Comment comprendre qu’un homme qui a régné pendant 46 ans sur la Judée, qui a participé à la Grande Révolte de 66-73, à qui fut dédiée l’œuvre de Flavius Josèphe par laquelle nous possédons la plus grande partie de nos informations sur la Judée romaine et qui apparaît même dans le Nouveau Testament, a pourtant totalement disparu de l’histoire ? C’est à l’examen de ce paradoxe que s’attelle David M. Jacobson. Négligé par rapport à ses aïeuls comme Hérode, Antipas ou son père Agrippa Ier, négligé même par rapport à sa propre sœur Bérénice qui a entretenu une idylle avec Titus le destructeur du temple de Jérusalem, Agrippa II n’a jamais fait l’objet d’aucune biographie. Cette erreur est maintenant corrigée grâce à ce petit livre très au courant de l’actualité de la recherche sur un grand nombre de sujets concernant la Judée romaine. On regrettera que la bibliographie fasse peu de cas de nombreux ouvrages qui n’ont pas été écrits en langue anglaise et, concernant la distinction entre les sicaires et les zélotes, l’absence totale des travaux de Richard Horsley est surprenante. Cela mis à part, l’ouvrage donne matière à réfléchir sur ce personnage trop méconnu.
Après un certain nombre de documents utiles (liste des illustrations, des tableaux), une préface rédigée par Joan E. Taylor souligne ce vide dans lequel est tombé Agrippa II au regard des autres membres de sa famille. L’historienne cite à ce propos quelques ouvrages qui manquent à la bibliographie de David M. Jacobson, ce qui est étonnant. Les remerciements de l’auteur, la liste des abréviations, une chronologie succincte, les arbres généalogiques et les cartes finissent de remplir ces 34 pages qui précèdent l’introduction de l’ouvrage.
Au fil d’un parcours en neuf chapitres (introduction, réflexion sur la fiabilité de Flavius Josèphe, jeunesse d’Agrippa II, son règne, son discours au peuple à l’été 66, sa participation à la première phase de la guerre et son absence dans la deuxième, enfin les indices de sa vie après 70 puis une conclusion), l’historien tente de dégager tous les indices concernant cette figure presque invisible. Aurait-il pu empêcher la révolte d’éclater ou bien le temple d’être détruit ? Pourquoi s’est-il retrouvé déconnecté du peuple juif après la guerre ? Pourquoi n’a-t-il pas été reconnu par les Romains malgré son aide ? Autant de questions posées par l’introduction et qui mettent en évidence le voile qui nous dissimule ce roi.
La principale source que nous possédons, Flavius Josèphe, fait l’objet de nombreuses discussions, mais Jacobson fait le pari de sa fiabilité. Certes, ses biais sont connus, mais il reste notre meilleure source et fournit des informations exceptionnelles. Grâce à lui, le parcours d’Agrippa II dans l’ombre de son père, par exemple, peut être à peu près imaginé. Le fils paraît avoir eu un père exceptionnellement subtil et prudent mais n’avoir pas bénéficié d’autant de dons : « he came unstruck at a critical moment » estime l’auteur (p. 29). Son règne est marqué par la montée des résistances messianiques et du terrorisme des sicaires, avivée par quelques actions maladroites des procurateurs et par une fiscalité accrue par la situation de l’empire : la guerre parthique et l’incendie de Rome en particulier. Sur ce point, tout comme sur son interprétation du prélèvement de 17 talents dans le trésor du temple par Florus en 66 comme une saisie des arriérés de l’impôt (p. 56), ou encore en affirmant que la Judée n’était pas une province de plein exercice avant la Grande Révolte (p. 32), Jacobson s’insère dans des lignes historiographiques récentes et tout particulièrement prometteuses. L’ouvrage ne dresse pas un énième tableau d’une Judée oppressée par de mauvais administrateurs romains, mais rend compte d’une situation plus complexe dans laquelle le roi Agrippa II se retrouve rapidement pris en porte-à-faux. Contraint à agir, en tant qu’intermédiaire entre ces deux mondes, il adresse à la foule prête à se soulever un discours célèbre que Jacobson, malgré la critique actuelle, estime n’être pas entièrement une invention de notre source. Mais le roi refuse d’intervenir auprès des autorités romaines et attise la colère populaire.
Au cours de la première phase de la guerre, Agrippa II s’efforce d’aider activement les troupes romaines mais il se révèle un allié peu efficace en ce domaine, au point de ne plus apparaître dans l’histoire de la guerre jusqu’à la célébration de la victoire. Son monnayage montre un souci tout particulier de marquer son soutien inconditionnel pour les vainqueurs romains, aussi fête-t-il la reprise en main de la Judée et adopte-t-il plus largement une iconographie romaine sur son monnayage de plus en plus souvent frappé en latin. Vu comme complice de la destruction du temple, Agrippa II aurait perdu toute capacité à tenir la région au nom de Rome, selon Jacobson, aussi ne pouvait-il plus jouer qu’un rôle de second plan, surtout après que sa sœur Bérénice avait été renvoyée par Titus. La conjonction d’un faisceau d’indices monétaires, épigraphiques et littéraires, pousse l’auteur à dater la mort du roi de l’année 94/5 de notre ère et à remarquer qu’elle semble avoir eu lieu dans la plus grande indifférence.
L’examen plus personnel du roi par Jacobson dans la conclusion est intéressant : il fut le mieux placé pour empêcher la guerre mais il a refusé d’agir ; il fut un roi-client incapable de tenir sa principauté comme de soutenir militairement les opérations romaines. Dominé par sa sœur, il aurait été doué d’une intelligence limitée, que Jacobson explique partiellement par la consanguinité de ses origines, et n’aurait pas eu les épaules pour gouverner cette région instable en cette période difficile.
Les grands apports de ce livre sont évidents. Pour la première fois, toutes les informations permettant de travailler sur Agrippa II sont réunies en un seul ouvrage, avec une bibliographie essentiellement anglophone mais très riche (p. 197-216). Un corpus épigraphique complet (p. 145-171, établi par David F. Graf, compilant quelques inscriptions encore inédites et de nombreuses peu connues) et un corpus numismatique très riche de données iconographiques autant que métrologiques (p. 173-196) apportent des éléments absolument neufs pour le monde scientifique et permettent de suppléer à l’absence de Flavius Josèphe pour la deuxième moitié du règne d’Agrippa II. On y observe en action un souverain qui n’est pas si inutile ni si incompétent que la littérature pourrait le faire croire. L’auteur n’hésite pas non plus à se tourner vers le livre des Actes des Apôtres pour glaner quelques informations qu’il place sur un pied d’égalité avec l’œuvre joséphienne et cite même, à l’occasion du passage d’Agrippa Ier en Égypte, les Acta Isidori. Il est difficile de brasser plus large et la richesse de cette matière est admirable.
D’autres éléments toutefois peuvent être questionnés. L’historien a sans doute raison, d’un point de vue méthodologique, de vouloir accorder aux sources le bénéfice du doute, mais quand il accepte la grande proximité entre Flavius Josèphe et le roi, qu’il suit sans discuter le récit du procès de Paul dans les Actes sans prêter attention aux procédures judiciaires impliquées (nos connaissances peuvent aussi bien confirmer qu’infirmer cette affaire, mais encore faut-il leur consacrer une rapide discussion), ou encore quand il estime que les principaux arguments du discours de Josèphe proviennent bel et bien du roi (de même que les lettres que Josèphe affirme avoir reçues de lui), il traverse sans doute un peu trop vite des débats historiographiques complexes. En soulevant l’hypothèse de l’homosexualité du roi (p. 127), Jacobson a la prudence de n’être pas affirmatif, mais il faut noter qu’il n’a d’autre argument que la « fidèle amitié » que le roi entretient avec Philippe fils de Jacimos (AJ, XVII, 30-31), ce qui est un indice assez mince. Cela pourrait néanmoins effectivement expliquer le rôle ambigu de sa sœur et l’absence d’une reine à ses côtés. Enfin, le constat d’un alignement métrologique des monnaies d’Agrippa II avec les monnaies romaines est rapidement interprété comme le signe d’une intégration fiscale de son domaine (p. 196), ce qui est très discutable : non seulement parce que la monnaie n’a pas d’usage que fiscal, mais aussi parce que l’impôt n’était pas payé exclusivement en monnaie, loin s’en faut, comme le révèle l’archive de Murabba‘ât.
Plus fondamentalement, l’ouvrage de Jacobson perpétue, malgré les corpora épigraphique et numismatique, l’image d’un roi médiocre et malhabile, qui aurait peut-être même eu des difficultés à s’exprimer dans sa langue maternelle. C’est en effet ce qu’amène à croire l’œuvre de Flavius Josèphe. Mais on peut se demander s’il n’y a pas ici une simple question de perception, car après tout, la situation était particulièrement complexe comme le montre brillamment Jacobson. Les actions de Florus sont en partie réévaluées aujourd’hui et l’auteur poursuit ces acquis, on l’a vu, quoiqu’il garde encore de ce qui n’est pas fiscal, dans cette politique, une image négative. Or, la visite de contrôle du tribun Néapolitanus peu avant la révolte, s’achève sur une tentative de conciliation générale sans aucun reproche porté à l’encontre de Florus. L’inaction d’Agrippa II est-elle un refus d’agir, voire une incapacité personnelle, ou bien est-elle plus profonde, liée à la structure de l’empire ? Ne se pourrait-il pas, après tout, que le tribun ait confirmé que Florus était resté dans les limites de ses attributions ? En pareil cas, son renvoi était impensable et le roi n’avait aucune liberté d’action. Il serait, en cette occasion, pris entre deux feux. Cette proposition ne prétend s’appuyer sur aucune source en particulier et reste très spéculative, mais on peut regretter, peut-être, que Jacobson n’ait pas cherché davantage à réhabiliter la figure de ce roi qui a eu la malchance d’assister, impuissant, à la montée des tensions.
Au fond, ce qu’il apparaît à la lecture de ce livre, c’est qu’Agrippa II est encore et restera un roi méconnu. Jacobson compile tout ce qui peut l’être et fait un beau travail, mais la figure royale, étant presque absente chez Flavius Josèphe, se fond dans le paysage général. L’auteur propose des hypothèses dès qu’il le peut pour ramener l’attention vers le roi, pourtant Agrippa II reste insaisissable en l’absence de sources anciennes. C’est tout le mérite de Jacobson d’avoir mené une enquête fine et soignée sur un souffle de vent, fondamental pour les faits mais oublié de l’histoire. On mesure mieux désormais l’ampleur de notre ignorance sur le dernier des Hérodiens et il est certain que ce travail sera désormais incontournable pour l’examen de la dynastie.