Géza Alföldy fut incontestablement l’une des figures les plus marquantes de l’épigraphie romaine du dernier tiers du XXeet du début du XXIe siècle. À sa disparition, le 9 novembre 2011, il laissait une œuvre considérable par son volume, sa diversité et son importance.[1] Prenant la suite de cinq recueils d’articles publiés de son vivant[2], l’ouvrage édité par Angelos Chaniotis et Christian Witschel a pour origine un projet éditorial voulu par Alföldy lui-même, puisqu’il travaillait avant sa mort à trois volumes dont la finalité aurait été d’offrir un aperçu aussi large que possible des domaines et des problèmes qu’il avait abordés, en incluant aussi bien des textes de synthèse que des études de cas ou des recensions. La disparition de son auteur en a interrompu la réalisation et le livre proposé n’y répond que partiellement puisque les éditeurs ont pris le parti d’exclure les études trop techniques ou, du moins, de portée trop restreinte. Ils ont préféré privilégier les contributions synthétiques, générales et, surtout, comportant une dimension méthodologique ou théorique marquée. Des nécrologies ou quelques textes de circonstances ont cependant été conservés : loin d’être anecdotiques, ils sont particulièrement utiles, notamment parce qu’ils expriment de manière parfois plus directe des idées ou des positions énoncées dans les études proprement dites. Ces textes occupent la seconde partie du volume (« Vergangenheit, Gegenwart und Zukunft der epigraphischen Forschung »), tandis que la première est centrée sur la notion d’« Epigraphische Kultur ». Le recueil regroupe ainsi 24 textes – dont 4 inédits –, précédés d’une introduction originale rédigée par Alföldy. Le volume est préparé avec grand soin : les éditeurs ont ajouté à l’occasion des compléments bibliographiques et les 185 illustrations réunies dans un cahier de planches en fin de volume sont de belle qualité. De nombreux renvois entre les textes renforcent l’unité du livre et les index (personnes, lieux, matières et sources) en facilitent la consultation.
Plusieurs fils conducteurs traversent l’ouvrage : la caractérisation du document épigraphique, les formes et les pratiques de la discipline qui le prend pour objet et, enfin, sa place dans l’écriture d’une histoire du monde romain qui est ici principalement une histoire sociale et culturelle, centrée sur l’Occident. Il est toutefois aussi difficile de rendre compte dans le détail de ce volume que d’en résumer le contenu : il suffira d’en mettre ici en lumière quatre aspects principaux.
C’est indéniablement au travail sur les inscriptions elles-mêmes qu’il faut accorder la primauté, bien qu’il n’apparaisse ici que de manière indirecte. Cette activité, faite d’« austérité et de patience » (p. 487), fut fondamentale pour Alföldy, qui contrôla directement des milliers de monuments, pour des études ponctuelles ou pour la réalisation de nouveaux corpus – travail inlassable de révision plus souvent encore que de publication d’inédits. Témoins privilégiés de ce travail, plusieurs inscriptions sont en quelque sorte des protagonistes récurrents de l’ouvrage : ainsi, celles de l’obélisque de Saint-Pierre et la dédicace de Cornelius Gallus (AE, 1964, 255), de l’aqueduc de Ségovie (AE, 1992, 1034), de l’arc de Medinaceli (AE, 2002, 796) ou encore de l’amphithéâtre de Tarragone (CIL II2/14, 921). Le recueil rappelle qu’Alföldy, artisan principal de plusieurs volumes du CIL (II2 et VI), fut aussi l’un des promoteurs de la mise en place de banques de données électroniques (dont l’Epigraphische Datenbank Heidelberg) et pensa leur articulation avec les corpus imprimés (p. 492 et 504).
Les inscriptions qui suscitèrent l’intérêt d’Alföldy furent principalement les textes lapidaires, ce qu’il appelle la « memoriale Epigraphik » (p. 56) ou la « monumental epigraphy ». Il fut l’un des instigateurs de la conversion du regard dans ce domaine, mettant au cœur de l’étude la dimension matérielle du texte, tant par sa forme que par son support ou son contexte archéologique, faisant des inscriptions des « Multidimensionale Kommunikationsmedien » (p. 415). Plusieurs études reproduites traitent de cet aspect : Alföldy fut en particulier l’un des premiers à s’intéresser aux litterae aureae (cf. p. 117-138, synthèse inédite), à leur technique de réalisation et à leur valeur idéologique. Exemplaire par son acribie et ses conclusions est aussi l’analyse des ateliers et des formes des bases de statues de Tarragone et de sa région (p. 331 sq.). Là encore, cette démarche a fait évoluer les pratiques des corpus pour leur faire dépasser leur caractère de « Textbuch » hérité du XIXe siècle.
De fait, ces approches sont intrinsèquement liées à la conception de la discipline épigraphique qu’Alföldy a progressivement développée et qui est exprimée, par différents biais, dans plusieurs contributions de cet ouvrage : l’épigraphie n’est pas – n’est plus – une science positiviste, mais une kulturanthropologische orientierte Wissenschaft (p. 28). Elle a pour objet l’epigraphic habit, érigée au rang de « Kultur », une pratique sociale et culturelle qui est aussi une « civilisation », chère à Louis Robert. Sa caractérisation repose sur plusieurs axiomes ou traits constitutifs que cet ouvrage tour à tour met en avant ou illustre. Son développement n’est pas – ou pas fondamentalement – corrélé à l’alphabétisation (ou literacy) des populations de l’empire (p. 115). L’épigraphie lapidaire est avant tout le produit et le moyen d’un pouvoir ou d’une domination socio-politique qui s’affirment en se donnant à voir autant qu’à lire. La notion d’« autoreprésentation » (Selbstdarstellung) est centrale pour en rendre compte : « der ‘epigraphic habit’ der antiken Hochkulturen wurde in erster Linie dazu geschaffen, um die ordnenden Weltvorstellungen soziopolitischer Systeme und die Position des Einzelnen in einem solchen System auf Dauer zur Ausdruck zu bringen » (p. 496). Par ses formes et ses formulaires, l’épigraphie lapidaire est donc un moyen de communication et revêt une portée idéologique. Sa place à Rome et dans les sociétés provinciales possède une histoire qu’il faut écrire : dans un article ici reproduit (p. 73-102) et qui a fait date, Alföldy a ainsi pu montrer l’importance du moment augustéen dans l’affirmation de cette valeur du « medium épigraphique » tout autant que dans la création de nouvelles formes matérielles et graphiques, qui s’imposeront par la suite. Le rythme et les réalisations de la pratique épigraphique dans les contextes provinciaux sont également l’objet de plusieurs études : l’Espagne d’abord (objet de 6 textes dans le volume), et notamment Tarragone, Saguntum, Ségovie et Segobriga, où le moment flavien est également important ; les confins de la Germanie, ou les provinces danubiennes, de la Rhétie à la Mésie, ensuite.
La manière dont le monument épigraphique est le produit et l’expression de valeurs collectives ou d’une idéologie est explorée de plusieurs façons : par exemple par la mise en évidence des divergences avec le genre biographique (p. 205-226) ; l’unique texte sur l’époque tardive (p. 227-242) s’attache à montrer que, aux IVe et Ve siècles, une partie du discours des inscriptions tend à réaffirmer sur divers modes la garantie de la perpétuité de Rome par les vertus aristocratiques, cherchant ainsi à conjurer une situation que d’autres sources laissent voir moins réjouissante. Plongeant ses racines dans un ensemble de valeurs dont elle assure la reproduction et la mémoire, la pratique épigraphique est dès lors une composante de la « Romanité » dont elle est aussi, en contexte provincial, un marqueur ou un symbole (p. 36), participant donc à l’affirmation du pouvoir de Rome.
Les travaux d’Alföldy l’ont porté de préférence – mais sans exclusive – vers les ordres supérieurs de la société romaine ou du moins vers les élites : le recueil reflète cette prédominance, notamment à travers les articles sur les honneurs statuaires pour les sénateurs ou les chevaliers (p. 153 sq. et 187 sq.). Cette place trahit aussi la manière dont il concevait cette « culture épigraphique », vue surtout comme celle d’une élite – à commencer par l’empereur – qui en définit les formes et les usages et qui fournit ainsi un modèle de référence à imiter par le reste de la société – qu’il s’agisse de la plèbe de Rome ou des populations de l’Italie ou des provinces, dont la motivation à ériger des monuments inscrits et notamment funéraires, se qualifie comme une reproduction mue par des « Nöte zur Ausdruck » (p. 264). On pourrait assurément discuter cette vision d’ensemble, qui par ailleurs simplifie des analyses en général plus nuancées (voir p. 62-63, sur les affranchis). Il n’en reste pas moins que l’idée que les monuments épigraphiques offraient une contribution puissante à la création de lien social ou de références partagées est capitale pour appréhender ce phénomène. À plusieurs reprises, Alföldy est du reste revenu sur l’estimation du nombre originel d’inscriptions dans le monde romain, non seulement par souci de mesurer la représentativité de l’échantillon parvenu jusqu’à nous, mais aussi parce qu’à ses yeux, l’épigraphie avait quelque chose des mass-media contemporains – on pourrait tout aussi bien penser aux reliefs et sculptures ou monnaies. S’il prend ses distances par rapport à la notion de propagande (p. 55), il est manifeste que tant sa jeunesse dans la République populaire de Hongrie que la place de la communication médiatique dans le monde de l’après-guerre ont nourri ces réflexions.
Un dernier aspect du recueil qu’il faut relever brièvement est qu’il illustre, surtout dans la seconde partie, la part de l’itinéraire personnel et des dettes intellectuelles de G. Alföldy. Outre l’ombre inévitable de Th. Mommsen (p. 393 sq. et p. 518)[3], ces dernières se lisent dans les nécrologies de H.G. Pflaum, E. Birley, H. Nesselhauf ou H. von Petrikovits et dans un long compte-rendu des Roman Papers de R. Syme, qui élargit le champ à la prosopographie, autre discipline de prédilection d’Alföldy, moins représentée dans le recueil : du savant britannique il souligne, entre autres la « méthode sans méthodologie » (p. 457), mot que lui-même aurait pu faire sien dans une certaine mesure.
Recueil d’études à (re)consulter ponctuellement, ce livre se prête donc tout aussi bien à une lecture suivie. À l’occasion d’une rencontre organisée à Rome en 2012, S. Panciera rappelait que, comme d’autres avant lui, Alföldy n’avait pas pu mener à terme le projet d’un manuel d’épigraphie qu’il avait en tête[4] : cet ouvrage n’est certes pas un manuel, mais il illustre parfaitement les évolutions qu’il a instiguées et accompagnées dans sa discipline sur près d’un demi-siècle. L’« avenir de l’épigraphie » qu’il esquissait lors du congrès de Rome de 1997 est désormais en partie son présent ; savant polyglotte, Alföldy avait alors attiré l’attention sur le problème de la langue de publication des études et corpus épigraphiques : alors que cette pluralité linguistique est sans cesse plus fragile dans les sciences de l’Antiquité, souhaitons que le choix de publier ce recueil en allemand ne soit pas un obstacle à la réception et à la lecture par les plus jeunes ou les non spécialistes de cette œuvre qui demeurera un jalon essentiel pour l’épigraphie du monde romain.
Notes
[1] La bibliographie de G. Alföldy est consultable sur le site de l’Université de Heidelberg au lien https://www.uni-heidelberg.de/fakultaeten/philosophie/zaw/sag/schriften_alfoeldy.html.
[2] Die römische Gesellschaft. Ausgewählte Beiträge, Stuttgart, 1986 ; Römische Heeresgeschichte. Beiträge 1962-1985, Amsterdam, 1987 ; Die Krise des römischen Reiches. Geschichte, Geschichtsschreibung und Geschichtsbetrachtung. Ausgewählte Beiträge, Stuttgart, 1989 ; Studi sull’epigrafia augustea e tiberiana di Roma, Roma, 1992 ; Städte, Eliten und Gesellschaft in der Gallia Cisalpina. Epigraphisch-historische Untersuchungen, Stuttgart, 1999. Voir aussi Estudios tarraconenses, ed. D. Gorostidi Pi, Tarragona, 2017.
[3] Difficile de ne pas rapprocher la photographie de G. Alföldy porté par une grue pour observer l’inscription de l’aqueduc de Ségovie (Abb. 37) et le dessin par J. Friedländer de Th. Mommsen juché sur un cheval pour copier l’inscription du pont de Castel di Sangro (cf. L. Wickert, Theodor Mommsen. Eine Biographie, II, Francfort, 1964, taf. 8).
[4] S. Panciera, in Eredità di un maestro. Géza Alfödly, storico del mondo romano, Rome, 2013, p. 74 ; cf. G. Alföldy in Praktika tou H’ Diethnous Synedriou Hellenikes kai Latinikes Epigraphikes, Athènes, 1987, p. 1-4.