[Le compte-rendu qui suit se veut une brève description analytique de l’ouvrage de F. Coarelli. Pour le débat qui oppose F. Coarelli aux archéologues français depuis longtemps, nous renvoyons au compte-rendu de ce même ouvrage rédigé par Marie-Christine Hellmann, Claire Hasenohr et François Queyrel, paru dans Revue archéologique 2017/2 (n° 64), p. 369-448.]
Les raisons qui président à la genèse de ce volume sont présentées dès l’introduction par l’auteur : le discours sur Délos s’impose à tout savant s’intéressant à l’Antiquité tardo-républicaine, car l’île, le plus important emporion de la Méditerranée à cette époque, devait son dynamisme à des centres d’impulsion extérieurs. La reconstruction que l’auteur fait du paysage religieux de Délos à l’époque hellénistique rend compte des interactions entre l’île et ces forces extérieures et de leurs modalités.
L’ouvrage se structure en trois chapitres représentant autant de phases chronologiques, qui voient, tour à tour, la prévalence de dynamiques soit religieuse, soit politiques, soit économiques. L’ouvrage est clos par un appendice (“Appendice. Verre, Dolabella e L. Aufidius Bassus”) permettant un pas en avant ultérieur dans le domaine de la prosopographie délienne.
Le premier chapitre (“Lo HIERON di Apollo”) développe la topographie historique du sanctuaire d’Apollon, selon un procédé méthodologique qui caractérise l’ouvrage dans son intégralité : les données archéologiques sont croisées avec les sources littéraires et épigraphiques, numismatiques et autres le cas échéant. D’entrée de jeu, l’auteur se penche sur la question du nombre des temples d’Apollon, qui ne s’élèverait pas à trois, mais à deux : le temple archaïque (GD 6), à identifier avec l’”Oikos des Naxiens”, et le temple d’époque classique (GD 13), c’est-à-dire le Grand Temple ; le Porinos naòs et le “Temple des Athéniens” étant, en revanche, des monuments commémoratifs, des thesauroi ( oikoi à Délos), correspondant aux purifications athéniennes de l’île. L’identification de l’ Aphrodision constitue une étape importante de cette reconstruction globale. En partant de l’épisode délien de la saga de Thésée qui relate la performance de la geranos, la danse de la grue, autour de l’ Autel des cornes, l’auteur discute d’abord la relation étroite entre ce dernier et Aphrodite, pour en venir à l’identification de l’édifice dit « Temple G » (GD 40) avec le temple de la déesse. Celui-ci est donc situé entre l’ Autel des cornes et l’ Artemision, en suivant « sur le terrain » un parcours à trois niveaux d’initiation successifs.
L’identification du Pythion, connu par les inscriptions (comptes et inventaires) avec le grand édifice délabré GD 42, est confirmée par l’auteur. Il tient en effet pour signifiant l’emplacement du bâtiment, entre deux monuments importants du sanctuaire (l’Autel à cornes et l’Artémision) : il l’interprète comme d’une intention punitive, liée au procès intenté (sans succès) par les Déliens contre les Athéniens devant l’Amphictyonie Pyléo-Delphique (345-344 av. J.-C.).
Le deuxième chapitre (“Gli Antigonidi a Delo”) est marqué par une empreinte principalement politique. Les monuments qui y sont examinés sont en effet, selon l’auteur, le témoignage, tangible, de l’influence antigonide sur l’île. Le Dodekatheon de Délos est mis en relation avec celui d’Athènes, dédié par Pisistrate le Jeune (dernier quart du VI s. av. J.-C.). Le rapprochement serait confirmé par la chronologie des statues du Dodekatheon de Délos et par leur style attique, des éléments qui autorisent l’auteur à en déduire que le monument athénien fut le modèle de celui de Délos datant de la même époque. Le Dodekatheon délien semble ainsi une expression ultérieure de la politique des constructions athéniennes sur l’île, commencées avec le Porinos naòs, interprété comme un thesauros dédié lors de la première purification, pour arriver au Pythion qui remonte au milieu du IV s. av. J.-C.
Suivant le fil de l’interprétation de l’auteur, à la fin du IV s. av. J.-C., ce sont donc les Antigonides qui prennent le relais des Athéniens à Délos. Des dernières années du IV s. av. J.-C. date le temple du Dodekatheon, qui apparaît dans la partie occidentale du sanctuaire. Avec ses douze statues de dieux et les statues de culte de deux rois ainsi divinisés, semble bien être une fondation dynastique, due à Antigone le Borgne qui, en 314 av. J.-C., avait encouragé et patronné la constitution du koinon des Nésiotes ; à ses côtés on érigera, plus tard, sans doute suite à la victoire à Salamine en 306 av. J.-C. contre Ptolémée I er, la statue de son fils et successeur Démétrios Poliorcète. Parmi les initiatives antigonides marquant le paysage religieux de Délos, l’auteur insère aussi le Monument des Toreaux ( sic.) (GD 24), jadis identifié avec le Néorion, édifice destiné à héberger un grand navire.1 Selon l’Auteur, le monument aurait été conçu pour héberger le navire de Démétrios victorieux à Salamine et son aménagement ultérieur (ajout d’une structure trapézoïdale dans le thalamos du Neorion) voué à accueillir celui d’Antigone II Gonatas après la victoire de Cos (i.e. sans doute après 262). À la décennie allant de 260 à 250 remonterait aussi l’édifice de la Stoà d’Antigone, autre intervention visant à affirmer le rétablissement de l’hégémonie antigonide à Délos après la parenthèse lagide. La triade des monuments antigonides de Délos, précise l’auteur, ne peut bénéficier d’une interprétation exhaustive et correcte que si l’on considère que les trois monuments ont été conçus ensemble et réalisés en l’espace de cinquante ans.
Le troisième chapitre (” L’agora des Italiens e il commercio degli schiavi “), comme le premier, est articulé en plusieurs paragraphes qui approchent le complexe de l’ agora des Italiens de plusieurs points de vue, de la chronologie à la sémantique et à la fonctionnalité des différentes composantes, en passant par la statuaire et les sculpteurs opérant dans l’aire. Le sujet est repris dans ce volume pour la troisième fois par l’auteur qui auparavant avait avancé l’hypothèse, qui ici acquiert encore plus de force, faisant de l’ agora des Italiens le cadre d’un marché d’esclaves.2 L’un des points cruciaux de cette lecture concerne l’accessibilité du complexe qui est isolé sur tout son périmètre par un mur continu et à travers lequel il n’y a que deux passages assez étroits (moins de 1, 50 m de largeur), fermés aux extrémités par des doubles portes. Le complexe possède aussi un propylon qui constitue un unicum dans son genre car il est fermé vers l’intérieur, révélant ainsi sa fonction principale de façade monumentale. À Délos, en l’absence d’enceinte, le système des doubles portes paraît la solution adoptée aussi pour les riches demeures privées. La fonction du système est donc clairement celle de répondre à une situation de danger. La présence de thermes et de latrines, ainsi que de logements situés au deuxième niveau des portiques, permettent à l’auteur d’étayer son hypothèse : la grande cour centrale, plurifonctionnelle, n’était pas seulement un espace de sociabilité pour les Italiens, mais constituait aussi un sas pour les esclaves avant leur mise en vente. Vers la fin du chapitre l’auteur affronte la question épineuse de la statue du Gaulois blessé : l’argumentation repose sur la donnée épigraphique, ainsi que sur l’iconographie de la niche (37) qui semble avoir été la plus adaptée pour l’héberger. Le groupe statuaire prend ainsi forme, s’enrichissant d’un cavalier qui, lui, est censé pouvoir représenter C. Marius ; la statue de ce dernier aurait été intentionnellement détruite lors du passage de Sylla à Délos, au lendemain de la Paix de Dardanos, ce geste relevant certes de la damnatio memoriae.
Le volume est abondamment illustré et soutenu par des sources primaires, celles-ci sont toujours présentées de façon critique. On pourrait lui reprocher le manque d’une étude des cultes orientaux, si importants à l’époque hellénistique à Délos. Il est vrai que le sujet est si vaste, comme l’auteur l’admet lui-même, qu’il suffirait à fournir la matière d’un autre volume.
Notes
1. Les coquilles sont rares dans le volume ; on notera toutefois l’orthographe « Toreaux » qui revient plusieurs fois dans le texte (p. 203, 204, 214, 216).
2. F. Coarelli, « L’‘Agora des Italiens’ a Delo: il mercato degli schiavi? », dans Coarelli, F., Musti, D. et Solin, H. (éd.), Delo e l’Italia, Opuscula Instituti Romani Finlandiae II, Rome, 1982, p. 119-145 et F. Coarelli, « L’‘Agora des Italiens’ a Delo: lo statarion di Delo ? », JRA 18, 2005, 196-212.