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Le titre de ce gros volume (426 p.) intitulé « Quand naissent les dieux » ne doit pas laisser penser au lecteur que le thème du Colloque éponyme dont il est issu (Rome 18-20 juin 2015) évoque la naissance des divinités. Le sous-titre est sans ambiguïté : « Fondation des sanctuaires antiques : motivations, agents, lieux ». C’est donc bien un recueil de contributions (22 au total plus une introduction et une synthèse finale) portant sur la compréhension des différents aspects de la fondation d’un sanctuaire.
Avec une introduction détaillée, les éditeurs S. Agusta-Boularot, S. Huber et W. Van Andringa (p. 1-9), passent en revue les thèmes abordés en les plaçant dans une triple perspective, pour quelles raisons, par qui et où décide-t-on de fonder un sanctuaire ?
Le lecteur est donc convié à un long voyage qui couvre l’arc méditerranéen et qui s’échelonne de l’époque mycénienne à l’empire romain.
Évoquons d’abord le sanctuaire d’un point de vue général. F. de Polignac (p. 11-18) dénonce ce qu’il appelle une vision « téléologique » de la relation entre cité et sanctuaire et revient sur le « décalage » qu’il repère à l’Amphiaraion mais aussi au Ptoïon, deux sanctuaires « récents », entre le développement et la prise en charge réelle du sanctuaire par la ville proche mais modeste (Oropos ou Akraipha). L’auteur insiste sur la présence d’une élite interrégionale s’appuyant sur ces petites cités locales. Quant à Fr. Camia et A. Rizakis (p. 383-396), ils brossent un tableau complet des réalités religieuses en Macédoine et en Achaïe, montrant à la fois la permanence et quelquefois le déclin des sanctuaires traditionnels, la vitalité du culte impérial par l’association des empereurs aux cultes préexistants et l’arrivée des cultes isiaques ou orientaux. Dans le monde romain, J. Scheid (p. 239-245) tente de préciser les rites permettant de « fonder un temple » à Rome, soulignant les difficultés d’interprétation de certains de ces rites. S. Estienne (p. 247-257) revient sur une forme de « décalage » particulier mais fort important entre le statut juridique et les pratiques. Ces deux études précises montrent comment une même série d’inscriptions (par exemple CIL XII 4333b, CIL VI, 826, CIL IX 3513) permet de dégager des réflexions différentes, mais complémentaires.
De nombreuses études portent sur un territoire ou une aire culturelle plus large. Commençons avec une étude sur les peuples italiques et leurs dieux dans la région médio-adriatique. V. d’Ercole (p. 183-199) revient sur la place de la nature (grotte, lac, source, bois) dans le choix des sanctuaires italiques, qui s’organisent autour de la figure d’Hercule, devenu grande divinité à la fois sauvage et civilisatrice, protectrice et guerrière. O. de Cazanove (p. 201-218) s’intéresse particulièrement à la Lucanie, qui, en dehors du site très connu de Rossano del Vaglio, offre une série cohérente de temples (III-IIe s. av.) que l’auteur ramène à trois grands groupes et à laquelle il ajoute une série inédite de temples lucaniens plus anciens à cella centrée. La Gaule du sud permet à S. Agusta-Boularot (p. 299-336) de mener une étude très riche sur le rôle des contacts entre les populations locales et les colons grecs puis le monde romain avant même les grandes transformations augustéennes. L’influence grecque, puis italique se fait sentir jusque dans les dédicaces écrites en gaulois comme la fameuse (δεδε)βρατουδεκαντεμ, qui pourrait être un calque d’une expression italique, peut-être ombrienne. Dans le monde romain, Ostie est un autre exemple de développement des sanctuaires entre la République et l’Empire. Fr. Van Haeperen (p. 259-275) montre comment les élites locales, qui contrôlent les sacra patria, sont soumises à une intervention directe de Rome qui gère le développement de son port, pour des raisons militaires et plus encore, annonaires. Les empereurs auront une place prépondérante dans le contrôle des cultes, comme dans la constitution du Campus de la Mater Magna, réponse locale aux fêtes phrygiennes impulsées par Claude. Pompéi est l’occasion pour A. Coutelas, Th. Creissen et W. Van Andriga (avec Ch. Loiseau et A.-S. Vigot) d’une étude archéologique minutieuse sur le temple de Fortune Auguste (p. 151-172), permettant aux auteurs de reconstituer pour la première fois une technique étonnante de placages muraux à partir de piquets plantés dans le sol. Rome enfin offre à P. Gros (p. 219-238) l’occasion d’une analyse pertinente sur la façon dont Grecs et surtout Romains décident des réparations ou modifications éventuelles de leurs temples, en insistant avec justesse sur l’éclatante transformation de nombreux temples voulue par le Princeps.
La Grèce est évoquée par S. Huber qui livre une synthèse complète et remarquable sur les sanctuaires de la ville d’Érétrie (Apollon, Artémis? Athéna) et de son territoire, l’Érétriade (avec une carte inédite p. 63, fig. 11). La colonie de Paros, Thasos, fait aussi l’objet d’un synthèse importante due à A. Muller (p. 69-82). Les colons ont organisé leur ville en créant des sanctuaires protecteurs aux divinités emblématiques, autour de l’agora (Dionysos, Artémis, les Charites) puis le long du grand rempart du Ve s. av. à partir de l’Acropole (Athéna). D’abord aux avant-postes, l’Hérakléion se trouve ainsi englobé, mais Héraclès retrouve son rôle protecteur dans le relief extérieur d’une porte sculptée (avec Dionysos de l’intérieur). Quant à Fr. Quantin (p. 113-133), il continue son exploration des phénomènes religieux en Illyrie en se focalisant sur la ville d’Apollonia, qui aurait pu s’appeler *Artamisia (p. 129-130), tant la déesse est présente : se pose alors le problème de la divinité dite « poliade ». R. Étienne (p. 19-32) enfin évoque les difficultés à nommer et à interpréter les représentations divines que les fouilles récentes ont exhumées dans les Cyclades. Il en arrive à cette conclusion intéressante que les mentalités sont malléables à l’exemple exceptionnel de cette tête féminine d’Hagia Irini à Kéa (HC IIIC) réinterprétée comme un Dionysos d’après un graffito (VIe s. av. JC.). Il faut rester prudent sur cette interprétation, mais quel autre dieu possédait des allures aussi féminines que Dionysos ? Si, comme le rapporte R. Étienne les poètes forgent des épithètes plus que des théonymes (c’est le sens de l’exemple de Pausanias cité par l’auteur), se sont-elles développées pour autant dans un « système d’indifférenciation qui se suffit à lui-même » (p. 30). Ces interrogations sont toutefois stimulantes.
Enfin certaines études évoquent des sanctuaires précis. Ceux de l’ouest de la péninsule ibérique (Th. G. Schattner p. 351-381),1 sont peu connus : Hypsistos Sérapis (Panóias avec un parcours initiatique original, fig. 13, 14 p. 364 et 24, p. 376) ou Deus Endovellicus « Le maître d’en bas ? » (Saõ Miguel do Motta). A. Jacquemin (p. 33-45) présente les plus récentes découvertes à Delphes modifiant la vision sur le temple, le fonctionnement de l’oracle et l’histoire même du sanctuaire, avec l’épineux problème de l’héritage mycénien.2 Ces problématiques se retrouvent à Claros, où N. Şahin (p. 83-97) retrace à partir des découvertes récentes les vicissitudes de ce fameux oracle. L’ancienneté de ce qui n’était qu’un « lieu de culte plus ou moins informel » est désormais assurée par la découverte d’objets religieux d’époque mycénienne. Toutefois il faut rester prudent sur « l’histoire » la plus ancienne du sanctuaire en parlant d’une déesse mère oraculaire (suggérée par une statuette), avant Apollon. V. Mathé (p. 135-149) s’attarde sur l’évolution de l’Asclépieion d’Épidaure, qui a connu une « monumentalisation » importante entre le IVe et le IIIe s. av. J.-C. Les Épidauriens ont pris conscience de l’importance internationale de leur dieu, soumis désormais à la concurrence. La Gaule n’est pas en reste, car R. Roure et A. Crézieux (p. 279-298) évoquent d’après les fouilles récentes comment naît un sanctuaire à l’âge du fer sur le site de Caillar, à la suite d’un banquet (4000 litres de vin et 13000 kg de viande!). Il est difficile d’en expliquer la raison, et les auteurs avancent prudemment la réfection du rempart.
En prenant comme exemple les cités de la Gaule romaine, W. Van Andringa (p. 337-349) explore la redéfinition d’une mémoire mythique gauloise, réorganisée autour de la dévotion à Rome et à Auguste. Cette mémoire devenue inintelligible selon l’auteur est pieusement préservée, comme le montrent les dépôts d’objets sacrés dont des oursins fossiles trouvés à Chartres (p. 346). Ces symboles druidiques étaient-ils de même nature que les objets historiques (crâne d’éléphant vu à Capoue par Pausanias) déposés dans les temples grecs ou romains? On peut en douter. Le grand spécialiste italien du Latium, F. Coarelli, aborde l’origine de trois sanctuaires : Satricum, Lavunium, Lucus Aricinus (p. 171-181). Il conclut à une mémoire ancestrale préservée par l’intégration de cabanes (rituelles ? anciennes habituations ?) dans les plans des édifices successifs. Ces faits archéologiques confirmeraient selon l’auteur l’ancienneté attestée par les textes qui s’y rapportent, comme pour Mater Matuta, une divinité très ancienne.3 Le cas de Xanthos, très bien étudié par L. Cavalier et J. des Courtils (p. 99-112) est particulièrement frappant. Ici le sanctuaire préexistant (source dédiée à une déesse mère Eni Mahanahi et aux nymphes Elyana) n’est pas effacé mais modifié en deux temps, d’abord par la seule volonté d’Arbinas, qui « importe » la triade apollinienne en l’installant dans des bâtiments de type lycien, puis ces structures sont enchâssées dans des temples hellénistiques, marquant ainsi l’hellénisation progressive des élites. Ce cas souligne de manière éclatante les étapes de cette intégration de la mémoire religieuse anatolienne.
L’ouvrage se termine par une longue synthèse du regretté E. Lippolis (p. 397-410) qui permet au lecteur de se rendre compte de l’importance de ce colloque, de sa richesse et de ses avancées significatives. Il faut souligner la qualité de l’ouvrage en général,4 et particulièrement des reproductions, qui donnent aux articles souvent très spécialisés non seulement des informations essentielles mais aussi une lisibilité plus grande.
Je finirai toutefois sur ce beau titre « Quand naissent les dieux ». Il faudrait insister sur le paysage dans lequel les hommes ont choisi de fonder un sanctuaire, et en chercher les motivations en même temps que les plus anciens vestiges. À Épidaure, Asclépios est né sur place, c’est donc bien plus qu’un simple sanctuaire, car ici le cadre naturel devenu paysage religieux est fondamental (comme à Claros, à Xanthos, à Delphes). De plus, si l’archéologie par ses méthodes et ses questionnements renouvelés permet de plonger dans les racines du sanctuaires avec des fortunes diverses (Claros, Delphes), elle montre aussi ses limites et d’ailleurs nombre de contributions soulignent l’importance des textes épigraphiques ou littéraires – quand ils existent – pour essayer de mieux comprendre les religions de l’Antiquité.
Le seul reproche finalement que l’on pourrait faire à l’ouvrage concerne l’Index dit Général. Il est regrettable que les différents aspects étudiés avec tant de précision et de minutie ne fassent pas l’objet d’un index particulier, car l’ouvrage sera souvent consulté, et si l’on cherche une référence à Apollon, on se retrouve devant une somme de renvois qu’il faudra traiter un à un.
Cela n’enlève en rien à la qualité de ces publications, ni à la richesse des thèmes abordés dans ce colloque, qui restera pour longtemps un ouvrage de référence sur le sanctuaire dans le monde méditerranéen et donc une somme de connaissances sur les religions de l’Antiquité.
Table of Contents
Sandrine Agusta-Boularot, Sandrine Huber, William Van Andringa, « Introduction. La fondation des sanctuaires antiques : motivations, agents, lieux », p. 1-9
François de Polignac, « Cités et sanctuaires dans le monde grec : de l’intérêt des décalages », p. 11-18
Roland Étienne, « La naissance des dieux dans les Cyclades », p. 19-32
Anne Jacquemin, « La fondation de l’oracle de Delphes et les fondations du temple d’Apollon », p. 33-45.
Sandrine Huber, « Érétrie. La naissance des lieux de culte et des pratiques cultuelles dans une cité-mère grecque », p. 47-68
Arthur Muller, « Thasos. L’installation du panthéon d’une cité coloniale », p. 69-82
Nuran Şahin, « Claros : aux origines du culte d’Apollon », p. 83-97
Laurence Cavalier, Jacques des Courtils, « Transfert de cultes au Létôon de Xanthos : religion et politique en Lycie », p. 99-112
François Quantin, « La notion de ‘divinité poliade’ à l’épreuve d’une étude de cas : Artémis et Apollon à Apollonia d’Illyrie », p.113-133
Virginie Mathé, « Quand un dieu s’installe : la monumentalisation du sanctuaire d’Asklépios à Épidaure (IVe-IIIe siècles av. J.-C.) », p. 135-149
Arnaud Coutelas, William Van Andringa, Thomas Creissen et al., « Un chantier pour les dieux : la construction du temple de Fortune Auguste à Pompéi », p. 151-172
Filippo Coarelli, « À propos de la fondation des sanctuaires du Latium », p. 173-181
Vincenzo d’Ercole, « Gli Dei degli Italici: luoghi e forme di culto tra protostoria e storia nell’Italia medio-adriatica », p. 183-199
Olivier de Cazanove, « L’apparition d’une architecture religieuse dans le monde italique : le cas de la Lucanie », p. 201-218
Pierre Gros, « Aedium principia : modalités et signification du maintien ou de la modification des plans initiaux dans le domaine de l’architecture sacrée », p. 219-238
John Scheid, « Quelques données sur les rites de fondation des temples Romains », p. 239-245
Sylvia Estienne, « Fonder un sanctuaire ‘privé’ : droit et pratiques », p. 247-257
Françoise Van Haeperen, « Installation des cultes et sanctuaires publics d’Ostie, port de Rome (IVe av.-IIe apr. J.-C.) », p. 259-275
Réjane Roure, Aurélien Crézieux, « Fonder un lieu de culte en Gaule à l’âge du Fer ? L’exemple du site du Cailar (Gard) », p. 277-298
Sandrine Agusta-Boularot, « Quand naissent les dieux en Transalpine. Apparition des lieux de culte, des pratiques cultuelles et des divinités italiques en Gaule du sud », p. 299-336
William Van Andringa, « Mémoire des cités et redéfinition des paysages sacrés en Gaules romaine », p. 337-349
Thomas G. Schattner, « Projet d’étude des cultes de l’ouest de la péninsule ibérique à l’époque romaine : réflexions sur les nouvelles fondations », p. 351-381
Francesco Camia, Athanase Rizakis, « Cambiamenti, adattamenti e novità: la funzione dei luoghi di culto nelle province romane di Acaia e Macedonia », p. 383-396
Conclusion
†Enzo Lippolis, « Fondare un luogo di culto e costruire un sistema sociale. Alcune osservazioni conclusive », p. 397-410
Index général, p. 411-422
Liste des contributeurs, p. 423-424
Notes
1. Traduit de l’allemand (« Überlegungen zur Neugründung von Kulten und Heiligtümern im Westen der Iberischen Halbinsel in römischer Zeit »). Toutefois on regrettera le terme « indo-germanique », jamais usité en français, car trop connoté.
2. Notons toutefois que rien ne permet d’affirmer qu’Apollon n’était pas honoré à l’époque mycénienne.
3. G. Dumézil, La religion romaine archaïque, avec un appendice sur la religion des Étrusques, Paris, 2000 2, p. 66-71.
4. Parmi les très rares erreurs, je signale l’absence fâcheuse de référence complète dans l’art. de N. Şahin (la référence à Şahin –Debord 2011 est introuvable) et une répétition dans le sommaire dans le titre d’Enzo Lippolis, « Fondare un luogo di culto e costruire un luogo di culto e… ».