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La série Classical Presences des Presses Universitaires d’Oxford a pour objet d’interroger les processus de construction et de déconstruction des identités instrumentalisant les références à l’Antiquité. Éditeur du présent ouvrage, Pantelis Michelakis a déjà publié dans cette même série Greek Tragedy on Screen, il y a maintenant huit ans. L’auteur s’y intéressait déjà à la question du média qui porte une histoire et l’impact que cela peut avoir sur la perception du récit. Désormais il propose une recherche sur les théories des médias, s’intéressant aux études classiques. L’ouvrage, issu d’une série de deux rencontres internationales tenues à Bristol en novembre 2016 et juillet 2018, est composé de douze articles, rédigés par autant d’intervenants, d’une table des figures, une liste des contributeurs, une bibliographie et un index général. Les dix-neuf figures, dont onze reproductions, cinq tableaux et trois graphiques, sont en noir et blanc, lisibles quoique parfois un peu petites ; elles éclairent utilement le propos des auteurs. L’index général permet de suivre les personnages et concepts qui traversent les différentes contributions : on notera d’emblée l’importance des occurrences : aesthetics, Artistotle, body, transmission, communication, connectivity, embodiment, perception, Plato, representation, symbol et metaphor, tradition et origin. Ces mots manifestent la prépondérance des thématiques philosophiques et des théories des médias dans l’ouvrage, ce que l’on retrouve également dans la bibliographie. Celle-ci, généralement de langue anglaise, est riche : quarante-quatre pages pour environ sept-cents références. Les grands titres des Reception Studies anglo-saxonnes portées par des auteurs comme Jauss, Iser, Martindale, Hardwick ne sont pas présents.
Le premier article de Pantelis Michelakis confirme cette orientation : le livre se veut une introduction à des recherches à venir sur les interactions entre l’antiquité classique et les théories des médias. L’auteur introduit le propos du livre en rappelant l’importance qu’ont pris, depuis les années 1970, les questionnements sur le rôle des médias dans la façon dont la connaissance est produite, stockée et diffusée par une culture donnée. À ses yeux, les mondes gréco-romains et leurs réceptions à travers le temps sont « one of the most complex and multifaceted case studies in the history of media » et méritent donc une attention particulière. Les problématiques envisagées concernent donc la manière dont les médias d’une société donnée participent à façonner une antiquité et à la transmettre en tant que fondement culturel. Les thématiques proposées dans cette introduction, bien documentée et appuyée sur une présentation critique de la bibliographie, balaient un large spectre : ruptures et continuités, conceptions anciennes des médias, entrelacement entre idées et concepts anciens et débats théoriques modernes sur les médias et les technologies de l’information ou encore sur la pensée philosophique concernant les technologies nouvelles et la critique de la modernité. L’auteur fait donc le point sur les différentes discussions qui entourent la définition du concept de « media », interroge les processus de « mediation » et questionne la définition des « classical studies » et des « media studies » et comment elles peuvent interagir. Il s’agit de dépasser l’opposition traditionnelle entre les deux disciplines, l’une nouvelle secouant les modèles dominants d’analyse fortement investis par l’autre. Pour ce faire deux pistes sont mises en avant : l’idée d’utiliser les méthodes des « media theory » pour comprendre comment les études sur la Grèce et Rome sont transformées en « classics » et la possibilité de suivre les fonctions qu’a l’Antiquité dans le développement de différentes forme de « media theory ».
Les onze chapitres suivants explorent des aspects très différents de la rencontre entre l’Antiquité et les théories des médias, organisés en trois grands axes : comment les processus de production et de réception sont conditionnés par les processus de transmission culturelle ; comment pensée et technologie se définissent mutuellement tout en se confrontant ; et comment les classicistes doivent se positionner au sein d’une histoire culturelle qui s’intéresse aux opérations par lesquelles expériences et connaissances se connectent et sont archivées et monumentalisées. Toutefois, l’ouvrage ne présente aucune subdivision.
Dans un premier temps, les articles interrogent les médias anciens. Dans le chapitre 2, Till Heilmann reprend l’analyse de Kittler sur l’alphabet grec, qui en fait un medium exemplaire donnant un accès direct au réel. Ensuite, Verity Platt (chapitre 3) propose de voir l’impression des sceaux comme une pratique essentielle du monde grec et un précurseur des technologies modernes d’indexation et de conservation des données, accompagnant le développement des concepts de mémoire et de perception sensible. Puis Duncan Kennedy (chapitre 4), se fondant sur les sources textuelles, s’intéresse à l’usage du diagramme dans les mathématiques grecques, une représentation qui prend valeur de preuve dans la démonstration platonicienne et permet l’accès à l’abstraction géométrique et donc à différents niveaux d’existence. Frank Haase (chapitre 5) relie la pratique hésiodique et platonicienne de l’écriture, qui manifestent toutes deux la construction d’une séquence basée sur la répétition de signes et d’opérations similaires, à la démarche d’Alan Turing lors de la création de sa machine.
Dans un second temps, c’est la perception aristotélicienne de la médiation qui est abordée. Emmanuel Alloa (chapitre 6) s’appuie sur la répétition des termes mesotês, meson et metaxy chez Aristote pour démontrer la façon dont le philosophe s’interroge sur la « mediacy » et place ainsi la question de l’apparence au premier plan. L’intervention suivante s’intéresse aussi à la pensée aristotélicienne. Karin Harrasser (chapitre 7) étudie le sens du toucher, qui est un médium entre l’intériorité et l’extériorité et lie la perception à la socialisation, et permet de lier la pensée d’Aristote aux théories modernes des médias.
Enfin, le dernier groupe d’articles se concentre sur la matérialité et le rapport aux spectateurs. Dans le chapitre 8, Ulrich Meurer, comme les deux articles qui suivent, s’intéresse au cadre théorique de la discipline de l’archéologie des médias, à travers l’exemple des fouilles de la fosse d’Atari à Alamogordo et de la fouille d’un disque dur par l’équipe MAD-P de l’université de New-York. À partir de ces méthodes d’investigation il présente la découverte d’un artefact de bronze, associé à des fragments de verres romains, par Henry Jesionka, sur un site voisin de Zadar qui pourrait être vu comme un « pré-cinéma » antique, jouant sur l’effet de persistance rétinienne. Il utilise la découverte pour démontrer que l’intérêt porté à ce sujet par les « media-studies » contredit le modèle dominant de la théologie moderne du progrès des sociétés industrielles. Ensuite, Patrick Crowley (chapitre 9) revient sur l’agon pictural de Parrhasius et Zeuxis décrit par Pline l’Ancien. L’auteur développe une approche similaire à Meuer et interroge les critères culturels de vraisemblance, la place du spectateur et le rôle des supports dans les trompe l’œil. Puis, Genevieve Liveley (chapitre 10) explore le poème élégiaque moderne et ancien et sa place dans la construction du concept de transmission et dans la façon dont celle-ci fonctionne. Ensuite, Adam Lecznar (chapitre 11) propose de distinguer les pensées de Nietzsche et Heidegger en les rapportant à leur pratique de l’écrit. Nietzsche gagne en clarté et en force en écrivant à la machine, comme Parménides s’aide du rythme des applaudissements de la déesse pour penser, tandis qu’Heidegger utilise sa rencontre avec la machine à écrire pour réfléchir au lien entre l’écriture manuscrite et l’immédiateté autant que la présence dans la tradition philosophique héritée des présocratiques. Enfin, Maria Oikonomou (chapitre 12) interroge la relation entre le médium que sont les oracles et la pratique de la migration à travers le monde grec. Aujourd’hui les migrations utilisent les GPS et les médias en ligne, tout comme les Grecs utilisaient les messages divins, cela correspond à une phase de collecte, de traitement et de transmission de l’information.
Les rencontres à l’origine de cet ouvrage ont le grand mérite de faire dialoguer des spécialistes d’art antique, de lettres classiques, de philosophie, des théories des médias, des théories culturelles et des réceptions de l’Antiquité. Cette volonté de rencontre enrichit le propos, les études en réception de l’Antiquité étant le plus souvent menées par des historiens de l’antiquité ou des professeurs de lettres classiques, mais elle confronte aussi le lecteur à un large spectre de méthodes, à des définitions variées des concepts de « media » ou de « mediality » qui démontrent la diversité des approches et la difficulté à leur donner une cohérence. Le résultat est un livre qui n’est pas une somme de connaissances sur les usages des médias dans l’Antiquité, ni sur la présence de l’Antiquité dans les médias contemporains, mais une approche discursive, analytique et philosophique qui vise à interpeller les différents spécialistes sur différentes interconnexions possibles entre études classiques et théorie des médias, tout en essayant de clarifier la façon dont nos pratiques contemporaines transforment Rome et la Grèce en « classics » de notre culture occidentale. Il est donc plutôt destiné à un public déjà avertit qui souhaite penser ses méthodes de travail et envisager de nouvelles et stimulantes pistes de réflexion.
Authors and titles
1. Pantelis Michelakis (lecteur en lettres classiques à l’université de Bristol), Introduction : Classical Antiquity, Media Histories, Media Theories.
2. Till A. Heilmann (chercheur associé au département d’étude des médias de l’université de Bonn), Friedrich Kittler’s Alphabetic Realism.
3. Verity Platt (professeur d’histoire des arts au département d’études classiques et d’histoire des arts de l’université de Cornell), The Seal of Polycrates : A Discourse on Discourse Channel Conditions
4. Duncan F. Kennedy (professeur émérite de littérature latine et de théorie de la critique à l’université de Bristol), Metaphysics and the Mathematical Diagram : Geometry between History and Philosophy.
5. Frank Haase (professeur adjoint à l’institut des études des médias de l’université de Basel), On the Beginnings of Media Theory in Hesiod and Plato.
6. Emmanuel Alloa (professeur d’esthétique et de philosophie des arts à l’université de Fribourg), Metaxy : Aristotle on Mediacy.
7. Karin Harrasser (professeur de théorie culturelle à l’université des arts et design de Linz), The Fable of Arachne : Underweavings of Tactile Mediality.
8. Ulrich Meurer (professeur adjoint de film et études des médias au département de théâtre, film et études des médias de l’université de Vienne), The Shards of Zadar : A (Meta-)Archaeology of Cinema.
9. Patrick R. Crowley (professeur assistant d’histoire des arts à l’université de Chicago), Parrhasius’ Curtain, or, a Media Archaeology of a Metapainting.
10. Genevieve Liveley (lectrice en lettres classiques à l’université de Bristol), White Noise : Transmitting and Receiving Ancient Elegy.
11. Adam Lecznar (lecteur en langues anciennes et littérature à l’université de Leeds), Parmenides at his Typewriter : Nietzsche, Heidegger, and the Media of Philosophy.
12. Maria Oikonomou (professeur associée de littérature comparative au département des études allemandes de l’université de Thessalonique), Manteia, Mediality, Migration.