprise entre le IIe siècle av. J.-C. et le règne de Claude, par qui elle fut finalement intégrée dans le pomerium. Issu d’un thèse de doctorat dirigé par Claudia Moatti, l’ouvrage est solidement construit en trois parties, chacune précédée d’une introduction, abordant successivement l’Aventin en tant qu’espace urbain, le lien de la colline avec la plèbe, et la topographie de ses sanctuaires[1]. Conformément au parti-pris d’austérité adopté par l’École française de Rome pour sa Collection et sa Bibliothèque, depuis 2017, la couverture de l’ouvrage ne présente aucune illustration susceptible de l’identifier, de le singulariser et d’inviter à sa lecture, ce qu’il est permis de regretter, même si cette uniformité, dont risque de naître un jour l’ennui, ne retire évidemment rien à l’apport scientifique de ces volumes (Fig. 1).
La première partie (p. 15-195) s’attache à définir les limites de la colline, d’abord pagus, puis mons, et à préciser sa position dans la ville, en distinguant en premier lieu deux niveaux d’analyse, dont l’ordre aurait sans doute gagné à être interverti : une limite virtuelle, définie par la toponymie au travers des sources depuis la fin de la République jusqu’au début de l’Empire, lorsque les deux sommets de l’Aventin ont été rattachés à deux régions différentes de Rome par Auguste; une limite concrète, étudiée au travers du rapport juridique, administratif et socio-religieux entre la colline et la Ville tel qu’il se définissait à différents niveaux, notamment par rapport à la muraille servienne[2], au pomerium, à la zone des mille pas et aux confins de l’ager romanus[3]. Une attention spécifique est justement accordée à la question de l’exclusion de la colline du pomerium et aux justifications proposés pour l’expliquer, au double prisme des raisons avancées par les auteurs anciens et des hypothèses échafaudées par les topographes de Rome à partir de ces mêmes sources – qu’il aurait donc sans doute été préférable, ici aussi, de présenter en premier. Ce sont, en définitive, des motifs stratégiques qui auraient causé cette exception, à laquelle Claude mit fin, en dépit des critiques, en transposant ainsi au cœur de la ville l’extension des limites de l’Empire.
Inspirée des méthodes de la sociologie urbaine, la deuxième partie (p. 197-345) s’interroge sur la représentation de l’Aventin comme colline de la plèbe. Celle-ci relève, selon l’auteur, d’une pure construction historiographique élaborée dans le courant du IIe siècle av. J.-C. L’examen des realia – les vestiges archéologiques[4], la liste des propriétaires connus par les textes ou l’épigraphie – témoigne en revanche de la diversité du corps social présent sur la colline : aux côtés de plébéiens dont l’installation a pu être favorisée en 456 par la lex Icilia de Aventino publicando, on note très tôt la présence de membres de l’ordre équestre et de nobiles, et en tout premier lieu celle des Sulpicii Galbae, qui semblent y avoir possédé plusieurs résidences – dont des horti[5], peut-être dès le début du IIe siècle av. J-C. (p. 311) –, et contrôlé différentes activités économiques.
La troisième partie (p. 347-468) explore le riche dossier de la topographie religieuse de la colline et des fonctions spécifiques de ses cultes au travers d’une vingtaine de sites documentés, pour la plupart localisés sur le grand Aventin[6]. Il n’est pas sûr que le choix de l’auteur de les présenter par secteurs géographiques ait été le plus judicieux (également parce que tous les sanctuaires ne sont pas précisément localisés) : une sériation chronologique aurait permis, à mon sens, une « lecture plus dynamique » (p. 417) de l’ensemble du dossier, à partir des plus anciens sanctuaires, attribués à la période royale – Bona Dea, Jupiter Elicius, Luna, Fortuna Virgo, Murcia, Laverna et naturellement le plus vaste de tous, consacré à Diane, reconstruit à l’époque d’Auguste sous une forme monumentale directement inspirée (comme l’aurait été son prédécesseur) de celui d’Éphèse, auquel il emprunta aussi sa statue de culte (Fig. 2), mais dont localisation, encore débattue, demeure un des grands défis posés aujourd’hui aux topographes et aux archéologues de la ville (Fig. 3). Après le début de la République, marqué par la construction temple de Cérès, Liber et Libera et de celui de Mercure, ce n’est qu’avec la période médio-républicaine qu’on peut constater une multiplication des édifices sacrés sur la colline – Iuno Regina, Stimula, Minerva, Venus Obsequens, Summanus, Consus, Vortumnus, Jupiter Libertatis, Flora, jusqu’à l’aedes Iuventatis dédié en 207 av. J.-C. ; mais on ne connaît plus, après cette date, que des réfections ou des reconstructions d’édifices antérieurs. Ce cadre religieux riche et diversifié a dû favoriser l’intégration des populations marginales du corps social, et en particulier celle des femmes, des étrangers et des esclaves, protégés par le droit d’asylie du temple de Diane. Il aurait pu être intéressant, dans cette partie, d’explorer aussi les liens de la colline avec le rituel du triomphe et celui de l’evocatio, puisqu’on y trouve non moins de trois temples qui s’y rapportent directement, ceux de Junon Reine célébrant la victoire sur Véies en 396 av. J.-C., de Consus, sur les Tarentins en 276 av. J.-C. et de Vortumnus, sur Velzna en 264 av. J.-C., qui témoignent ainsi de la pleine insertion de la colline dans les performances rituelles et politiques de la ville[7].
La conclusion générale du volume, développée aux p. 469-475, offre une synthèse utile des thèses développées dans l’ensemble du volume.
Confrontée à des questions souvent complexes, impliquant la maîtrise d’une très vaste bibliographie (p. 477-526, de l’ordre d’un millier de titres), l’exposition est constamment claire, mesurée dans la présentation des arguments et des hypothèses, et permettra à chacun de tirer ses propres conclusions[8]. Cinq utiles annexes permettent d’approfondir des questions spécifiques (sources littéraires et épigraphiques mentionnant la zone des mille pas ; topographie de la prise des auspices par Romulus et Rémus ; topographie des sécessions de la plèbe ; parcours de la fuite de Caius Gracchus ; fragments de la Forma Urbis Marmorea relatifs à l’Aventin), tandis que deux copieux index (sources littéraires, p. 551-566 ; nominum et rerum, p. 567-581), trop souvent omis dans les ouvrages récents, permettent d’accéder commodément aux informations recherchées. Les 12 illustrations figurant dans le texte sont complétées de 9 planches couleur conçues spécifiquement pour le volume.
Ce beau travail, écrit de manière à être accessible aussi bien aux étudiants qu’aux chercheurs, est appelé à demeurer longtemps une référence pour les topographes de la Ville. Il pourrait suggérer la rédaction de nouvelles recherches parallèles consacrés aux autres collines de Rome, dont certaines n’ont jamais fait en tant que telles, à ce jour, l’objet d’une monographie spécifique.
Notes
[1] Compte rendu antérieur : Romain Millot, Hypotheses (https://sfhu.hypothèses.org).
[2] La muraille servienne a fait l’objet à l’université de Perugia, en 2014, d’une thèse encore inédite de Giovanna Battaglini, Murus Servii. La fase arcaica delle mura di Roma, placée sous la direction de Filippo Coarelli et d’Antonio Gonzales.
[3] Sur ces questions de définition de la ville et de son suburbium, on se reportera, en dernier lieu, à Rachele Dubbini (dir.), I confini di Roma, Pise, 2019.
[4] Depuis peu, on peut visiter à Rome, sur l’Aventin la « scatola archeologica » de la place Albania, qui propose un parcours à travers l’histoire de la colline depuis l’époque républicaine jusqu’au IIe siècle ap. J.-C.
[5] Sur les horti Sallustiani, cités p. 178, on peut se reporter aujourd’hui à Kim Hartswick, The Gardens of Sallust: a changing landscape, Austin, 2004.
[6] Sur ces questions à l’époque républicaine, en rapport avec l’Aventin, voir en dernier lieu Dan-el Padilla Peralta, Divine institutions: religions and community in the middle Roman Republic, Princeton, 2020.
[7] Voir, en dernier lieu, Maggie L. Popkin, The architecture of the Roman triumph. Monuments, memory and identity, Cambridge, 2016, p. 50-51.
[8] Quelques rares coquilles : on rectifiera « Henric Jordan » (pour Heinrich, p. 5-6) ; « qui site » (p. 77) ; « la collis hortulorum » (p. 178) ; « zone des milles pas » (p. 539).