Ce volume comble une importante lacune dans la littérature philosophique grecque disponible en français. Il propose une traduction annotée du commentaire d’Alexandre d’Aphrodise aux livres alpha elatton et Beta de la Métaphysique d’Aristote (des traductions annotées du commentaire aux livres Alpha meizon, Gamma et Delta sont à suivre). Bien que le texte grec conservé ne dépasse malheureusement pas le livre Delta, on ne saurait sous-estimer le rôle joué par le Commentaire d’Alexandre, écrit aux alentours de 200 après J.-Chr., dans la réception de la Métaphysique comme quête de la connaissance des premiers principes chez les philosophes arabes, byzantins et latins pendant le Moyen Âge et chez les Péripatéticiens de la Renaissance. À travers son commentaire, Alexandre développe une lecture unitaire de la Métaphysique,[1] qui domina la manière de comprendre ce traité fondamental jusqu’à la parution des Discussiones peripateticae (1581) de Francesco Patrizi, voire, d’une certaine façon, jusqu’aux études génétiques de Werner Jaeger (Studien zur Entstehungsgeschichte der Metaphysik, 1912). Le « livre des apories » sur l’être et les principes de l’être, à savoir Beta, traduit et annoté par Gweltaz Guyomarc’h, est central dans cette approche unitaire, tandis que le petit alpha, traduit et annoté par Laurent Lavaud, se voit assigner par Alexandre essentiellement la tâche d’établir que l’ascension vers les principes ne va pas à l’infini. Lavaud et Guyomarc’h expliquent le rapport du commentaire à ces deux livres au projet unitaire d’Alexandre, articulent soigneusement le contenu du commentaire, et traduisent fidèlement le texte qui leur a servi de base. C’est sur ce dernier que je vais me concentrer dans la suite, puisqu’il me semble être le seul aspect problématique du volume.
Les traducteurs français ne se sont pas contentés de traduire le texte grec établi par Michael Hayduck,[2] en y apportant ici et là des corrections mineures, comme il se passe dans les traductions déjà parues,[3] mais ils ont aussi entrepris un travail de collation de manuscrits et de rétablissement du texte. Leur démarche est justifiée dans la mesure où on sait (1) qu’un témoin indépendant du texte, à savoir le Laurentianus plut. 85.1 (O), n’a pas été pris en considération dans les trois éditions parues en Allemagne au dix-neuvième siècle,[4] à savoir celles établies par Christian August Brandis (1836), Hermann Bonitz (1847) et, finalement, Hayduck, et (2) que le texte nommé ‘recensio altera’ par Hayduck n’est pas une recensio du Commentaire d’Alexandre mais un Commentaire anonyme, dans lequel le Commentaire d’Alexandre a été employé comme source.[5] Hayduck entreprit une collation des manuscrits de la soi-disant recensio altera, mais, quant au texte d’Alexandre lui-même, sa Grundlagenforschung était celle effectuée plus tôt par Brandis. Bien que Brandis eût collationné un apographe du ms. O, à savoir le Monacensis gr. 81 (M), il le laissa de côté pour le livre Beta (et aussi pour les trois premiers chapitres du livre Gamma). Ni Bonitz ni Hayduck ne poursuivirent la collation du manuscrit de Munich ; s’ils l’avaient poursuivie, ils auraient rétabli, entre autres, le texte au début du commentaire au livre Beta (171.14-172.2 H. : δύναταί τις ἀκοῦσαι καὶ καθολικώτερον τοῦ εἰρημένου «περὶ ὧν ἀπορῆσαι δεῖ πρῶτον», où le εἰρημένου est rédondant), dont le sens d’après les traductions déjà parues laisse à désirer. C’est grâce à Guyomarc’h qu’on peut maintenant lire le texte correctement (δύναταί τις ἀκοῦσαι καὶ καθολικώτερον τοῦ εἰρημένου ὡς λέγοντος αὐτοῦ καθόλου ἀναγκαῖον εἶναι πρὸς πᾶσαν ζητουμένην ἐπιστήμην ἐπελθεῖν «περὶ ὧν ἀπορῆσαι δεῖ πρῶτον»).[6] Diverses mélectures de Brandis sur un autre témoin indépendant du texte, à savoir le Parisinus gr. 1876 (A), reproduites par Bonitz et Hayduck, ont été corrigées également dans la traduction française suite à une nouvelle collation du manuscrit parisien.
Néanmoins, proposer une traduction qui se veut aussi une édition, sans l’être vraiment, est une démarche périlleuse. Si les deux traducteurs ont sagement entrepris de collationner O et de collationner à nouveau A, ils ont par contre trop hâtivement sous-estimé la valeur d’autres témoins, directs aussi bien qu’indirects, du texte d’Alexandre. Laurent Calvié, qui a rédigée une notice « Sur le texte grec », explicite en ces termes la méthode de travail philologique précédant le travail de traduction (p. 13) :
[Le] texte [de l’édition Hayduck] a été débarrassé des leçons provenant de la recensio altera (L et F) et des codices recentiores (B, C, M et V), de manière à former une simple copie de A ; celui de O a été systématiquement collationné et confronté à celui de A, afin que soit reconstitué celui de l’archétype α; […] quand [les leçons de O] ne valaient pas mieux [que les leçons de A] (corruption de l’archétype α), [elles ont été remplacées] par des corrections tirées de la tradition indirecte ancienne (le Commentaire d’Asclépius et la recensio altera), du manuscrit P ou, plus rarement, des autres codices recentiores.
Il s’agit là d’une méthode défectueuse, qui accorde de la valeur à la tradition manuscrite indirecte seulement lorsqu’un problème quant au sens du texte de α (=AO) est perçu par le traducteur ; or, le sens d’un texte transmis peut paraître sain, sans qu’il le soit vraiment. C’est par négligence de ce principe que des phrases entières du Commentaire d’Alexandre, omises dans α par un saut du même au même, mais présentes soit dans le Commentaire d’Asclépius soit dans la ‘recensio altera’, dont l’auteur, de même qu’Asclépius, avait accès à un exemplaire du Commentaire d’Alexandre bien plus ancien que α, sont malheureusement omises aussi dans la traduction française.[7] Malachias, le scribe du Parisinus Coislin 161 (C, également rejeté), avait accès à un manuscrit de la ‘recensio altera’ aujourd’hui disparu, lequel était indépendant du modèle commun de L et F ; c’est grâce au seul témoignage de C qu’on peut aujourd’hui correctement établir un passage du commentaire d’Alexandre au livre Gamma (318.21-319.12 H).[8]
Calvié déclasse aussi le Parisinus gr. 1878 (P), dont l’importance a été mise en évidence par l’auteur de ces lignes.[9] Il s’agit cette fois-ci d’un vrai recentior, copié à Rome en 1471 par l’hiéromoine Grégorios, ancien disciple de Pléthon, et Andronicos Callistos, qui a aussi appartenu au cercle de copistes-éditeurs employés par le Cardinal Bessarion.[10] P n’est pas une simple copie, comme le sont A et O, mais une édition qui était initialement destinée à faire partie du munus de Bessarion à la République de Venise ; ainsi, P constitue une véritable recensio : on n’y rencontre pas de phrases qui n’ont pas de sens. Calvié souligne à juste titre les « habitudes ecdotiques » d’Anronicos Callistos, qui avait recours à des conjectures ope ingenii, quand il se trouvait que le texte de son modèle était défectueux ; mais il en conclue trop hâtivement que cette édition a le seul intérêt « de renfermer les conjectures d’un bon philologue byzantin du XVe siècle » (p. 12). Ce n’est pas tellement parce que Callistos n’était pas un si bon philologue, mais surtout parce que ce verdict a été prononcé sans qu’une recherche préalable, et indispensable, sur les habitudes éditoriales de Callistos eût été entreprise. Callistos était un philologue qui intervenait par des conjectures chaque fois que le texte de son modèle était problématique, en le remaniant. Mais, alors, qu’en est-il des leçons de P qui divergent des leçons saines et, surtout (on peut toujours penser que ces leçons n’étaient pas saines dans son modèle), des passages qui ne constituent pas de remaniements mais sont porteurs d’un nouveau contenu, et dont l’absence dans A et O peut s’expliquer par un raisonnement d’ordre paléographique ? Il serait téméraire de les écarter comme des « conjectures ». Ainsi, Guyomarc’h, qui a adopté quelques conjectures de P contre des leçons transmises par la tradition indirecte,[11] rejette comme issu d’une conjecture (voir p. 278, n. 6) le texte εἰ δὴ τοιοῦτον τὸ καθόλου, συμβαίνει ὡς τὰ καθ᾽ ἕκαστα εἶναι καὶ μὴ εἶναι αὐτοῦ ἐπιστήμην. ἢ μᾶλλον δείξας μὴ εἶναι καθόλου τὰς ἀρχάς, transmis par P, et adopte le texte de A et O, à savoir τοιοῦτον δὲ τὸ καθόλου (236.19 H.). Les deux traducteurs prennent la peine de citer dans leurs notes le texte divergent de P,[12] mais ils ne l’ont pas fait de manière exhaustive.[13]
Le travail accompli par Laurent Lavaud et Gweltaz Guyomarc’h mérite d’être loué pour son acribie philosophique, évidente dans les introductions savantes qui précèdent chaque livre et dans les notes, et aussi pour sa qualité de traduction. Toutefois, ce travail autrement très soigné est victime de sa forme hybride, ce qui lui enlève une part de sa fiabilité. Des phrases du texte d’Alexandre, qui ont été heureusement restituées par Bonitz et Hayduck, n’ont pas été traduites suite à une prudence extrême vis-à-vis la tradition indirecte, et quelques passages remontant à une branche de la tradition manuscrite autre que celle représentée par les manuscrits A et O, restitués par Bessarion et ses collaborateurs au quinzième siècle grâce à des collections de scholies aujourd’hui disparues, ont été soit entièrement négligés soit très vite rejetés comme des conjectures.
Notes
[1] Voir sur ce sujet G. Guyomarc’h, L’Unité de la métaphysique selon Alexandre d’Aphrodise, Paris, 2015.
[2] Alexandri Aphrodisiensis in Aristotelis Metaphysica commentaria [Commentaria in Aristotelem Graeca 1], consilio et auctoritate Academiae Litterarum Regiae Borussicae edidit Michael Hayduck, Berlin, 1891.
[3] En anglais, dans la collection Ancient Commentators on Aristotle, dirigée par Richard Sorabji (translated by W. E. Dooley and A. Madigan, London, 1989-1993), et en italien par une équipe dirigée par Giancarlo Movia (Alessandro di Afrodisia e pseudo Alessandro. Commentario alla “Metafisica” di Aristotele, Milano, 2014).
[4] Voir D. Harlfinger, « Edizione critica del testo del “De ideis” di Aristotele », in : W. Leszl, Il “De ideis” di Aristotele e la teoria platonica delle idee, Firenze, 1975, p. 22-39.
[5] Voir P. Golitsis, “Who were the real authors of the Metaphysics commentary ascribed to Alexander and ps.-Alexander?”, in: R. Sorabji (ed.), Aristotle Re-Interpreted. New Findings on Seven Hundred Years of the Ancient Commentators, London, 2016, p. 565-588.
[6] La partie ὡς λέγοντος … ἐπελθεῖν, probablement correspondant à une ligne dans le modèle (α), est omise dans A, exploité par les éditeurs allemands, mais elle est conservée dans O.
[7] 145.14-15 H. οὐκ ἀ<εὶ οὐδὲ κα>θόλου recte L : οὐ καθόλου A O transtulit Lavaud; 165.30-31 μή ἐστιν ἄπειρα τὰ αἴτια μήτε εἰς εὐθύωρίαν <μήτε κατ᾽ εἶδος, καὶ δείξας ὅτι κατ᾽ εὐθυωρίαν> recte L : μή ἐστιν ἄπειρα τὰ αἴτια μήτε εἰς εὐθύωρίαν A O transtulit Lavaud; 212.31-32 οἷον εἰ ἄνθρωπος γίγνεται, δεῖ εἶναι καὶ δύνασθαι εἶναι καὶ τοῦτο ὃ γίγνεται ἄνθρωπος· <ἀνυπάρκτου γὰρ ὄντος τοῦ ἀνθρώπου οὐδ’ ἂν γένοιτο ἄνθρωπος> recte L : οἷον εἰ ἄνθρωπος γίγνεται, δεῖ εἶναι καὶ δύνασθαι εἶναι καὶ τοῦτο ὃ γίγνεται ἄνθρωπος A O transtulit Guyomarc‘h; 222.21-22 τὰς γὰρ αὐτὰς πάντες ὑποτί<θενται εἶναι τῶν τε φθαρτῶν καὶ τῶν φθάρτων. ὑποτι>θέμενοι δὲ recte L : τὰς γὰρ αὐτὰς πάντες ὑποτίθέμενοι δὲ A O transtulit Guyomarc‘h; 226.4-5 τὸ γὰρ αὐτὸγίγνεται καὶ παρὰ τὸ ὄν, <εἴπερ καὶ παρὰ τὸ ἕν> recte Asclepius : τὸ γὰρ αὐτὸ γίγνεται καὶ παρὰ τὸ ὄν transtulit Guyomarc’h cum P; 226.32-227.1 οὕτως εἰ καὶ ἐστὶν ἕν <τὸ ὄν, τὸ παρ’ ἐκείνων πᾶν οὔτε ὂν οὔτε ἓν> ἔσται recte Asclepius : οὕτως εἰ καὶ ἐστὶν ἕνἔσται A O L transtulit Guyomarc’h; 227.5-6 ἐκ μὴ ἑνὸς οὖν ἔσται· <τί οὖν ἔσται> τοῦτο τὸ μὴ ἕν recte Asclepius : ἐκ μὴ ἑνὸς οὖν ἔσται· τοῦτο τὸ μὴ ἕν A O L transtulit Guyomarc’h; 232.17-19 πᾶν μὲν τὸ γινόμενον <ἔκ τινος ὑποκειμένου γίνεται, ταῦτα δὲ ἐκ τίνος ἐρεῖ τις ὑποκειμένου γίγνεσθαι; οὐκ ἔστιν. ὥστε εἰ πᾶν μὲν τὸ γινόμενον> ἐξ ὑποκειμένου τινὸς γίνεται καὶ ὕλης recte L Asclepius : πᾶν μὲν τὸ γινόμενον ἐξ ὑποκειμένου τινὸς γίνεται καὶ ὕλης A O Guyomarc’h; 236.5-6 ὅτι δὲ μὴ τό<δε τι δηλοῖ τὸ> κοινόν recte Asclepius : ὅτι μηδὲ τὸ κοινόν O L Guyomarc’h. Je ne cite ici que des phrases dont l’absence dans la tradition directe se laisse expliquer de manière entièrement convaincante par un saut du même au même (ou un saut du semblable au semblable en écriture majuscule). D’autres leçons saines, conservées par la tradition indirecte, ont été rejetées par les traducteurs ; il est impossible de les présenter dans le cadre limité de cette recension.
[8] Voir P. Golitsis, Alexander of Aphrodisias. Commentary on Aristotle, Metaphysics (Books I-III). Critical edition with Introduction and Notes, Berlin, 2021, p. cxiii-cxiv.
[9] P. Golitsis, « The manuscript tradition of Alexander of Aphrodisias’ commentary on Aristotle’s Metaphysics: towards a new critical edition », Revue d’Histoire des Textes 11 (2016), p. 55-94.
[10] Sur P voir maintenant Golitsis, cité n. 9, p. lv-lxxxiii.
[11] Voir, à titre indicatif, 226.4-5 H., cité dans la n. 8.
[12] Voir p. 210 n. 1, où il est précisé que « le manuscrit P […] s’éloigne très sensiblement de AO, mais donne une explication intéressante pour les lignes 15-18 ». En effet, il s’agit d’une explication qu’on retrouve dans le Commentaire d’Alexandre aux Topiques, 452.6-11 ; voir Golitsis, cité n. 9, p. lxxi-lxxiv.
[13] Ainsi, en 206.33 le texte de P τοιοῦτον δὲ ἦν καὶ τὸ λεγόμενον γένος τὸ ὄν (contre τοιοῦτον δὲ ἦν καὶ τὸ λεγόμενον, transmis par A et O) n’est pas présenté, de même que sa suite : εἰ γὰρ καὶ ἐπί τινων ἀληθὲς τὸ μὴ<κατηγορεῖσθαι τὸ γένος τῆς διαφορᾶς, ἐπειδὰν τὸ γένος σύνθετός τις καὶ συναμφότερος εἴη οὐσία, οὐ μὴ>ν ἀδύνατον γένος τι τῆς διαιρούσης αὐτὸ κατηγορεῖσθαι διαφορᾶς. Ce qui est mis ici entre <…> est probablement un texte omis par un saut du semblable au semblable, qui a donné lieu à la correction suivante dans l’hyparchétype dont étaient issus A et O : ἀλλ᾽ εἰ καὶ τοῦτο ἐπί τινων ἀληθές, ἀλλ᾽ οὐκ ἀδύνατονγένος τι…