[Table des matières à la fin de la recension.]
Le colloque dont ce recueil contient les actes fit suite en 2018 à l’édition de la Constitution des Athéniens procurée l’année précédente par Dominique Lenfant, son organisatrice.[1] Après l’édition, il s’agissait évidemment non pas tant d’en prolonger l’exégèse que de jeter quelques lumières sur la façon dont cette Constitution des Athéniens, pour nous aujourd’hui anonyme, est parvenue jusqu’à nous et sur les raisons qui peut-être expliquent sa fortune à l’époque contemporaine.
Comme l’explique D. Lenfant dans son introduction – et la composition même du recueil en témoigne –, l’histoire de l’opuscule est incertaine. Sa transmission n’est peut-être que le fruit d’un hasard, à savoir son attribution à Xénophon, qui le fit bénéficier de l’aura de cet illustre écrivain et du même souci de conservation que ses autres œuvres. Le paradoxe est que, si sa tradition manuscrite directe se confond avec celle des Œuvres complètes de Xénophon, la première mention à nous connue dans la littérature antique semble être le fait d’un auteur, Démétrios de Magnésie (ier s. av. J.-C.), qui selon Diogène Laërce contestait cette attribution. Selon lui en effet, rapporte Diogène (II 57), la Constitution des Athéniens et des Lacédémoniens n’était pas de Xénophon. S’il existe bien une Constitution des Lacédémoniens dont la paternité n’est pas disputée à Xénophon, le titre transmis par Diogène, qu’il résulte ou non d’une altération, semble indiquer que dès la fin de l’époque hellénistique l’incertitude régnait non seulement sur l’identité de l’auteur mais sur celle même de l’opuscule.
Qu’aucune autre mention ne nous en soit parvenue avant son apparition dans les manuscrits de Xénophon fait de sa transmission tout au long de l’Antiquité une énigme. Une question connexe est celle de sa réception, que pose Emmanuèle Caire : « Qui a lu l’Athenaion Politeia ? ». En l’absence d’attestations explicites, l’enquête consiste à chercher si l’on trouve dans la littérature des jugements et/ou des analyses de la démocratie athénienne offrant des analogies avec ceux que contient l’opuscule, qui pourraient donc être les traces d’une lecture, voire d’une influence, de ce dernier. De fait, E. Caire identifie dans trois discours d’Isocrate, l’Aréopagitique, le Sur la Paix et le Panathénaïque, de « troublantes similitudes » avec les propos de l’anonyme. Elle reconnaît en particulier chez l’orateur le trait le plus saillant de la Constitution des Athéniens, à savoir le double jugement porté sur le lien entre thalassocratie et démocratie. Celle-ci découle de celle-là, puisque le développement de la flotte entraîne une mobilisation croissante de la classe inférieure sur les trières et donc sa participation croissante elle aussi au pouvoir : le jugement négatif porté sur le régime démocratique rejaillit par conséquent sur le choix fait par Athènes de la puissance maritime. Mais d’autre part Isocrate, comme l’anonyme, reconnaît la logique interne de ce double choix : conséquence ou condition de sa présence en nombre sur les bancs des trières, la mainmise du peuple sur les affaires publiques s’avère être la condition de l’indépendance d’Athènes : mieux vaut être injuste qu’asservi.
Au livre VIII de la République de Platon, E. Caire retrouve l’analyse de la démocratie comme victoire des pauvres sur les riches et généralisation d’une liberté allant jusqu’à l’impossibilité de distinguer l’esclave de l’homme libre. Tant la méfiance des Lois à l’égard du commerce maritime que leur préférence en matière militaire pour un corps d’hoplites plutôt que de marins n’évoquent que lointainement les thèses du Pseudo-Xénophon. Plus on avance, d’ailleurs, dans le ive siècle, plus la probabilité est grande que la récurrence chez un Aristote ou un Théophraste de thèmes déjà présents dans la Constitution des Athéniens soit le signe moins d’une influence de l’opuscule que de la diffusion de lieux communs, voire de clichés, sur les défauts de la démocratie. Mais la question, remarque aussi E. Caire, vaut également pour la Constitution des Athéniens elle-même, dont l’auteur, s’il éclaire mieux que personne le caractère nécessairement démocratique de la thalassocratie athénienne ou nécessairement impérialiste de cette démocratie, ne fait peut-être que donner forme de système à des critiques répandues déjà de son temps chez les adversaires de la démocratie.
À juste titre, cette enquête sur la réception de l’opuscule dans l’Antiquité ne se poursuit pas au-delà du ive siècle. À partir en effet de la domination macédonienne puis de l’établissement des monarchies hellénistiques, la démocratie n’est plus matière à lutte ou débat politique comme elle l’a été pour les cités grecques au ve siècle. La démocratie athénienne, on le voit bien dans la Constitution d’Athènes d’Aristote, est désormais objet d’histoire ; le pamphlet dirigé contre elle est devenu, lui, sans objet.[2]
De la lecture de l’ensemble du recueil se dégage un trait frappant : comme lors de sa première réception, la Constitution des Athéniens semble n’avoir jamais suscité d’intérêt, et n’avoir donc fait l’objet d’une réception proprement dite, que dans les moments où la démocratie, comme idée sinon comme régime effectif, retrouvait une actualité, que ce fût pour être décriée ou au contraire revendiquée. Il faut attendre le xvie siècle et Jean Bodin, nous apprend Pascal Payen (p. 169), pour en rencontrer en France un « excellent connaisseur ». Encore n’était-ce que pour en tirer de quoi faire de la démocratie le repoussoir à une monarchie promise à l’absolutisation. Et c’est Charles Rollin, janséniste et en tant que tel adversaire de l’absolutisme, nous apprend le même auteur (loc. cit.), qui au xviiie siècle sera, semble-t-il, le premier moderne à trouver quelques vertus au régime décrit par le Pseudo-Xénophon.
De la fin du xviiie siècle à nos jours, ce lien entre la réception, voire l’utilisation, du pamphlet et les soubresauts de l’histoire politique européenne ne cessera de s’affirmer. Les adversaires de la démocratie, ancienne ou moderne, feront évidemment leur le point de vue de l’oligarque, tel La Luzerne, ancien ministre de Louis XVI émigré à Londres, où il publie la première traduction française du pamphlet assortie d’une préface qui ne laisse aucun doute sur l’utilité que présente à ses yeux cette publication ; ou Mitford, dont la Constitution des Athéniens conforte l’hostilité à la démocratie athénienne. Grote au contraire, au siècle suivant, ne lui donne guère de place dans son Histoire de la Grèce où l’Athènes démocratique est dépeinte comme le lieu de naissance des Lumières radicales. Plus complexe est la position de Gustave Glotz : lui aussi va jusqu’à lire dans les institutions de l’Athènes démocratique une Déclaration des droits de l’homme et du citoyen avant la lettre, sans hésiter cependant, montre encore P. Payen, à reprendre motifs et termes du Pseudo-Xénophon pour réprouver comme lui les abus de l’égalité démocratique chez les Athéniens des ve-ive siècles, certes, mais peut-être aussi du même coup mettre en garde contre la possibilité de pareils excès dans la IIIe République.
La réception moderne de la Constitution des Athéniens n’est évidemment pas seulement française. Le volume contient des éclairages sur ce qu’elle doit, d’abord à l’humanisme italien de la Renaissance, mais aussi et peut-être surtout à l’érudition allemande, anglaise et italienne. Un cas de figure intéressant est celui de l’édition critique accompagnée d’une traduction espagnole publiée par l’Instituto de Estudios Políticos en 1951, dans une période de relative ouverture du régime franquiste. L’introduction en fut confiée, non à l’éditeur et traducteur, Manuel Fernández-Galiano, mais à un médiéviste, Manuel Cardenal Iracheta. Laura Sancho Rocher attire l’attention sur l’ambiguïté de la présentation rédigée par ce dernier, mettant en relief sans commentaires les thèses les plus provocantes du Pseudo-Xénophon : le soutien populaire apporté à la démocratie, qui pourrait passer pour un avertissement adressé à la dictature instaurée par Franco ; l’impossibilité de renverser la démocratie sans un appui extérieur, où l’on pourrait voir une allusion aux soutiens grâce auxquels Franco renversa la République espagnole. Mais aussi l’inutilité d’espérer voir la démocratie se réformer de l’intérieur, ce qui, par un subtil renversement de perspective, pouvait signifier que les espoirs d’une libéralisation du régime ne pouvaient que se heurter au discours populiste du pouvoir franquiste.
La Constitution des Athéniens a naturellement aussi suscité l’intérêt d’auteurs de tendance ou d’obédience marxiste. Eux en effet, montre Yannick Muller, n’ont de difficulté ni à reprendre à leur compte l’analyse du Pseudo-Xénophon, ni à donner leur approbation au système qu’il condamne. Moins traduction que translittération de son original grec, « démocratie » a en effet à leurs yeux pour signification littérale la « dictature du prolétariat » annoncée par Marx.
En résumé, le volume, dont cette revue n’épuise pas la richesse, montre à quel point le pamphlet, en lequel on voit aujourd’hui « le plus ancien texte de prose attique conservé »[3], persiste à se révéler actuel aux époques et dans les lieux où justement le sort de la démocratie est en jeu. En témoigne le cas de l’Italie, magistralement exposé par Stefano Ferrucci. Si, au cours des derniers cinquante ans, les érudits les plus respectés de ce pays n’ont pas craint d’éclairer leurs interprétations par des rapprochements avec les « affaires » qui défrayaient la chronique au moment où ils écrivaient, on peut penser que l’atmosphère de crise qu’ils respiraient alors n’était pas pour rien dans l’intérêt qu’ils portaient à un texte vieux de vingt-cinq siècles. Les érudits sont aussi des citoyens.
Authors and Titles
Dominique Lenfant, Introduction
Emmanuèle Caire, Qui a lu l’Athenaion Politeia ? La réception du pamphlet dans l’Antiquité
Luana Quattrocelli, Le voyage de la Constitution des Athéniens dans les manuscrits des XIVe et XVe siècles. Les témoins « fondamentaux »
Dominique Lenfant, La Constitution des Athéniens à l’heure de la Révolution française
Pierre Pontier, L’ère du soupçon : la naissance du Pseudo-Xénophon et la « question xénophontienne » dans la première moitié du XIXe siècle
P. J. Rhodes, The Reception of the Constitution of the Athenians in Britain in the 19th century
Cinzia Bearzot, Une lettre de Xénophon au roi de Sparte Agésilas ? La singulière monographie d’Émile Belot
Pascal Payen, De Victor Duruy à Gustave Glotz : la démocratie athénienne, « une extravagance reconnue »
Christian Wendt, Un tour de force sophistique ? Ernst Kalinka et la Constitution des Athéniens
Hans Kopp, Die Athenaion politeia als Theorie der Seemacht : Hartvig Frichs Kommentar und seine zeitgenössische Wirkung
Laura Sancho Rocher, L’édition du Pseudo-Xénophon par l’Instituto de Estudios Políticos dans l’Espagne de Franco (Madrid 1951)
Yannick Muller, Claudine Leduc et les lectures marxistes de la Constitution des Athéniens
Stefano Ferrucci, Cinquant’anni di reicerche sullo Pseudo-Senofonte in Italia (1968-2018) : temi, proposte, prospettive
Notes
[1] Pseudo-Xénophon, Constitution des Athéniens, texte établi, traduit et commenté par Dominique Lenfant, Paris 2017 (Collection des Universités de France).
[2] S’il continua d’être copié et recopié jusqu’à paraître dans nos manuscrits, il est plausible que le mérite en revienne à son attribution à Xénophon, et dès lors il faut penser que cette attribution est presque aussi ancienne que lui. Comme le remarque D. Lenfant dans son édition (op. cit. p. xix), rien n’exclut qu’un exemplaire en ait figuré dans la bibliothèque de Xénophon et qu’après sa mort, le parallèle avec la Constitution des Lacédémoniens aidant, il ait été pris pour l’un de ses écrits.
[3] D. Lenfant, op. cit. p. ix.