Cet ouvrage s’intéresse à la manière dont Aristote reconstitue la pensée des Éléates, plus précisément Parménide et Mélissos, dans le premier livre de la Physique. Il est essentiellement structuré comme un commentaire détaillé à Physique I.2-3 : chaque section est consacrée à un passage de ces deux chapitres, suivant l’ordre du traité, à l’exception de la dernière section (8), qui étudie les remarques sur les Éléates présentées en Métaphysique A.5—ce chapitre est toutefois essentiellement lu en regard de l’étude de la Physique qui précède. Plus qu’un traité sur la conception des Éléates chez Aristote, il s’agit donc surtout d’une étude de ces deux chapitres de la Physique. L’auteur étaye toutefois son analyse en prenant en considération, là où il le juge pertinent, nombre de textes consacrés à ces penseurs dans le corpus aristotélicien, en particulier dans Sur la génération et la corruption et le Traité du ciel, ce qui fait qu’une grande partie des textes pertinents concernant l’éléatisme chez Aristote sont examinés au cours du livre.
Ce travail s’inscrit dans un double mouvement de la recherche. Tout d’abord, l’éléatisme et sa réception ont fait l’objet de nombreuses études récentes : on peut mentionner les diverses volumes publiés chez Academia Verlag à l’issue de la série de conférences « Eleatica », ou encore le projet récent (et postérieur à la publication de l’ouvrage en question) Eleatic Ontology: Origins and Reception qui va permettre la publication de plusieurs volumes consacrés à ces penseurs. D’autre part, on assiste à un renouveau des études portant sur le premier livre de la Physique d’Aristote, avec la publication récente par D. Quarantotto d’un volume qui y est consacré (Aristotle’s « Physics » Book I, Cambridge University Press 2018), auquel l’auteur a d’ailleurs contribué, et celle l’année suivante des actes du Symposium Aristotelicum sur le même thème, Aristotle’s « Physics » Alpha, édité par K. Ierodiakonou, P. Kalligas et V. Karasmanis (Oxford University Press). Ces travaux sont d’autant plus importants que le chapitre en question, qui expose la doctrine des présocratiques et défend la théorie des principes naturels d’Aristote, présente une grande complexité à la fois dans l’argumentation que son auteur y déploie et dans son interprétation de ses prédécesseurs. L’ouvrage de Clarke se situe donc au croisement de ce double renouveau bienvenu de l’intérêt pour l’interprétation aristotélicienne des Éléates.
Aristotle and the Eleatic One ne présente pas un simple commentaire des deux chapitres mais défend une thèse cohérente qui structure l’ouvrage dans son ensemble, et que l’on peut décliner en deux aspects principaux. Premièrement, Clarke soutient qu’Aristote présente non seulement dans ces chapitres, mais même dans l’ensemble de son œuvre une conception cohérente des Éléates, qui consiste à attribuer à ces auteurs deux thèses : un « monisme de l’essence » (« essence monism » : l’être possède une seule essence) et un « monisme de l’entité » (« entity monism » : il existe un seul être). Il ajoute qu’Aristote concevait l’être éléate comme un corps continu. Cette lecture s’appuie notamment sur la critique du monisme qui est exposée en Physique I.2 185a20-b25, à laquelle Clarke se consacre dans sa section 2 : il souligne qu’Aristote présente deux questions, à savoir si « toutes choses sont substances, quantités ou qualités », ce qui correspondrait au monisme de l’essence, et s’« il existe une seule substance… ou une seule qualité », ce qui renverrait au monisme de l’entité.
Cette interprétation du passage est convaincante, tout comme les éléments que l’auteur ajoute pour étayer sa lecture, en particulier pour montrer qu’Aristote conçoit l’être éléate comme corporel. Il n’est toutefois pas évident qu’il faille donner à ces deux définitions du monisme le caractère structurant et fondamental que l’auteur semble leur prêter. En effet, pour en revenir à la critique du monisme en I.2, Clarke considère qu’Aristote réfute les deux types de monisme en même temps (voir p. 24-25), en soutenant d’une part qu’une substance ne peut exister sans attributs qualitatifs ou quantitatifs, d’autre part que de tels attributs ne peuvent exister sans substance (ce qu’il appelle « interdependence thesis ») ; cela fait que cette différence préliminaire ne semble plus jouer de rôle par la suite, et on peut se demander si les arguments d’Aristote permettent véritablement de réfuter les deux types de monisme. De plus, le monisme de l’entité ne semble plus jouer de rôle dans la suite de l’analyse, mais l’auteur note bien que les deux thèses attribuées à Parménide dans le chapitre I.3 sont plutôt que l’être est un par continuité et par définition (p. 87-88). Il aurait été intéressant de spécifier si ces deux monismes recoupent ceux qui sont distingués par l’auteur, en particulier, si le monisme de l’entité revient à la thèse que l’être est continu. L’analyse p. 32 ne semble toutefois pas aller dans ce sens, puisque l’auteur affirme que le monisme de l’entité n’est selon Aristote pas compatible avec la continuité. Si ce n’est pas le cas, on peut s’interroger sur la raison pour laquelle l’auteur donne une importance centrale, dans son introduction comme sa conclusion, à la distinction entre monisme de l’entité et de l’essence.
La deuxième grande thèse de l’auteur est que cette interprétation des Éléates, et les divers points qui sont ensuite développés par Aristote, trouve une justification dans les textes de ces auteurs, et plus particulièrement dans le poème de Parménide. Cette dernière thèse va à contre-courant de deux idées aujourd’hui très répandues, qui font que la plupart des critiques font preuve d’un certain recul, pour ne pas dire de scepticisme, à l’égard de l’interprétation qu’Aristote offre des présocratiques en général et de l’éléatisme en particulier. Tout d’abord, on a souvent souligné qu’Aristote ne cherchait pas à exposer de manière objective la pensée de ses prédécesseurs mais présentait plutôt une reconstitution ad hoc (et donc nécessairement différente selon les passages) d’une doctrine qui offrirait une réponse aux questions que lui-même se posait, mais auxquelles ses prédécesseurs ne s’étaient sans doute pas intéressés en ces termes. Ensuite, il a été soutenu que l’éléatisme qu’Aristote présente ne correspond pas à la pensée originale de Parménide mais est une déformation de celle-ci par l’intermédiaire de ses disciples, Zénon et Mélissos, et admirateurs ou détracteurs, Gorgias et Platon. Cela concerne particulièrement la thèse moniste : depuis les articles de F. Solmsen (« The “Eleatic One” in Melissus », Mededelingen der Koninklijke Nederlandse Akademie van Wetenschappen 32.8 (1969): 221‑33) et J. Barnes (« Parmenides and the Eleatic One », Archiv für Geschichte der Philosophie 61 (1979): 1‑21), l’opinion majoritaire est que Parménide n’a pas véritablement soutenu de monisme mais que cette thèse lui a été attribuée à cause de son disciple Mélissos, qui a mis cette question au centre de la pensée éléate.
Tim Clarke ne propose certes pas stricto sensu d’interprétation de Parménide, puisque son objet est la lecture qu’Aristote en fait. Toutefois, et c’est là une de ses thèses les plus originales, il cherche à montrer qu’Aristote aurait trouvé chez Parménide des arguments en faveur du monisme, et que sa lecture a donc une certaine légitimité. Cette thèse, qui est surtout développée dans la section 5, s’appuie sur une double analyse de l’argumentation qu’Aristote prête à Parménide et du texte dont il se serait selon Clarke inspiré, à savoir le fragment B8.22-5. L’auteur tire, à juste titre, de Physique I.3 186a23-28 l’idée que le monisme de Parménide reposerait sur deux prémisses, à savoir qu’une chose n’existe que si c’est un être et qu’« être » se dit d’une seule manière. Il essaie ensuite de lire l’argument de Parménide en B8 (1) comme montrant que l’être est un au sens de continu (ce qui est explicite) et par définition (ce qui est moins évident, même si l’auteur offre un rapprochement convaincant entre variation de densité et différence d’essence dans la pensée présocratique) et (2) comme reposant ultimement sur les deux prémisses énoncées par Aristote. Cette reconstitution est ingénieuse et abondamment justifiée, mais elle requiert d’ajouter un grand nombre de prémisses intermédiaires pour la faire tenir, en particulier des considérations sur le rôle de la densité et du vide qui ne sont pas du tout mentionnées par Aristote. Cela revient donc à prêter à Aristote une analyse de Parménide d’une grande sophistication qui ne serait toutefois pas explicitée.
Je finirai avec quelques remarques plus générales. L’ouvrage est dans l’ensemble très riche, mais l’auteur fournit un effort de clarté louable, en particulier pour expliquer les passages les plus difficiles, ce qui le rend agréable à lire malgré la difficulté du sujet. Les traductions sont toujours justifiées et très bonnes, même si elles visent plutôt la proximité avec l’original grec que la fluidité. La reconstitution proposée vise, comme on l’a dit, une grande cohérence, ce qui fait son intérêt mais peut-être aussi sa limite : on peut ainsi parfois se demander si cette cohérence ne relève pas plus d’un parti pris que d’une conclusion de l’analyse. Cela se remarque particulièrement dans l’examen final de Métaphysique A.5 (section 8), qui vise précisément à montrer qu’Aristote reste cohérent dans sa conception moniste de Parménide entre la Physique et la Métaphysique. Or il lui prête dans la Métaphysique, en plus du monisme, la théorie dualiste de la doxa selon laquelle il y existe deux éléments, la terre et le feu, ce qui est peu compatible avec les monismes de l’entité et de l’essence. Clarke cherche alors à démontrer, avec une analyse très précise du court passage, que selon Aristote, Parménide ne prenait pas la thèse dualiste au sérieux. Mais cette analyse semble aller contre l’esprit général du propos, qui attribue bien à Parménide l’idée qu’il y ait deux causes, et est au mieux un argument e silentio, à savoir qu’Aristote ne dit pas explicitement que Parménide posait deux causes en considérant cette thèse comme vraie. À l’inverse, si Aristote pensait véritablement que Parménide rejetait la doxa comme une illusion, il serait plus qu’étonnant qu’il ne le dise pas explicitement.
Enfin, on pourrait regretter que la littérature secondaire soit traitée de façon parfois rapide. On peut tout d’abord noter que l’auteur s’appuie presque exclusivement sur les critiques en langue anglaise (seule une quinzaine des quelques 150 références bibliographiques sont dans une autre langue, et la plupart sont des éditions). De plus, ces études sont en général juste évoquées en note de bas de page, et l’auteur n’examine souvent pas tant leurs arguments qu’il évoque leurs thèses pour signaler si elles sont en accord ou en opposition avec la sienne—ce qui l’amène souvent à assimiler des positions critiques pourtant assez variées. Même s’il serait naturellement laborieux de prendre en considération en détail les lectures de ces passages très commentés, les points d’interprétation les plus délicats auraient sans doute été mieux démontrés si l’auteur avait confronté plus clairement sa propre position à celle d’autres critiques. C’est particulièrement le cas pour la question difficile de l’interprétation de l’expression hoper on, qui conditionne toute la lecture de la critique aristotélicienne à Parménide en Physique I.3 : Clarke souligne que son interprétation, à savoir que l’expression renvoie à une propriété essentielle, n’est pas courante, et évoque trois autres possibilités, mais il les rejette rapidement sans présenter les arguments qui conduiraient à soutenir ces lectures (p. 120-121).
Pour conclure, l’ouvrage de Clarke offre une reconstruction intéressante et précise de l’interprétation aristotélicienne des Éléates et de ses critiques à leur égard. Même si l’on peut soulever des objections à ses lectures, elles restent originales et bien argumentées, et contribueront sans doute au renouveau des études sur le sujet.