C. Szabó livre une monographie sur les sanctuaires de la Dacie romaine, envisagés selon des principes méthodologiques issus de la « Lived ancient religion » promue par J. Rüpke. Le cadre spatio-temporel de l’étude est constitué par la province romaine de Dacie, depuis 106 jusqu’à son abandon vers 271. Il s’agit donc, comme C. Szabó le rappelle d’emblée, d’une province où la population indigène cohabite avec un grand nombre d’habitants provenant d’autres régions de l’Empire, d’une province touchée par des mobilités à court et à long terme de groupes ou d’individus, que ces mouvements soient dus à des motivations économiques, politiques ou militaires. Se dégageant d’une approche qui a longtemps considéré la religion romaine en Dacie comme un segment de la romanisation ou en termes de survivances et de syncrétismes, l’auteur souhaite mettre en lumière le rôle de la sacralisation de l’espace dans la communication religieuse (la sacralisation étant définie, p. 3, comme « une stratégie spatiale de communication religieuse entre les agents humains et divins »). Il entend également montrer le rôle et l’impact exercé par la sacralisation sur les identités des individus et des groupes ; les stratégies mises en œuvre pour créer et maintenir efficacement un espace sacralisé ; les appropriations religieuses. Il convient ainsi pour lui de se dégager des « fausses dichotomies de public et privé, urbain et rural, militaire et civil, petit et monumental », qu’il oppose à l’analyse de la « visibilité, l’accessibilité et la connectivité de ces espaces sacralisés avec leur agentivité humaine, mais aussi avec d’autres espaces similaires et l’environnement plus large » (p. 2). C. Szabó distingue ainsi différents types d’espaces : espaces primaires, espaces secondaires et espaces partagés mais n’en donne malheureusement pas de définition. Le lecteur comprend que les espaces primaires correspondent par exemple à ceux du « corps d’un pèlerin, d’une chapelle domestique ou d’un autel portable » et que dans ce type d’espaces les relations entre agents humains et divins peuvent être beaucoup plus personnelles et individualisées mais que les sources permettent rarement d’étudier ce type d’espaces et de rapports entre agents humains et divins en Dacie. Quant aux espaces secondaires, on suppose au fil de la lecture qu’il s’agit d’espaces utilisés par des petites communautés, à la différence des espaces partagés qui sont plus largement fréquentés et semblent, in fine, correspondre aux sanctuaires publics (voir en ce sens la conclusion, p. 176). C. Szabó tient également compte des relations spatiales à une échelle macro, au niveau de la province et au-delà : par cette dimension de l’espace, la religion de Dacie constitue en effet selon lui « une part intégrante de l’Empire en tant que connectivité intra-cultuelle et en tant que réseau ».
L’étude s’appuie sur un catalogue de tous les sanctuaires de Dacie – 142 au total –, qu’ils soient attestés par l’archéologie ou l’épigraphie ou dont la présence peut être supposée. C. Szabó en propose une liste sous forme de tableaux en annexe, en renvoyant largement à ses travaux publiés et à paraître. Pour la présente monographie, il en a retenu une trentaine, mieux documentés, qui lui permettent d’analyser ces différents types d’espace, en se concentrant sur la « matérialité de la sacralisation de l’espace et son rôle dans la communication religieuse ». On notera que les lieux de culte de Sarmizegetusa, qui ont fait l’objet d’une synthèse relativement récente, ne sont pris en compte dans l’ouvrage qu’à titre de comparaison.[1]
Il est piquant de constater que le plan même de l’ouvrage est en bonne partie bâti selon les catégories que C. Szabó qualifie de fausses dans son introduction. Le premier chapitre, de loin le plus long (p. 11-127), est consacré à la sacralisation de l’espace dans un environnement urbain, à partir de l’exemple bien documenté d’Apulum auquel sont parfois ajoutés des éléments provenant de Sarmizegetusa et d’autres centres urbains de Dacie. Le deuxième chapitre porte sur sanctuaires et réseaux dans des établissements militaires ou d’origine militaire, à partir des cas de Porolissum et de Praetorium (Mehadia) ; le titre peut induire en erreur puisque seuls sont étudiés et comparés leurs Dolichena et les réseaux des dévots, militaires et marchands, qui y sont attestés, témoignant d’une haute mobilité dans et hors la province. Le troisième chapitre se concentre sur les établissements ruraux, en envisageant la question de la continuité des espaces sacrés pré-romains ; la transformation de l’environnement naturel à Ad Mediam et à Germisara, autour de leurs établissements thermaux et des espaces sacralisés qui y sont installés ; la sacralisation de l’espace dans le district minier d’Ampelum ; et enfin l’appropriation religieuse dans quelques contextes ruraux (notamment à partir de découvertes archéologiques, iconographiques ou épigraphiques liées au culte de Mithra ou à partir de lieux de culte retrouvés dans des villas).
Dans le premier chapitre sont envisagés successivement les murs et l’expérience religieuse ; les espaces sacralisés du camp militaire ; l’omniprésence de Jupiter ; les dieux présents dans les édifices de spectacle ; la compétition religieuse à laquelle se livrent les élites au pouvoir ; l’Asklepieion ; quelques espaces secondaires, tel le sanctuaire de Liber Pater ainsi que les mithraea ; et enfin la question controversée de l’apparition et du développement du christianisme à Apulum. On peut regretter que l’auteur n’ait pas explicité d’emblée la situation complexe que présente la conurbation d’Apulum,[2]rendant son propos difficile à saisir pour un lecteur néophyte. De même, on déplore l’absence d’une carte générale d’Apulum, fût-elle schématique, reprenant clairement les lieux évoqués dans le texte. Les points sur les murailles et les édifices de spectacles s’avèrent décevants, faute de documentation permettant d’appréhender les « expériences religieuses » qui pouvaient s’y vivre. Plusieurs dédicaces émanant d’officiers font l’objet d’analyses intéressantes, mettant en lumière les choix des divinités honorées, basés sur des considérations personnelles mais peut-être aussi parfois collectives. Le point consacré au christianisme à Apulum démonte utilement les arguments qui ont été brandis, plus ou moins récemment, pour forger des théories identitaires fondées sur les continuités ethniques et religieuses.
Au fil du troisième chapitre, C. Szabó présente plusieurs études de cas relatives à la sacralisation d’espaces profondément liés à des éléments naturels, tels que des sources, des mines d’or, d’argent ou de sel, des carrières de pierre ou simplement des terres agricoles, et aux divers modes de communication religieuse qui s’y développent. Ce faisant, il montre qu’il n’y avait pas une civilisation de Dacie en tant que telle, mais des groupes nombreux aux cultures mouvantes et fluides, et ce, déjà avant la conquête romaine par Trajan. Selon l’auteur, il est donc anachronique de parler, dans le sillage d’une certaine historiographie roumaine, de continuité ethnique ou religieuse entre époques pré-romaine et romaine. Il vaut mieux envisager les transformations en termes d’interaction culturelle et d’appropriation. Ainsi, continue-t-il, les vestiges des cultures pré-romaines ont créé des mnémo-histoires locales, qui ont eu un impact sur les individus et les groupes variés, venus d’ailleurs, qui s’y sont installés.
L’ouvrage contient de nombreuses illustrations, qu’il s’agisse de cartes et de plans ou de photographies, en couleur et en noir et blanc, d’inscriptions, de vestiges ou d’objets. Les numéros figurant sur les diverses cartes relatives à Apulum ne font pas l’objet d’une légende (il faut se référer aux numéros figurant dans les tableaux en annexe pour savoir de quoi il s’agit – ce qui n’est pas précisé dans le corps du texte et n’est guère pratique). Même s’il n’est pas indiqué dans la table des matières, le volume contient aussi un index général (un index des sources épigraphiques aurait été utile).
Les choix épistémologiques, méthodologiques et documentaires posés par l’auteur ne lui ont pas permis d’envisager systématiquement d’autres questions qui auraient pu se révéler utiles pour son enquête. Quels sont les panthéons des diverses composantes de la conurbation d’Apulum (camp militaire, municipe promu colonie sous Commode et municipe septimien) ? Les dieux honorés à titre public au sein des sanctuaires d’une cité sont-ils également vénérés à titre privé, en contextes domestiques ou associatifs – et inversement ? Les dieux honorés par les civils le sont-ils aussi par les militaires – et inversement ? Les pérégrins honorent-ils les mêmes divinités que les citoyens, fréquentent-ils les mêmes sanctuaires, posent-ils le même genre d’actes ? La riche documentation d’Apulum et de Sarmizegetusa aurait également pu être scrutée dans ces directions, afin de faire émerger les types d’expériences – similaires ou différenciés – vécues par ces différentes catégories d’individus ou de groupes.
Basé sur une connaissance approfondie de l’historiographie spécifique à la Dacie romaine et de ses écueils et prenant en considération des découvertes très récentes, l’ouvrage rendra de précieux services aux chercheurs qui s’intéressent à l’histoire de la Dacie ou à la religion romaine.
[1] A. Schäfer, Tempel und Kult in Sarmizegetusa. Eine Untersuchung zur Formierung religiöser Gemeinschaften in der metropolis Dakiens, Berlin, 2007.
[2] Voir l’introduction de I. Piso au volume IDR, 3, 5, xx-xxi. Agglomération de Dacie, formant une sorte de conurbation à l’histoire complexe, Apulum s’est développée à partir du castrum de la légion XIII Gemina. Elle devient un municipe sous Marc Aurèle (municipium Aurelium Apulense) et est promue colonie sous Commode (colonia Aurelia Apulense). Quant au secteur des canabae du camp, situé au nord de la cité, il est partiellement promu sous les Sévères, en devenant le municipium Septimium Apulense.