Les études sur la danse dans l’Antiquité sont en plein épanouissement, la plupart des recherches ne visant plus guère à la reconstruction documentaire et se fondant sur l’apport des recherches en danse moderne et contemporaine ainsi que de l’anthropologie culturelle, la psychologie cognitive, les études de genre, etc. Les analyses les plus dynamiques croisent des perspectives disciplinaires permettant d’envisager les pratiques et théories chorégraphiques anciennes à l’intersection des champs complémentaires que sont la littérature, la philosophie, l’histoire des arts visuels, de la musique et des religions. C’est cette perspective que propose S. Olsen, sur une question réellement originale, à la suite de publications déjà reconnues sur le Vase François, Sappho ou Pindare: contrairement à une polarité devenue traditionnelle, qui ferait de la Grèce archaïque et classique l’espace du seul chœur chantant-dansant et du monde impérial celui de la pantomime gréco-romaine, on s’intéresse d’abord ici, comme l’indique le titre de l’ouvrage, à la danse en solo d’Homère à Xénophon, en tant qu’elle se détache du chœur, s’y oppose, dialogue avec lui, s’y réintègre, etc. Dans un corpus d’études d’abord littéraire, complété de données visuelles, il s’agit d’observer la manière dont se « lit la danse » (reading dance), par les représentations d’un « corps indiscipliné » (unruly body): le rapport entre le verbal et l’orchestique, le singulier et le collectif, comme entre l’esthétique et l’éthique ou le sensible et le social est au centre d’une analyse d’abord critique, fondé sur des études textuelles et philologiques. Sur le plan méthodologique, voire épistémologique, la couverture de l’ouvrage est exemplaire: y figure la danseuse moderne Gret Paluca, au bord de la mer, en Allemagne, dans les années 30. Par ailleurs, une référence fondamentale pour Olsen, qui la précise p. 71-72, est la Queer Phenomenology de S. Ahmed:[1] les questions d’identité et de performativité, à la fois sur le plan du genre et de la sexualité et de l’espace-temps, sont d’abord affaire d’orientation (et désorientation), suivant un déplacement ou une obliquité analogues dans la recherche contemporaine et pour les danses en solo antiques.
Dans l’Introduction (Dance, Literature, and Culture), après une synthèse générale sur la place de la choreiadans les pratiques culturelles et la « littérature » grecques archaïques et classiques, Olsen insiste sur la « description », en poésie et en prose, à la fois comme corpus et comme outil. Des travaux récents, influents dans le domaine des recherches en danse, en particulier sur l’empathie kinesthésique dans les textes littéraires pourraient être ajoutés à la bibliographie de référence[2], mais l’état de l’art est déjà très complet, surtout pour la critique anglophone: ce type de travail résulte d’un dialogue constant avec d’autres spécialistes de ces questions. Le postulat fondamental, vérifié ensuite, est clair: la danse en solo, en relation dialectique avec le chœur, semble impliquer exclusion, différence et transgression à la fois sur le plan formel et social.
L’ouvrage se développe en sept chapitres, suivant un ordre chronologique abordant à chaque fois une comparaison moderne possible, en accord avec un « anachronisme raisonné » qui rappelle, sans la mentionner, la réflexion fondatrice de N. Loraux.[3] Le chap.1 (The Fantastic Phaeacians: Virtuosity, Competition, and Dance in the Odyssey) s’intéresse, au chant VIII de l’Odyssée, à la tension entre Ulysse et ses hôtes telle qu’elle s’exprime par un rapport dynamique entre solo et chœur de danse ainsi qu’entre danse et solo de chant, surtout dans la performance virtuose des jeunes Halios et Laodamas, qui se distingue du modèle de la choreia et qu’Ulysse observe comme un thauma. Olsen s’intéresse aussi aux caractéristiques orchestiques des Phéaciens, des chants 6 à 13, en particulier chez Nausicaa.
Les quatre chapitres suivants concernent le théâtre attique. Le chap. 2 (Io’s Dance: Human Mobility and Divine Authority in Aeschylus’ Prometheus Bound), après une analyse générale du chœur tragique de jeunes filles, y compris sur le plan sexuel, montre comment la danse d’Io, “pervertissant” le modèle de la partheneia, représente, par opposition à une choralité féminine normée ainsi qu’au statisme de Prométhée, la résistance d’une parthenos sans chœur à l’autorité de Zeus et donc une agentivité dynamique des mortels face à leur destin, par l’errance, puis la maternité. Le chap. 3 (Dance at Work: Performance and Identity in Euripides’ Ion), rapprochant la Cinderella de F. Ashton, suggère que les personnages d’Ion et Créuse en tant que solistes, au long d’une dramaturgie en constante évolution, figurent, en miniature, la polyphonie de toute la pièce, et amènent le public à réévaluer des modalités masculines et féminines de la choreia et du travail de chorêgos: ici, comme dans d’autres pièces, la pyrrhique, le kômos, ainsi que la “nouvelle musique” (en particulier le “nouveau dithyrambe”) ou encore le chœur de jeunes filles, portés sur la scène théâtrale, ont de réelles implications politiques. Le chap. 4 (Dance and Dissonance: The Innovative Choreography of Aristophanes’ Wasps), s’intéressant à une “provocative collusion” entre danse et signification, montre comment, dans le cadre d’une tension entre kômoset choreia, figurée dans la poésie mélique et la peinture vasculaire, le personnage de Philocléon dans les Guêpes met en crise la fonction socialisante du kômos et du banquet, d’une manière qui rappelle le drame satyrique. Aristophane déstabilise ainsi la fonction mimétique de la danse comme expression culturelle et artistique, surtout au théâtre. Le rôle méta-mimétique de ce type de solo est important, en rapport avec la comédie ancienne comme “trygédie” et le chœur comme instance de désordre plus que de cohésion. Olsen rapproche ce dispositif du programme de décentrement entrepris par Merce Cunningham, en danse contemporaine. Pour le recenseur, l’un des plus suggestifs est le chap. 5 (Staging Madwomen: Dance and Dramatic Form in Euripides and Aristophanes), qui, après avoir évoqué la transe et la folie dans le ballet romantique Giselle, sur le livret de Théophile Gautier, compare les mouvements d’Agavè dans les Bacchantes et la danse de la femme de Démostratos dans Lysistrata: ces danses hors-scène, à la fois destructrices et créatrices, voire curatives, dionysiaques en ce qu’elles évoquent des ménades, représentent l’insoumission typique de certains corps féminins à la performance rituelle, mais aussi une forme de choralité féminine que réhabilite le théâtre tragique ou comique, au cœur même de la polis. À l’inverse, Cassandre dans les Troyennes d’Euripide offre sur scène une danse de folie féminine assimilant l’enthousiasme à un viol et éprouvant ainsi les limites de la théâtralité tragique.
Les deux derniers chapitres portent sur le solo de danse dans des textes de prose. D’une part (chap. 6. Agency, Narrative, and the Dancing Girl, un autre chapitre très suggestif), dans le Banquet de Xénophon, l’orchêstris, figure variée des sources littéraires et surtout visuelles, entre travail sexuel et artistique, joue un rôle crucial dans l’élaboration de la pensée philosophique, surtout éthique: ces corps féminins, silencieux, sont ici soumis au regard et au logos masculins, seul apte à juger, dire, lire et écrire. Ce dialogue complexe entre danse et philosophie, surtout exprimé par Socrate, s’achève par le spectacle dionysiaque où la danseuse, qui pourtant incarne Ariane, redevient un corps silencieux et éroticisé. Enfin, chez l’historien Théopompe, Olsen observe, dans ce qu’elle nomme “narrative striptease”, des questions similaires de genre, agentivité et ordre social et moral, à propos de la danseuse Pharsalia, qui ne manque pas d’évoquer Joséphine Baker, objectifiée dans Princesse Tam Tam. Enfin le chap. 7 Dance History aborde le rôle des descriptions de danses en solo: dans l’Enquête d’Hérodote, VI.129, où Hippocleides, dans une culture où solo masculin et autorité politique sont incompatibles, paradoxalement, par son refus de la choreia, fait preuve de sa maîtrise de soi; et dans le livre VI de l’Anabase de Xénophon, où les Grecs sont de bons guerriers, même, voire surtout, quand ils dansent avec leurs armes et que le général-historien se veut chorégraphe, combinant solos et choreia masculine. Les enjeux de la danse ici sont à la fois culturels et sociaux et narratologiques: « mettre la danse en mots » peut figurer le travail de l’historien, surtout quand l’orchestique décrite est un défi à la description.
Enfin la Conclusion (Reading Dance with Lucian) insiste à nouveau sur l’importance du solo de danse bien avant le triomphe de la pantomime gréco-romaine, d’époque impériale, tout en soulignant l’intérêt du traité de Lucien de Samosate pour l’étude du corps dansant, dans ses rapports avec la littérature, aussi dans les périodes archaïque et classique. Le spectacle de danse, aussi protéiforme que la performance sophistique, est un bon moyen de lire la littérature et la mythologie anciennes, et Lykinos, dans le Sur la danse, développe un efficace éloge du solo, tout en le rattachant à la tradition chorale archaïque et classique. Le lien entre ces deux parties du traité ne va d’ailleurs pas de soi et serait à observer plus précisément, dans ce qui peut être un éloge plus paradoxal que sérieux, aussi ambivalent que ce qu’il célèbre et que la plupart des textes de Lucien, empreints de “comico-sérieux” (spoudogeloion).[4] Enfin, Olsen explique ici son choix de couverture pour l’ouvrage, en référence aux danseuses solistes de la modernité, telles Isadora Duncan ou Martha Graham, qui font penser à Nausicaa ou Cassandre, par l’indiscipline expressive de leurs gestes et mouvements.
Ce livre relativement bref, quelques 250 pages, n’en est pas moins riche, concentré sur une problématique et un corpus de textes à première vue restreints, en fait essentiels à une meilleure appréciation de la connexion, de nature à la fois transmédiale et anthropologique, qui se tisse, à cette époque comme à la nôtre, entre arts de la parole et de la scène, pratiques corporelles et réflexion esthétique, ou encore politique et mouvement. Certains points pourraient encore être débattus, comme le rapport entre culture archaïque et classique et époque impériale, postclassique, mais c’est l’intérêt d’une telle approche d’offrir cette ouverture transhistorique. On pourrait d’ailleurs s’autoriser à figurer cet ouvrage des métaphores orchestiques: il s’agit bien d’un solo, avec ses effets d’innovation, voire d’intempestivité, quand, dans une histoire conjuguée de la danse et de la littérature, l’Unzeitgemässigkeit nietzschéenne est rejointe implicitement par l’unruliness évoquée dès le titre. Mais ce mouvement vif est parfaitement intégré dans une communauté très vivante de chercheuses et chercheurs, qu’il enrichit en retour. On ne doute pas qu’Olsen développe encore d’autres analyses de ce type, qu’on attend avec intérêt, à la fois pour les spécialistes de littérature, de danse et plus largement de culture grecques.
Notes
[1] S. Ahmed, Queer Phenomenology. Orientations, Objects, Others, Duke UP, 2006.
[2] Surtout G. Bolens, par exemple The Style of Gestures. Embodiment and Cognition in Literary Narrative, Baltimore MD, Johns Hopkins UP, 2012, et S. L. Foster, Choreographing Empathy. Kinesthesia in Performance. London; New York, Routledge, 2011. Voir aussi M. Nachtergael et Lucille Toth (dir.), Danse contemporaine et littérature entre fictions et performances écrites, Pantin, Centre national de la danse, 2015.
[3] N. Loraux, “Éloge de l’anachronisme en histoire”, Le genre humain 27, 1993, 23-39, in Les Voies traversières de Nicole Loraux. Une helléniste à la croisée des sciences sociales, Espaces Temps Les Cahiers 87-88 / CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés, 2005, 128-139.
[4] Voir les importants travaux de M.-H. Garelli, comme Danser le mythe. La pantomime et sa réception dans la culture antique, Louvain; Paris, Peeters, 2007.