Gesine Manuwald est une spécialiste reconnue de Cicéron. Dans l’ouvrage ici recensé, elle s’intéresse moins à la biographie ou à l’œuvre de l’Arpinate qu’à sa fortune dans les siècles postérieurs et singulièrement sur la scène. Son ambition est en effet de retracer la carrière de Cicéron comme personnage théâtral, entreprise assez neuve concernant une figure historique qui a été fort négligée si on la compare à cet égard à Jules César, par exemple. Pour ce faire, Manuwald répertorie “all identifiable spoken dramas in which ‘Cicero’ appears as a (major or minor) character” (p. 5). Voilà qui annonce une enquête couvrant un vaste champ géographique, chronologique et linguistique: c’est bien ce qu’illustre le chapitre 4, de loin le plus étendu de l’ouvrage (p. 27-241). Il se présente comme une liste commentée de soixante-cinq pièces conçues entre 1574 et 2017 et rangées suivant l’ordre chronologique. Les informations fournies se conforment à une disposition immuable: (a) biographie du dramaturge, circonstances de la rédaction et des premières représentations, relation avec les sources historiques et les pièces précédentes; (b) transcription de la page de titre; (c) commentaires et remarques portant sur divers aspects (qui ne sont pas tous systématiquement présents): titre choisi, rôle prêté au personnage de Cicéron, sources employées, nature, ampleur et sens des modifications apportées à la trame historique. Manuwald inclut dans son corpus des pièces aujourd’hui complètement perdues, comme Catiline’s Conspiracies de Stephen Gosson (vers 1579), Catiline’s Conspiracy de Robert Wilson et Henry Chettle (1598) ou un Cicero Triumphans né dans les milieux jésuites bavarois (1619); d’autres ne nous sont parvenues que sous la forme d’un simple argument ou d’un résumé des différentes scènes (ainsi un Catilina joué à Louis-le-Grand en 1749): Manuwald, alors réduite aux conjectures, sait tirer le meilleur parti des maigres informations subsistantes.
Auparavant, dans le premier chapitre, qui consistait à expliquer sa démarche, l’auteur avait rappelé que l’on ne disposait pas de preuve qu’une fabula praetexta ait eu Cicéron pour protagoniste; de son vivant, on a pu toutefois appliquer lors de certaines représentations théâtrales tel ou tel vers à lui-même et à la situation politique du moment. C’est à partir du XVI e siècle que des pièces inédites ont été consacrées à Cicéron, consécutivement à la découverte de sa correspondance et au regain d’intérêt pour sa personne qu’elle a engendré.
Le deuxième chapitre résume brièvement la vie de l’Arpinate, en s’attardant sur les éléments qui ont le plus souvent donné lieu à une intrigue dramatique (la conjuration de Catilina, l’exil, la période triumvirale); les sources anciennes, mais aussi modernes, sont également présentées. Manuwald souligne à juste titre l’influence qu’ont exercée les éditeurs et commentateurs modernes des œuvres de Cicéron sur les dramaturges au moment où ceux-ci les consultent pour les besoins de leur propre ouvrage. Le chapitre se conclut par un utile tableau chronologique.
Le troisième chapitre explore d’autres aspects de la réception littéraire et artistique de Cicéron.
Le cinquième chapitre, enfin, rassemble quelques considérations synthétiques à partir de pièces d’époques et de genres si divers. Parmi ces conclusions est à noter l’émergence d’un Catilina révolutionnaire, conscient de problèmes aigus que Cicéron est incapable de déceler, dans les pièces du XIX e siècle et du début du XX e. Indépendamment des changements apportés au personnage de Cicéron et du regard favorable ou hostile dirigé sur lui, des traits restent constants: sa condition d’ homo nouus ou la contestation qu’il eut à affronter par exemple. Manuwald reste prudente dans ces pages, rappelant notamment qu’il n’est pas toujours aisé de déterminer si les variations constatées par rapport à la réalité historique procèdent d’un dessein délibéré ou de connaissances imparfaites du dramaturge.
La bibliographie contient, autant que nous pouvons en juger, les travaux les plus utiles sur la question. L’ index est important pour un ouvrage de ce genre qui est appelé à devenir une référence et à être consulté à propos d’un point précis: divisé en plusieurs sections (mentionnons entre autres les noms d’auteurs modernes, les sources anciennes, les motifs récurrents), il rendra les services les plus éminents.
Le travail ici mené est remarquable à tout point de vue et d’autant plus méritoire que la plupart de ces pièces sont, même pour les lecteurs des différents pays concernés, peu connues: pour un Ben Jonson ou un Alexandre Dumas, combien d’écrivains tombés dans un complet oubli? Qui aujourd’hui en France a jamais entendu parler de Pierre Jean-Baptiste Dalban ou de C.E. Guichard?1 Les noms de Crébillon père et surtout de Voltaire sont certes infiniment plus connus, mais beaucoup de leurs pièces sont épuisées dans le commerce et peu accessibles en bibliothèque, si bien qu’il faut se résoudre à dénicher une version en ligne d’une édition ancienne, avare en notes et en propositions exégétiques. Bref, il convient de louer Manuwald du travail énorme mais invisible que supposent la recherche, le classement, la lecture, la contextualisation et l’analyse de tous ces ouvrages.
Néanmoins, comme cela était probablement inéluctable, le corpus n’est pas tout à fait exhaustif. Ainsi une pièce du Genevois François Tronchin,2 intitulée Térentia, semble avoir échappé aux patientes investigations de Manuwald. Nous nous permettrons d’en dire quelques mots en guise de complément à la somme qu’est déjà Reviving Cicero. La version imprimée de cette Térentia se trouve dans Mes récréations dramatiques, Genève, chez J. P. Bonnant, 1779, tome 1, p. 149-234. L’action se situe en 63 av. J.-C. et tourne, comme bien souvent, autour de la conjuration de Catilina. Toutefois, le conspirateur est relégué au second plan, car c’est Térentia qui intéresse Tronchin. Répudiée par Cicéron (historiquement, le divorce n’est pourtant survenu qu’en 46), Térentia entend se venger de lui en suivant un plan passablement tortueux: elle feint de se prêter aux manigances de Catilina, qu’elle exècre, lui promet même le mariage, mais fait en sorte que l’Arpinate apprenne par leur fille Tullie les dangers qui le menacent. Elle compte ainsi, tout en sauvant Rome, contraindre Cicéron à prononcer un arrêt de mort à son encontre, ce qui le plongera dans un remords sans fin une fois qu’il aura appris par Fulvie, sa confidente, toute la vérité. Mais les événements se précipitent. Térentia clame sa complicité devant le Sénat, lequel la condamne à la peine capitale sous l’impulsion de Caton. Sauvée au dernier moment par Fulvie, qui révèle son rôle véritable, Térentia, pleine d’amertume, préfère quitter cette Rome qui voit le triomphe d’un époux infidèle. La pièce, représentée à Genève le 17 janvier 1786, est d’autant plus intéressante que si Tronchin est un auteur du second rayon, il a bénéficié dans son entreprise du concours de Diderot, dont on a encore le Plan d’une tragédie intitulée Térentia. La comparaison entre la pièce imprimée de Tronchin et l’ébauche du philosophe montre que les deux hommes subissaient deux influences diamétralement opposées: classique pour Tronchin, shakespearienne pour Diderot.3 Cette pièce amène en tout cas à légèrement retoucher le constat du peu d’intérêt des dramaturges pour le personnage de Térentia (p. 245). De fait, dans sa préface, l’une des principales qualités que revendiquait Tronchin pour sa pièce était l’originalité (p. 151: “Le reproche que j’espère qu’on ne me fera pas, c’est celui de ressemblances avec aucun des auteurs qui ont traité le même sujet.”).
Il s’agit là d’un détail bien sûr et nous avouons en toute franchise qu’avant la lecture de l’ouvrage de Manuwald, nous ne savions rien de Fr. Tronchin et n’avions qu’un très lointain souvenir de l’esquisse de Diderot: mais l’auteur insuffle à son lecteur une envie communicative d’en savoir plus concernant la destinée théâtrale de Cicéron et de cela aussi il faut la féliciter.
Nous avons jusqu’ici rendu essentiellement hommage au labeur de Manuwald, mais il convient par surcroît de souligner sa finesse: servies par un style concis et sobre, les analyses se révèlent à la fois solides, éclairantes et pénétrantes; Manuwald se risque parfois même, non sans de solides arguments, à nuancer une thèse bien établie (ainsi p. 175, concernant la portée révolutionnaire de Die Verschwörung des Catilina de K. Schroeder [1855]).
Concluons, comme le veut la loi du compte rendu, sur des considérations plus prosaïques: la langue et les raisonnements de Manuwald sont limpides; les coquilles sont à peu près inexistantes dans le texte anglais mais ne sont pas isolées dans les citations en français. Remercions enfin les éditeurs anglo-saxons de continuer à proposer des ouvrages dont le cartonnage les rend à la fois solides et commodes à consulter: puissent-ils faire école ailleurs!
Notes
1. Pour en savoir un peu plus sur cette terra incognita qu’est devenu pour le lecteur contemporain le théâtre tragique français des XVIII e et XIX e siècles, nous renvoyons à J.-P. Perchellet, L’Héritage classique. La tragédie entre 1680 et 1814, Paris, 2004, et M. Melai, Les Derniers feux de la tragédie classique au temps du Romantisme, Paris, 2015.
2. Concernant cet auteur, voir H. Tronchin, Le Conseiller François Tronchin et ses amis Voltaire, Diderot, Grimm, etc. d’après des documents inédits, Paris, 1895.
3. C’est ce que remarque R. Trousson (ed.), “Plan d’une tragédie intitulée Térentia”, dans H. Dieckmann et J. Varloot (ed.), Diderot. Œuvres complètes. Tome XXV, Paris, 1986, p. 457-462. Sur ce manuscrit de Diderot, voir aussi M. Delon, “ Térentia ou ‘le monument qui montre’”, dans M. Fazio, P. Frantz et V. De Santis (dir.), Les Arts du spectacle et la référence antique dans le théâtre européen (1760-1830), Paris, 2018, p. 29-37 (la culpabilité qu’éprouve Diderot après son mariage raté est notamment mise en rapport avec la grandeur sublime de Térentia à la p. 34).