Inscrit dans la lignée d’importantes activités scientifiques sur l’éducation dans l’Antiquité gréco-romaine[1], cevolume dense et neuf à bien des égards est, de par sa mission, un défi absolument passionnant que les éditeurs et les contributeurs ont relevé avec succès. Peut-être son plus grand mérite est-il d’ouvrir un nouveau débat sur la pertinence du dispositif éducatif que sont les exercices de rhétorique préparatoires, dits προγυμνάσματα en grec ou praeexercitamina en latin, pour les enseignements littéraires dans les pays de tradition occidentale, qui traversent de nos jours une crise aiguë.
Issu d’un colloque tenu à l’Université Paris-Est Créteil en 2018, où se sont réunis neuf pays, le volume rassemble vingt-neuf contributions en français (15) et en anglais (14), rédigées pour la plupart par d’éminents spécialistes reconnus sur le plan international. L’Avant-propos (p. 7-14) dégage les orientations majeures de la recherche qui propose « un parcours des pratiques progymnasmatiques depuis les prémisses décelables dans l’activité des premiers sophistes ou tragiques grecs jusqu’au XIXe siècle européen ». La table des matières laisse apparaître l’étendue des thématiques abordées et le principe organisationnel sous-jacent: « historique et diachronique » d’une part, « contemporain et expérimental » d’autre part. L’ensemble du volume est soigneusement préparé et intelligemment axé sur « des aires moins bien connues ou en voie d’exploration ». On trouvera en annexe des résumés (p. 457-477), un index nominum (p. 531-549) et un index praeexercitaminum (p. 551-552). Le fait que l’étude des προγυμνάσματα est en constante floraison est évident à partir de la seule bibliographie: riche, plurilingue, récente (p. 479-529).
Les douze premières contributions sont placées sous le signe de l’anatomie de l’écriture. Ainsi sont abordées aussi bien des questions d’analyse philologique que papyrologique. J. A. Fernández Delgado et F. Pordomingo examinent les niveaux d’élaboration de l’éloge (enkômion), pour éclairer les différentes étapes dans l’apprentissage de la technique progymnasmatique et pour proposer à la fois une nouvelle datation pour le début de son enseignement (la première moitié du IIIe siècle avant notre ère) et une « pré-histoire » présente dans l’élaboration littéraire euripidéenne. On consulte avec grand profit la contribution de L. del Corso qui propose une lecture socio-culturelle des documents papyrologiques contenant des collections de προγυμνάσματα, pour identifier les propriétaires et les lecteurs de ces papyrus et pour offrir une image de la diffusion de la culture littéraire grecque en Égypte. R. Cribiore interroge la preuve apportée par un dipinto trouvé dans une école grecque du IVe siècle dans l’oasis de Dakhla en Égypte pour identifier le niveau d’instruction auquel correspondaient les προγυμνάσματα, afin d’insister sur le caractère polyvalent de ces exercices par une comparaison avec des exercices plus exigeants, telles les déclamations de Libanius. Par un mouvement inverse à celui de la recherche qui montre l’influence des προγυμνάσματα sur les auteurs chrétiens, J.-L. Fournet enrichit l’état de la question en étudiant des éthopées à sujet chrétien, peu explorées jusqu’ici parce qu’écrites en arménien, pour expliquer la discretion avec laquelle le christianisme transparaît dans les προγυμνάσματα de l’Antiquité tardive. M.-S. Celentano aborde la codification des προγυμνάσματα dans le modèle d’ἐγκύκλιος παιδεία de Quintilien. R. Poignault décèle des traces de la technique progymnasmatique dans la correspondance de Fronton, adressée à Marc Aurèle, qui prend la forme d’un enseignement formel, pratique et éthique. Après avoir exploré la façon dont certains προγυμνάσματα s’insèrent dans la déclamation, D. van Mal-Maeder présente un projet de vulgarisation éducative, appuyé sur le cursus antique, qu’elle mène à l’Université de Lausanne. On soulignera l’importance de la contribution de Fr. Berardi qui analyse le vocabulaire technique des προγυμνάσματα de façon à identifier leurs usages dans différentes écoles ainsi que les rapports complexes entre tradition grecque et tradition latine. R. Webb traite de l’ekphrasis comme un exercice qui implique le développement de l’empathie et qui conduit à une remise en question créative des conceptions dominantes. Dans une démonstration intéressante, M. Baratin explique les raisons de la réalisation de la seule traduction latine connue d’un traité de προγυμνάσματα attribué à Hermogène, faite par Priscien. L. Pirovano examine avec rigueur la stratification de l’oeuvre d’Emporius par rapport à ses sources primaires. Cette contribution est à mettre en relation avec celle de M. Martinho qui se penche avec attention sur les sources secondaires du premier chapitre du De ethopoeia d’Emporius, supposant le recours à un matériau issu d’anciennes exégèses virgiliennes.
Les six contributions suivantes s’intéressent avec autant de clarté que de nuances à la réception de la technique progymnasmatique et au renouvellement de l’entraînement oratoire depuis le Moyen Âge jusqu’à la fin du XVIIIesiècle, en passant par les écoles constantinopolitaines du XIIe siècle et l’innovation marquée par la prolifération des schede dans l’actualisation de la tradition tardo-antique (M. Loukaki); l’oeuvre poétique d’Alain de Lille (J. Loveridge) et le « roman » de François Rabelais (D. Desrosiers); les travaux d’édition, de traduction et de commentaire des humanistes espagnols, fondés notamment sur Aphthonius (T. Arcos Pereira), ainsi que leurs conceptions pédagogiques visant non seulement les compétences linguistiques, mais aussi le développement moral, politique et religieux des étudiants (M.-V. Perez Custodio); l’école renaissante et l’enracinement très efficace et très durable des προγυμνάσματα dans les programmes d’études et les classes d’enseignement protestant et catholique en Europe et même dans les colonies du Nouveau Monde (M. Kraus). L’objectif est atteint: montrer l’impact extraordinaire qu’a exercé l’esprit ancien sur la dissémination et l’apprentissage interdisciplinaire des προγυμνάσματα pendant le Moyen Âge et la Renaissance.
Grâce à S. Dubel, la seconde partie s’ouvre sur une fine analyse de la paraphrase comme exercice de lecture assurant une compréhension précise du texte modèle. M. Humeau présente de façon convaincante l’extrême plasticité et l’efficacité pédagogique des προγυμνάσματα à travers une expérience de mise en application dans les pratiques d’enseignement en France depuis 2007 jusqu’à aujourd’hui. N. Sue Baxter déconstruit l’imitatio du point de vue des objectifs d’apprentissage pour proposer une meilleure compréhension de la pédagogie à travers laquelle les προγυμνάσματα étaient (et doivent être) enseignés. Dans la perspective d’une rhétorique expérimentale, reliée à une formation de citoyens capables d’analyses et de jugements, V. Ferry aborde les προγυμνάσματα comme des outils de recherche et propose une façon efficace d’identifier la compétence qu’un exercice de rhétorique donné peut développer. A. Eriksson transmet son expérience acquise sur le terrain suédois en mettant en lumière l’arrière-plan théorique des προγυμνάσματα et en insistant sur quelques points théoriques qui permettent d’expliquer l’adaptation de ces exercices à la pratique contemporaine. J. Dainville et B. Sans partagent les résultats d’une double expérience faite à Bruxelles avec des classes de quatrième année secondaire (15-16 ans), basée sur des exercices d’éloge paradoxal qui visent la logique argumentative. J. Selby décrit la manière dont les προγυμνάσματα d’Aphthonius peuvent être utilisés dans les classes contemporaines comme programme de base pour l’écriture et pour la formation morale qui en découle. D. Fleming décrit les apports réels de l’enseignement des προγυμνάσματα sur le développement d’un esprit critique, centré sur l’objectif de la persuasion, et d’une manière d’être profondément humaine, orientée vers les vertus du discours civique. Chr. Bréchet propose un réinvestissement des « Humanités » dans le cadre universitaire comme espace de liberté intellectuelle, en mettant l’accent sur la nécessité pour les disciplines littéraires de renouer avec la formation rhétorique pour proposer une formation complète des citoyens, capables de construire leur identité sur une base solide. E. Danblon défend une conception de la critique héritée des Anciens, telle qu’elle est pratiquée à l’École de Bruxelles, pour relier la rhétorique, la formation à celle-ci et la responsabilité citoyenne: « le désaccord est un fait de la démocratie qu’il faut pouvoir apprivoiser comme bien d’autres phénomènes exigeants de la vie publique ». Le volume s’achève avec l’étude pionnière de P.-S. Grialou, J. Chiron, A. Bouyeure, P. Chiron et M. Noulhiane qui soulignent la valeur pédagogique de l’enseignement des προγυμνάσματα du point de vue de la psychologie cognitive, en montrant la façon dont ces exercices augmentent les capacités métacognitives.
Bien que la lecture suppose une familiarité avec le sujet, la visée n’est pas synthétique: lorsqu’elles abordent des points qui font débat, les contributions prennent soin d’exposer une nouvelle thèse dans une démonstration argumentée, tout en précisant les différentes positions qui sont défendues pour chacun d’eux. Un nombre plus conséquent de références croisées entre les chapitres aurait été souhaitable pour mettre en avant une perspective dialogique très utile.
On l’aura compris, le volume se recommande non seulement par sa qualité scientifique, mais aussi par sa pertinence historique: marquant un pas décisif dans l’étude des προγυμνάσματα, il ouvre des champs d’étude et d’application de la rhétorique aux pratiques d’enseignement contemporaines extrêmement stimulants. Tout spécialiste de rhétorique, d’histoire littéraire et d’histoire de l’éducation bénéficiera de la lecture de ce volume.
Table des matières
1. J. A. Fernández Delgado et F. Pordomingo « Niveaux de réalisation des progymnasmata, de l’école à la littérature » (p. 17-41)
2. L. del Corso « Rhetoric for Beginners? Papyrological Evidence for Progymnasmata » (p. 42-66)
3. R. Cribiore « The Versatility of Progymnasmata: Evidence from the Papyri and Libanius » (p. 67-76)
4. J.-L. Fournet « L’éthopée entre culture profane et christianisme » (p. 77-90)
5. M.-S. Celentano « Quintilian and the Rhetorical ‘‘Exercitatio’’; Between Tradition and Innovation » (p. 91-99)
6. R. Poignault « Exercices préparatoires pour éloquence princière dans la correspondance de Fronton » (p. 100-117)
7. D. van Mal-Maeder « Des progymnasmata à la déclamation: entre hier et aujourd’hui » (p. 118-131)
8. Fr. Berardi « Diversité des pratiques didactiques en Grèce et à Rome: réflexions sur le lexique des progymnasmata » (p. 132-149)
9. R. Webb « Ekphrasis in the Classroom and in the Progymnasmata » (p. 150-163)
10. M. Baratin « La place et le rôle de la traduction latine des Progymnasmata du Pseudo-Hermogène dans l’oeuvre de Priscien » (p. 164-169)
11. L. Pirovano « Emporius, or the Anatomy of an Author » (p. 170-178)
12. M. Martinho « À propos des sources secondaires du De Ethopoeia d’Emporius » (p. 179-192)
13. M. Loukaki « Training Students in the Art of Discourse in Twelfth-Century Byzantium » (p. 193-202)
14. J. Loveridge « The Practice of Progymnasmata in the Middle Ages: Ancestry and Probability in Alan of Lille’s Anticlaudianus » (p. 203-217)
15. D. Desrosiers « An muri faciendi: la pratique des progymnasmata dans l’oeuvre de François Rabelais » (p. 218-226)
16. T. Arcos Pereira « The Presence of the Progymnasmata by Aphthonius in Spain during the Sixteenth Century » (p. 227-249)
17. M.-V. Perez Custodio « Teaching more than Rhetoric: Progymnasmata Handbooks in Early Modern Spain » (p. 250-266)
18. M. Kraus « La pratique scolaire des progymnasmata du XVe au XVIIIe siècle à travers les traductions latins d’Aphthonios » (p. 267-282)
19. S. Dubel « Défense et illustration de la paraphrase » (p. 285-300)
20. M. Humeau « Réinventer les progymnasmata: bilan d’une expérience de rhétorique pratique à l’Université » (p. 301-318)
21. N. Sue Baxter « Imitatio, Progymnasmata, Paideia, and the Realization of Ancient Ideals in Modern Education » (p. 319-330)
22. V. Ferry « La rhétorique expérimentale: théorie et pratique » (p. 331-340)
23. A. Eriksson « Writing and Teaching a Contemporary Progymnasmata Textbook » (p. 341-355)
24. J. Dainville et B. Sans « L’éloge paradoxal: regards croisés sur deux expériences pédagogiques » (p. 356-372)
25. J. Selby « Making us Gentle Towards one Another » (p. 373-380)
26. D. Fleming « A Role for the Progymnasmata in English Education Today » (p. 381-400)
27. Chr. Bréchet « Progymnasmata et soft skills: les enjeux de la formation rhétorique pour les humanités » (p. 401-428)
28. E. Danblon « La formation citoyenne à la rhétorique, hier et aujourd’hui » (p. 429-438)
29. P.-S. Grialou, J. Chiron, A. Bouyeure, P. Chiron, M. Noulhiane « ‘‘Know Thyself’’, Using the Progymnasmata as Metacognitive Training » (p. 439-456)
[1] Une liste figure dans l’Avant-propos (p. 9-12), à laquelle on ajoutera le colloque international « Les exercices de rhétorique: valeurs, vertus, valorisations », organisé par E. Danblon, B. Sans et D. van Mal-Maeder les 27 et 28 février 2020 à l’Université libre de Bruxelles.