On se réjouit de la parution de cette première traduction française intégrale de deux textes de Philostrate, les Vies des sophistes et les Lettres érotiques (qui portent pour certaines sur d’autres sujets), avec, en appendice, la lettre de son neveu homonyme Sur la manière d’écrire les lettres, et une dialexis, un bref discours de Philostrate lui-même.
L’ouvrage est composé d’une « préface » (p. IX-XXIV), d’une « introduction » (p. 1-40), de « repères chronologiques » fort utiles (p. 41-47), de la traduction des textes (p. 49-214), suivie de notes copieuses (p. 215-315), d’une bibliographie (p. 317-330) et d’un index (p. 331-344).
Après une « préface » qui parlera surtout au public français, et dont l’auteur a plus en tête la première sophistique que la seconde dans les rapprochements qu’il fait avec des débats touchant une partie de l’intelligentsia française, une « introduction » assez enlevée présente l’auteur et les deux œuvres traduites, en accordant néanmoins une place centrale aux Vies des sophistes. Après quelques remarques sur le titre et la date des deux textes dans la carrière de Philostrate, les auteurs s’appuient sur les analyses d’un savant du XIXe siècle, E.-J. Bourquin, pour réfléchir à la façon dont Philostrate définit et sélectionne les sophistes dont il rend compte. Ils soulignent ainsi, à la suite de travaux récents, que Philostrate, loin d’offrir un panorama global, présente un « réseau » de sophistes, doté d’une « généalogie fictive » à partir des sophistes de l’époque classique. La description de ce réseau (dont le centre est Hérode Atticus) et de ses normes (linguistiques, sociales, culturelles) est pour les auteurs la marque du « snobisme » de Philostrate – une notion un peu floue, empruntée à une remarque de C. P. Jones, et qui me paraît exploitée de façon peut-être excessive. L’introduction se termine sur « un aperçu de ce qui advint des Vies des sophistes et des Lettres érotiques à partir de la Renaissance », partie constituée essentiellement de la liste des éditions et traductions successives des deux textes. Cette introduction est efficace, soulève les principaux enjeux de l’œuvre de Philostrate et est d’une lecture agréable. On pourra seulement regretter sa structure un peu décousue : l’insertion de titres aurait peut-être permis de s’orienter plus facilement dans les différentes informations qui nous sont proposées.
Les Vies et les Lettres, pour des raisons différentes, sont des textes souvent difficiles sinon à comprendre, du moins à traduire, en raison de formules parfois très concises, d’images inattendues (dans les Lettres où Philostrate cultive une forme de bizarrerie) et, pour les Vies, d’un vocabulaire rhétorique souvent peu explicite. Les traducteurs s’expliquent d’ailleurs sur ce point (p. 19, n. 36), dans un commentaire un peu condescendant sur la traduction de W. C. Wright (1922) ; mais tout en précisant que le vocabulaire technique de Philostrate prend des sens variables selon les contextes, leur traduction comporte des flottements parfois peu justifiés : par exemple ἐπιφορά est traduit par « étendue » (p. 93) puis par « accusation » (à propos de Polémon), alors qu’il s’agit dans les deux cas du ton agressif, des attaques ; τεχνίκωτατος est ainsi rendu par « [Lollianos] excellait dans la maîtrise de son art » (p. 86), mais aussi par « le plus savant en matière de procédés » (p. 131, à propos d’Aristide) ; θετικός est traduit « sujet à discussion » (p. 124) ou « sujets circonscrits » (p. 159).
Quelques traductions semblent d’une formulation un peu curieuse (même s’il s’agit d’une impression subjective) :
p. 59 : Favorinos comme « père spirituel » d’Hérode, pour le mot « père » (marque de respect).
p. 69 : l’expression « mettre à terre la politique maritime » est un peu curieuse : le jeu de mots est-il voulu ?
p. 73 : la sophistique « réduite à son ossature » (εἰς στένον). La métaphore est plutôt spatiale, comme l’indique la suite.
p. 98 : « les sujets de composition » renvoient (même si la formulation est effectivement peu courante) aux « sujets de discours figurés » ; l’idée de composition (glosée en n. 226 par « rôle de composition ») est un peu trompeuse (voir aussi p. 149). On dit que Polémon « perdait le fil » de ces discours : on l’accusait en fait probablement (car ἐκφέρεσθαι est vague) de ne pas maintenir jusqu’au bout le double sens de ses propos.
p. 115 : La réponse d’Hérode à Protée qui l’insulte « dans une langue semi-barbare » est « Soit, tu m’insultes, mais pourquoi justement de cette façon ? », et non « pourquoi et de cette façon ? »
p. 115 : Hérode est surnommé « orateur à l’embouche » (σιτευτός, « gavé ») ; l’expression est sans doute peu familière à bien des lecteurs.
p. 126 : dans l’échange assez amusant entre Philagros et Amphiclès, la question de Philagros est rendue de façon peu naturelle (« Eh bien, qui peux-tu être ? »).
p. 157 : la question de Mégistias à Hippodromos qui lui demande d’échanger leurs vêtements est traduite par « Quel sens cela a-t-il pour toi ? » On comprendra : « Qu’est-ce que cela signifie ? »
Certains noms grecs me semblent indûment latinisés : par exemple Libanius (p. 19), Plutus (p. 101), Apollonius (p. 119).
Quelques erreurs me paraissent devoir être mentionnées :
p. 52 : Critias a cité le nom du père d’Homère « parce qu’il avait à signaler » ce fait comme merveilleux (et non « lorsqu’il avait »…).
p. 56 : « Pour Dion de Pruse, je ne sais par quel nom l’appeler » (philosophe, sophiste, ou autre ?) et non « je ne sais s’il faut en parler ».
p. 59 : « mots attiques » et non « athéniens ».
p. 63 : γένη n’est pas traduit : « des peuples, des cités, des colonies ».
p. 70 : Isocrate est « incapable de supporter la nouvelle (ἀκρόασιν) de la défaite », et non « les enseignements de la défaite ».
p. 73 : les citations d’Euripide ne sont pas des exemples de formules originales, mais elles servent de comparant à la manière dont Nicétès invente ces formules. Il faut comprendre à mon avis non pas : Nicétès « livr[e] des formules… telles que ‘les thyrses de Bacchus dégoutant de miel’, et les ‘ruisseaux de lait’», mais : Nicétès « fait jaillir des formules originales à la façon dont ‘les thyrses de Bacchos font jaillir le miel et les ruisseaux de lait’».
p. 80 : Scopélien n’est pas « en chaire », mais « sur un siège », au début de sa déclamation, avant de se lever.
p. 86 : Non pas « son rôle consista à prendre la parole », mais simplement « s’opposant (ἀντιλέγων) aux Athéniens… » : malgré la note 170, il n’y a pas ici de métaphore théâtrale.
p. 100 ἑρμηνεῦσαι δὲ ἀπέριττος, rendu par « superfluité dans l’éloquence », désigne plus précisément une qualité du style, à savoir une forme de simplicité.
p. 111 : « ces manigances, il en avais soupçonné Lucius (…) et il n’acquittait pas Hérode de la charge d’avoir été son complice ». On ne comprend pas de quelles manigances il s’agit, puisqu’elles n’ont pas été mentionnées avant ; il faut comprendre en fait « ce dont (ὧν) il avait soupçonné Lucius, il n’acquittait pas non plus Hérode d’en être complice ».
p. 115 : non pas « chacun est meilleur qu’un autre… », mais « l’un est meilleur qu’un autre dans tel ou tel domaine ».
p. 116 : la tradition de l’épitaphe est peut-être, si l’on en suit J. L. Rife : « Hérode, fils d’Atticus, de Marathon, à qui tout cela appartient, gît dans ce tombeau » (voir « The burial of Herodes Atticus: élite identity, urban society, and public memory in Roman Greece », JHS 128, 2008, p. 112).
p. 119 : le développement concernant la mère d’Alexandre Péloplaton est placée sous le signe de la rumeur : mais la formulation laisse à penser qu’elle a succombé aux avances d’Apollonios de Tyane. Il est plus clair d’introduire tout ce passage par « on raconte que » (φασι), plutôt que de mettre en incise l’expression « dit-on » qui porte sur la première partie seulement du développement.
p. 126 : non pas « il improvisait pour les premiers sujets qui lui étaient assignés », mais « il improvisait les sujets qui lui étaient proposés pour la première fois ».
p. 127 : ἕωλα n’est pas traduit (« éventé », glosé juste après par ἑαυτῷ προειρημένα).
p. 134 : à propos de ceux qui se rendent en courant à une déclamation d’Hadrien, comprendre non pas « bousculant ceux qui se trouvaient sur leur passage », mais « ceux qui y allaient en marchant ».
p. 143 : concernant les rythmes poétiques introduits par Apollonios dans son style, comprendre non pas « lorsqu’il s’en gardait sa parole, pouvait prendre un aspect solennel… », mais « s’il s’en était gardé, son style aurait semblé solennel » (irréel).
p. 165 : Philostrate se justifie de ne pas parler de certains sophistes ; l’expression « je dois m’abstenir d’en écrire » paraît un peu précieuse. Comprendre par ailleurs non pas « j’aurais pu me voir discrédité », mais « je pourrais » (ἂν καὶ ἀπιστηθείην, au potentiel).
J’ai relevé quelques coquilles : p.145, « vois » et non « voies » ; p. 149, « Phocée » et non « Phocis » ; p. 179, une négation « pas » en trop ; p. 233 n. 111, la référence est à Banquet 185e (et non 185c).
Ces quelques remarques ne doivent pas masquer l’essentiel : la traduction est en général fort agréable à lire, précise en dépit de certaines obscurités de la langue de Philostrate, et elle offre en outre un instrument de travail fort appréciable grâce à l’abondant appareil de notes qui accompagne la traduction.
Les notes sont en effet nombreuses et précieuses, sur des aspects multiples (détails biographiques, institutionnels, archéologiques, etc.) ; en particulier les auteurs signalent régulièrement des citations que Philostrate introduit sans crier gare, notamment quand ces citations font partie d’une déclamation dont il donne un échantillon (par exemple n. 122, p. 269, une reprise d’un vers des Phéniciennes d’Euripide par Péloplaton). Ces notes sont d’autant plus utiles que R. Stefec, dans son édition récente, ne signale que de façon irrégulière les emprunts de Philostrate à des auteurs anciens. Les traducteurs ont néanmoins, me semble-t-il, une conception un peu trop généreuse de la citation. Par exemple, les notes 198 et 199 (p. 279) rapportent deux « expressions » à Aristophane et Platon ; il s’agit en fait de deux mots grecs (τερατευόμενος et ἀταμιεύτως, effectivement traduits par des expressions en français), dont la présence dans plusieurs textes (par exemple Eschine, Tim. 94 pour le premier) exclut à mon avis une référence aussi précise. Certains rapprochements sont peut-être de l’ordre de la coïncidence.
La bibliographie comporte un certain nombre de titres utiles, qui résultent d’un choix nécessaire dans une littérature secondaire de plus en plus foisonnante sur Philostrate. On pourra s’étonner, concernant Hérode Atticus, que soit mentionné l’ouvrage de P. Vidal de La Blache (1872) et non celui de W. Ameling (Herodes Atticus, Olms, Hildesheim, 1983). Signalons que la référence Follet 2017 n’est pas explicitée : il s’agit de l’édition de l’Héroïkos par S. Follet, dans la Collection des Universités de France (BMCR 2018.03.44).