Conçu comme une ample introduction aux insultes grecques, l’ouvrage de D. Kamen cible l’Athènes classique de 451/450 à 323 avant J.-C., période allant de l’entrée en vigueur de la loi de Périclès sur la citoyenneté jusqu’à la mort d’Alexandre le Grand. C’est la cité et l’époque qui ont fourni le plus vaste corpus d’insultes. Comme l’Athènes démocratique prônait l’égalité du droit à la parole pour chaque citoyen (isêgoria) et la liberté de tout dire (parrhêsia), les insultes, ainsi favorisées et autorisées, faisaient partie des discours athéniens.
Compte tenu non seulement de la profusion et de la variété des insultes, mais aussi de la multiplicité des axes de recherche sur les insultes grecques, D. Kamen a fait des choix judicieux, sans viser à l’exhaustivité. Étant donné que les études modernes ont envisagé le sujet sous des angles particuliers dans des champs disciplinaires variés voire compartimentés (comme la religion, la comédie, la législation), il était nécessaire de proposer pour la première fois une vue d’ensemble des insultes athéniennes. Pour organiser la réflexion, l’auteure expose d’abord les règles qui gouvernaient le fonctionnement des insultes, en étudiant les relations entre le contexte de leur énonciation et leur caractère offensant. Ensuite, elle examine le contenu des insultes et souligne ce que les comportements des Athéniens avaient de blâmable. Enfin, elle montre que les insultes remplissaient des fonctions et avaient des conséquences sur la société athénienne, susceptibles d’unir les individus mais aussi de diviser la cité.
En comparant les insultes les plus variées, D. Kamen a découvert qu’il existait à Athènes, comme dans d’autres sociétés, différents degrés dans l’offense perçue au regard des normes et des principes dans un contexte culturel donné. En effet, une insulte peut être considérée comme portant plus ou moins atteinte à l’honneur ou à la dignité d’une personne. On peut donc parler d’intensité ou d’échelle dans l’offense. En se fondant sur ces degrés, D. Kamen distingue des insultes « bénignes », c’est-à-dire inoffensives ou ressenties comme les moins offensantes, et des insultes « malignes », c’est-à-dire malveillantes. Parce que certaines insultes sont considérées par les victimes comme des affronts, il faut également tenir compte des effets produits par les insultes. Enfin, ce qui peut encore faire varier la perception du degré dans l’offense, c’est le contexte où les insultes sont produites (dans un contexte religieux, au théâtre, dans une assemblée), mais aussi leur contenu. Concernant les topoi des insultes, l’auteure s’appuie sur la liste élaborée par Wilhelm Süss,[1] mais sans traiter tous les tropes et mots d’insultes (Schimpfwörter) recensés dans l’Athènes classique : elle choisit ceux qui sont exploités le plus fréquemment dans les insultes de la vie quotidienne.
Sur la base de ces découvertes, compte tenu du contexte, du contenu et des effets, chaque sorte d’insultes athéniennes est analysée, classée selon son intensité, de la plus bénigne à la plus offensante. D’où la structure de l’ouvrage en cinq chapitres, correspondant à cinq catégories d’insultes, de plus en plus graves.
Les trois premiers chapitres traitent des « insultes acceptables socialement », permises par les normes sociétales et par les lois de la cité. Certaines de ces insultes sont plus bénignes que d’autres. Dans le chapitre premier (« Skômmata et Aischrologia. Insultes bénignes »), les insultes sont énoncées dans un cadre rituel, religieux et social : dans ce contexte, les moqueries ne sont pas blessantes ; elles avaient presque entièrement des effets positifs, puisqu’elles servaient à unir soit la cité tout entière soit des groupes de citoyens. Sont analysées les insultes dans les fêtes de Déméter (notamment le gephurismos), les railleries lancées « du haut des chars » lors des fêtes de Dionysos, ainsi que les plaisanteries des banquets. Le chapitre 2 (« Kômôidein et Skôptein. Moqueries dans l’ancienne comédie) aborde les insultes sur la scène comique. Ces insultes servaient aussi à réunir les membres de la cité, même si elles avaient un peu plus d’effets, car elles pouvaient « ostraciser » les individus dont les comportements déviaient des normes sociales ou politiques. L’analyse porte sur les personnes insultées dans l’ancienne comédie, les types d’insultes lancées et les réponses à ces offenses. Enfin sont étudiées les fonctions remplies par les insultes comiques dans la société athénienne. Le troisième chapitre (Diabolê et Loidoria. L’invective dans l’éloquence attique) considère les insultes chez les orateurs attiques, où l’invective était utilisée pour persuader les jurés et les membres des assemblées de voter d’une certaine manière. Les effets pouvaient durer longtemps pour la cible. L’étude est centrée sur l’éloquence judiciaire, où l’invective est la plus fréquente, et analyse notamment les stratégies oratoires de Démosthène.
Les deux derniers chapitres traitent de deux sortes d’ « insultes interdites » et lourdes de conséquences : ces insultes étaient condamnées par la société et entraînaient des actions légales. Dans le chapitre 4 (« Kakêgoria et Aporrhêta. Injures interdites ») sont analysées les insultes verbales formellement interdites : ces insultes étaient proscrites parce qu’elles menaçaient la position sociale des cibles et pouvaient créer du désordre dans la cité. Enfin, le chapitre 5 (« Hubris. Un affront à l’honneur ») traite de l’hubris, le type d’insulte le plus offensant dans l’Athènes classique. Cet affront était non seulement interdit, mais aussi poursuivi par un procès public (graphê), parce qu’il menaçait l’honneur des individus et le fonctionnement de la cité démocratique.
L’argumentation de tout l’ouvrage est solidement étayée et pleinement convaincante. Tout d’abord, le lieu et l’époque ont été remarquablement choisis. Même si les insultes fusaient dans les premières décennies qui suivirent les guerres médiques, comme lors de l’ostracisme de Thémistocle en 371 ou de Cimon en 361, la loi de 351/350 a attisé les tensions entre citoyens et non-citoyens. La problématique centrée sur les degrés d’intensité des insultes s’avère vraiment pertinente et fondée sur les acquis récents de la recherche.[2] L’étude successive des insultes fondées sur le rituel, puis des insultes de la scène comique et des tribunaux recoupe en grande partie la succession que Suétone présente dans son traité Sur les termes injurieux, en distinguant les insultes remontant à Homère et aux autres poètes archaïques, puis les insultes des comiques et des orateurs de l’époque classique.[3] Du début à la fin de l’ouvrage, la réflexion, clairement exposée, pose les jalons progressivement, permettant l’assimilation de chaque nouvelle étape. La structure des chapitres montre toute son efficacité : d’abord la définition des mots techniques désignant les insultes dans le domaine étudié, suivie d’un rapprochement avec des notions voisines des autres domaines (par exemple, insultes dans l’ancienne comédie vs insultes rituelles), puis l’étude précise du contexte (fêtes religieuses et banquet, théâtre, tribunaux), suivie de l’examen des limites fixées à l’expression des insultes (au théâtre, dans les assemblées et les tribunaux), ensuite le contenu des insultes, classé par topoi, suivi par les réponses des cibles visées par ces insultes (par exemple, Cléon et Socrate réagissant aux railleries d’Aristophane), enfin les fonctions des insultes, étudiées en lien avec les valeurs de la cité. En réitérant cette structure dans chaque chapitre, grand était le danger de répéter des développements, notamment lors de la reprise des topoi dans les chapitres 2 et 3 (origines étrangères, métiers exercés par des pauvres, lâcheté, déviance liée au sexe ou au genre), mais au contraire cette méthode permet d’analyser avec finesse les différences de traitement de ces topoi dans la comédie (où l’insulte se fait par l’intermédiaire de personnages) et au tribunal (où l’insulte est assumée par les orateurs eux-mêmes).
Cette recherche aboutit à des résultats remarquables et prometteurs : c’est le premier ouvrage à étudier la gamme complète des insultes dans l’Athènes classique, en partant des plaisanteries obscènes lors des fêtes et des banquets pour arriver à l’outrage (hubris) fait à l’honneur d’un citoyen. Outre cette vue d’ensemble, les acquis sur les insultes sont réévalués, confirmés, révoqués en doute ou rejetés. Les traductions et définitions des termes techniques sont précises, notamment celle de la diabolê (« dénigrement, diffamation, attaque verbale »). À cette clarification conceptuelle s’ajoute une analyse comparée de notions connexes, comme la graphê hubreôs et la dikê aikeias. Concernant la législation sur l’insulte, une étude minutieuse permet de douter que le décret de Syrakosios, interdisant aux dramaturges de se moquer d’une personne en la nommant, ait jamais existé ; quant à la dikê kakêgorias, elle ne pouvait pas viser les auteurs de l’ancienne comédie. De même, une analyse approfondie des lois contre les insultes adressées à des magistrats permet de renouveler l’interprétation du discours de Lysias Sur le soldat (Or. 9). La liste des trois insultes interdites (aporrhêta) est réexaminée et une date vraisemblable proposée. Enfin, concernant la loi contre l’hubris, l’auteure considère la version citée dans le Contre Midias comme authentique et donne des solides arguments pour la dater de l’époque de Solon (594/3 av. J.-C.).
La conclusion de l’ouvrage emporte l’adhésion : les insultes peuvent se révéler bénéfiques ou dangereuses pour leurs cibles comme pour la communauté. Elles servent aussi à définir les valeurs civiques, à souligner ce que doit être un citoyen athénien.
La bibliographie, riche de 460 publications, tient compte des travaux les plus récents. Un index des notions-clés et un index des passages cités rendent les plus grands services. Dans cet ouvrage dense se sont glissées quelques coquilles : il faut lire “Griechen” (p. 226), « Fremdkörper » (p. 236), barbaros (p. 71), lipotaxian (p. 78), heautou (p. 79), apheileto (p. 139), eis douleian (p. 139) et philoloidoros (sans haplologie, p. 67).
Si l’argumentation convainc, on peut toutefois regretter un manque dans la présentation du contexte : étant donné l’importance de la paideia à Athènes, il eût fallu, selon nous, davantage insister sur le rôle de l’éducation, qui transmet les connaissances et les valeurs civiques. Lire les poètes apprend aux jeunes Athéniens à percevoir les insultes épiques et lyriques et à y réagir ; les disciples des sophistes Protagoras et Gorgias apprenaient déjà la technique du blâme (psogos). Concernant les topoi, la lecture du traité de Suétone pouvait fournir un terme pour nommer les déviances sexuelles (ekdediêitêmenôn, p. 51) et apporter des compléments utiles sur les insultes visant notamment les vieillards ou tirées des noms de nombres (pour commenter tritagônistês). Enfin, pour compléter l’analyse du vocabulaire, il serait utile de consulter les manuels de rhétorique de l’époque impériale, qui complètent les maigres informations données par Aristote sur les insultes. En particulier, pour affiner l’analyse des stratégies argumentatives visant à diffamer l’adversaire par des allusions et des critiques indirectes, il serait utile d’exploiter les figures de style liées à l’ironie et à l’énigme,[4] comme le chleuasmos, le diasurmos ou le sarkasmos. Ces figures sont d’autant plus intéressantes qu’elles tirent leurs noms de termes désignant des insultes et cités par D. Kamen (p. 18 chleuêis, p. 67 diasurei, p. 143 chleuazousin).
Enfin, sur la première de couverture, où l’on voit un détail du tableau de Jacques-Louis David La Mort de Socrate, le lecteur pourra s’interroger sur la signification de l’image floutée dissimulant la main de Socrate levant l’index : l’auteure met ce geste en relation avec le doigt d’honneur en citant (p. 212) une étude moderne.[5]
Notes
[1] Wilhelm Süss, Ethos : Studien zur älteren griechischen Rhetorik, Aalen, Scientia Verlag, (1910) 1975.
[2] Thomas M. Conley, Toward a Rhetoric of Insult, Chicago : University of Chicago Press, 2010 ; William B. Irvine, A Slap in the Face: Why Insults Hurt – And Why They Shouldn’t, Oxford: Oxford University Press, 2013.
[3] Suétone, Des termes injurieux. Des jeux : extraits byzantins, par Jean Taillardat, Paris, Les Belles Lettres, 1967.
[4] Kokondrios, Sur les tropes, in : Rhetores Graeci, III, ed. L. Spengel, Teubner, Leipzig, 1856, p. 235-236 (sur l’ironie et sur l’énigme) ; Anonyme, Sur les tropes poétiques, in : Rhetores Graeci, III, p. 213-214.
[5] Max Nelson, « Insulting Middle-Finger Gestures among Ancient Greeks and Romans », Phoenix 71 (1-2), p. 66-88.