Le livre est le dernier des Bloomsbury Companions to Greek and Roman Tragedy, qui se proposent d’offrir une introduction synthétique et précise aux œuvres théâtrales grecques et latines et aux principaux questionnements critiques, en s’adressant aussi bien aux spécialistes qu’aux jeunes étudiants. Le volume de Florence Yoon s’inscrit parfaitement dans cette série qui a déjà fait largement ses preuves, et réussit le pari d’offrir une présentation succincte mais complète d’une tragédie qui n’est ni parmi les plus connues ni parmi les plus accessibles d’Euripide.
L’ouvrage s’articule en 5 courts chapitres, précédés d’une préface qui précise l’objectif principal, à savoir de « suggesting several angles that capture the essential changeability of the play in both its plot and characters ». De manière opportune, l’autrice précise trois simple préalables nécessaires à la lecture du livre: avoir lu la pièce, connaître d’autres tragédies comme termes de comparaison, avoir quelques notions du contexte historique.
Le premier chapitre, intitulé « Action and Expectation », se focalise sur l’action de la pièce et les effets d’attente créés par les rebondissements dramatiques. L’autrice identifie notamment quatre sources susceptibles d’orienter les attentes du public : la « mythologie traditionnelle », le proagôn, les autres pièces sur le même sujet, les informations informelles qui ont pu circuler sur la pièce. La suite du chapitre résume pas à pas le déroulement de l’intrigue, assorti de réflexions sur les « attentes probables » des spectateurs dont on peut regretter qu’elles n’accompagnent pas de manière systématique le résumé de la pièce. Le chapitre se clôt sur une discussion des deux difficultés présentées par la fin de la tragédie, à savoir la vengeance d’Alcmène et la réaction du chœur. En défendant le texte en l’état, l’autrice considère qu’il faut tenir compte de ces deux éléments dans l’interprétation générale du drame.
Le deuxième chapitre, « Summing the Parts », propose trois lectures de l’enchaînement dramatique. La première s’intéresse au destin des Héraclides. Si l’évolution générale de la pièce aboutit à un renversement total de leur situation initiale, des « touches comiques » dans la présentation d’Alcmène et d’Iolaos peuvent suggérer une vision plus nuancée, voire critique de la famille d’Héraclès. Dans les scènes finales, cet aspect peut aussi suggérer, selon l’autrice, une lecture plus sombre de la pièce: les victimes finissent par montrer la même hubris que leurs persécuteurs. Une deuxième lecture retrace l’évolution de la relation entre les Héraclides et Athènes comme une série d’accords et de divergences en écho avec le conflit contemporain opposant Sparte et Athènes. La troisième et dernière lecture se propose de reconstituer l’expérience d’un spectateur expérimenté, qui voit se suivre quatre motifs typiques de la tragédie: la supplication, la guerre, le sacrifice, la vengeance. Chacun de ces motifs est utilisé sans être exploité en profondeur, ce qui met le changement au cœur de l’expérience de la pièce.
Le troisième chapitre, « Heracles and Other Imagined Figures », est consacré aux personnages qui n’apparaissent que de manière indirecte. Malgré son absence, Héraclès est un personnage important de la pièce, car c’est par rapport à lui que se définissent les autres personnages. Son excellence est mise en avant à travers les allusions à sa gloire poétique, à ses enfants (et plus particulièrement au courage de Macarie), et à son apothéose. De manière spéculaire, Démophon et Acamas sont l’image dramatique de Thésée. La présence des enfants à la place du père permet d’accorder le passé monarchique du mythe avec la réalité de la démocratie contemporaine. Justifiée de manière plausible et discrète, l’absence d’Hyllus permet à Euripide de mettre en avant la faiblesse des Héraclides et d’appuyer l’effet du renversement final. La fin du chapitre est consacrée à Eurysthée. Même s’il est présent sur scène dans l’exodos, son apparition renverse l’image du dangereux couard qu’offrait de manière indirecte la première partie de la pièce, et renforce l’effet du retournement de situation à la fin de la tragédie.
Un titre parlant, « The Power of the Weak », annonce un quatrième chapitre qui s’intéresse aux personnages socialement et dramatiquement marginaux: les réfugiés et suppliants, les hérauts, le prisonnier de guerre, la victime du sacrifice, les enfants, les vieillards et les femmes. Outre les aspects rituels et institutionnels, ou les exemples historiques, mythologiques et littéraires, l’autrice s’efforce de souligner, pour chaque type de personnage, la singularité du traitement qui leur est réservé dans cette pièce et d’en tirer toutes les implications dramatiques.
Le dernier chapitre, « Then and Now », se tourne vers le contexte de production et l’histoire de la réception critique et scénique de la pièce. Après avoir rappelé les méthodes généralement utilisées pour dater les pièces d’Euripide, Yoon pointe les faiblesses de la datation traditionnelle (430) en se montrant ouverte à une datation beaucoup plus haute (445). Elle offre donc un aperçu des différentes valeurs que l’on peut donner à la pièce selon la date de production que l’on retient, puis, en se fondant sur deux vases lucaniens, elle discute la possibilité d’une reprise des Héraclides en Italie du Sud à la fin du Ve siècle. L’autrice s’intéresse ensuite aux principales représentations connues dans le monde moderne, pour illustrer la variété des interprétations possibles. Les adaptations du XVIIIe siècle évacuent la dimension politique au profit d’une valorisation du sacrifice de Macarie, qui devient également protagoniste d’une intrigue amoureuse. Les deux reprises grecques au XXe siècle, respectivement sous le régime nazi et sous celui des Colonels, semblent avoir échappé à l’attention de la censure, malgré leur potentielle charge critique. Pour finir, les reprises des dernières années ont accentué les échos avec la crise des réfugiés qui traverse l’Europe.
Un bref épilogue conclut sur la nécessité de ne pas réduire notre compréhension de la pièce à une seule perspective afin d’en apprécier entièrement la richesse et la capacité qu’elle a de parler à des publics différents. Suivent un appendice présentant les fragments parfois attribués aux Héraclides, une chronologie des traductions principales de la pièce et un petit « Guide to Further Reading » présentant les principales traductions, les commentaires et quelques études critiques à l’usage des étudiants et des lecteurs non-spécialistes. Cette dernière partie, ainsi que l’apparat des notes, toujours claires et synthétiques, montrent bien le souci constant de s’adresser à ces deux typologies de lecteurs. L’ouvrage se clôt sur une riche bibliographie dans laquelle, malgré ce qu’en dit l’autrice p. x, on a le plaisir de trouver plusieurs études en français, en italien et en allemand, ce qui est – hélas – assez rare dans les ouvrages en anglais pour mériter d’être souligné.
S’il est resté peu convaincu du caractère moralement ambigu de la fin des Héraclides, le recenseur a particulièrement apprécié l’attention que l’autrice prête de manière constante aux effets pragmatiques et émotionnels du spectacle tragique, en revenant notamment à plusieurs reprises sur le renversement final. Dans ce bref ouvrage, on pourra également trouver, quoique de manière moins systématique, des considérations originales et intéressantes sur les effets dramatiques de la pièce. Du point de vue formel, je n’ai remarqué que la répétition inattendue de l’adverbe de négation « not » à la huitième ligne avant la fin de la page 80. On peut remarquer que la traduction des vers 626-627 proposée par l’autrice p. 48-49 (« she is worthy of her father, and what has happened here is worthy of her noble birth ») est impossible. En effet, contrairement à ce que semble supposer la note 12 p. 130, on ne saurait confondre le nominatif féminin singulier ἀξία (avec ᾱ) avec le nominatif neutre pluriel ἄξια (avec ᾰ), cette dernière étant la seule forme admise ici par les exigences du mètre.
Pour revenir à l’essentiel, on peut souligner le souci didactique qui accompagne l’ensemble de l’ouvrage, aussi bien dans sa rédaction que dans le choix d’accompagner le texte avec des illustrations et des cartes. Malgré cet aspect et en dépit des limites d’espace imposées à ce type d’exercice, l’autrice parvient à offrir en même temps des réflexions intéressantes pour les spécialistes de la tragédie, en proposant des avis toujours mesurés et formulés de manière très équilibrée, qui emportent souvent la conviction du lecteur avisé. Pour finir, en mettant notamment l’accent sur les effets du spectacle, sur des personnages marginaux, sur les reprises en dehors d’Athènes et sur les lectures contemporaines, ce bref ouvrage constitue aussi un aperçu des principales tendances de la critique tragique contemporaine.