L’ensemble des conférences
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Cet ouvrage rassemble les actes du 28 e colloque de la Villa “Kérylos”, organisé par l’Académie des Inscriptions et des Belles Lettres, et met en avant les intérêts « extra-professionnels » des trois frères Reinach (Salomon, Joseph et Théodore). C’est en particulier de leur lien avec le monde des arts (musique, peinture, architecture, littérature), et le milieu culturel français de la Belle Époque dont il est question. Ce livre vient compléter l’ouvrage Les Frères Reinach publié en 2008 consacré aux activités savantes des trois frères.1
Le livre s’ouvre sur une allocution de Michel Zinck (pp. I-VII) qui rappelle les buts des colloques organisés depuis 28 ans à la Villa “Kérylos”. D’abord centrés sur la Grèce ancienne (voir la liste des publications [pp. 281-300] des Cahiers de la Villa “Kérylos”) qui fut au cœur de la profession de Théodore (1860-1928) et de Salomon Reinach (1858-1932), tous deux historiens et archéologues spécialistes de la Grèce antique et deux des grandes figures intellectuelles françaises de la III e République, aux côtés de leur frère Joseph (1856-1921), avocat et homme politique, chef de cabinet de Gambetta (1881-1882) et fervent défenseur de Richard Dreyfus.2 De Joseph Reinach, il ne sera que très peu question dans cet ouvrage, ou alors de façon indirecte par l’intermédiaire de son fils Adolphe, disparu sur le front des Ardennes en 1914, à l’âge de vingt-sept ans, ou encore par sa relation avec Marcel Proust qui le caricature dans Le Temps Retrouvé (1927). En effet, la plupart des communications se rapportent, directement ou indirectement, aux activités intellectuelles et mondaines de Salomon et Théodore Reinach, qui dépassaient largement leur domaine de spécialité, déjà immense, qu’il s’agisse de musique, d’histoire de l’art, d’architecture ou de littérature.
Jacques Jouanna (pp. 1-18) dresse un inventaire des implications des frères Reinach, Théodore et Salomon, dans les revues savantes de leur époque, en particulier la Revue Archéologique dont Salomon Reinach a été le directeur jusqu’à sa mort en 1932 et la Revue des Études Grecques dirigée par Théodore Reinach entre 1888 et 1908. L’auteur relate aussi l’implication de Théodore Reinach dans la Gazette des Beaux-Arts et son supplément La Chronique des Arts et de la curiosité qu’il dirigea de 1905 à sa mort en 1928.
Dans ces contributions, il est surtout question du rapport de Théodore Reinach à la musique, de sa relation avec Maurice Emmanuel et Charles Koechlin, mais aussi de ses enfants, Léon et Gabrielle, tous deux musiciens formés au Conservatoire de Paris. La question de la musique est d’abord abordée dans la contribution de Christophe Corbier (pp. 19-60). Ce sont les idées de Théodore Reinach à propos de la musique grecque antique et son implication dans l’édition et la reconstitution des deux hymnes à Apollon découverts à Delphes en 1893, qui sont au cœur de la réflexion. Théodore Reinach était passionné de musique et publia beaucoup sur la question.3 Selon Christophe Corbier, l’intérêt de Théodore Reinach pour la musique grecque antique allait au-delà de l’aspect scientifique : celle-ci participait d’un véritable programme intellectuel qui visait à faire la synthèse entre modernité et antiquité classique. La musique grecque antique était là pour revitaliser la musique occidentale savante (pp. 23-28). Cette vision idéalisée de la musique grecque antique provoqua de nombreuses polémiques et des critiques virulentes envers Théodore Reinach (pp. 49-55).
Ces idées sur le rôle de la Grèce antique dans le renouvellement de la création musicale en France furent partagées par Charles Koechlin (1867-1950) qui les exposa dans ces contributions à la Chronique des arts et de la curiosité et à la Gazette des Beaux-Arts (1909-1921), revue alors dirigée par Théodore Reinach. Ces rapports du compositeur français avec la Grèce ancienne sont explorés dans l’article de Philippe Cathé (pp. 129-149). Enfin, deux autres communications sont encore consacrées à la musique, et plus particulièrement à Léon Reinach, le fils cadet de Théodore Reinach. Dans son livre Le Variazioni Reinach (Milan 2005), Filippo Tuena relate les trois dernières années de la vie de Léon Reinach. Il fut arrêté en 1943, déporté à Drancy avec toute sa famille, puis à Auschwitz où il mourut en mai 1944. La contribution de F. Tuena permet d’apporter de nouveaux documents d’archive qui font état de la confiscation par les Nazis des œuvres d’art et autres biens qui appartenaient à la famille Reinach (pp. 85-102). De Léon Reinach on ne sait presque rien, hormis qu’il fut formé au Conservatoire de Paris et qu’il fut un élève d’Albert Lavignac (1846-1916) — sujet abordé par Alain Pasquier par l’intermédiaire des caricatures de Pierre Pasquier, son père et ancien élève du Conservatoire de Paris (pp.103-128). Léon Reinach composa une sonate en ré mineur que le livre de Filippo Tuena a permis de sortir de l’oubli et qui fut jouée pour la première fois lors du colloque de la villa “Kérylos” en octobre 2016 (programme : p. 275).
Le rapport des Reinach avec le monde des arts figurés, la peinture mais aussi l’architecture, est exploré dans trois communications. Tout d’abord, Agnès Rouveret (pp. 61-84) consacre sa contribution à Adolphe Reinach (1887-1914), fils de Joseph Reinach, helléniste et archéologue, auteur du Recueil des textes grecs et latins relatifs à la peinture ancienne dit “Recueil Milliet” publié à titre posthume en 1921 par Salomon Reinach. 4 Ce recueil qui fait office de condensé d’histoire de la peinture antique est un ouvrage d’érudition qui laisse entrevoir les qualités intellectuelles d’A. Reinach, notamment son approche scientifique qui transparait dans les commentaires du Recueil Milliet, toujours au plus près des plus récentes découvertes archéologiques de son temps. Selon Agnès Rouveret, cette approche fait du Recueil Milliet un ouvrage très moderne qui tranche de manière frappante avec ce qui se faisait alors (à l’instar du recueil d’Overbeck Die Antiken Schriftquellen, 1868), notamment par la volonté très profonde d’A. Reinach de “diffuser les connaissances sur la peinture antique en-dehors du cercle étroit des spécialistes” (p. 63). Ce rapport à la peinture en tant qu’objet archéologique est également sensible dans le choix du décor de la villa “Kérylos”. Villa commanditée par Théodore Reinach auprès de l’architecte Emmanuel Pontremoli et dont le décor, conçu par T. Reinach et E. Pontremoli, se réfère aux connaissances les plus actuelles (de l’époque) en ce qui concerne la peinture antique (pp. 76-84). De fait, la villa “Kérylos” est entièrement conçue pour être la plus fidèle possible aux modèles de maisons antiques découverts lors des fouilles de Délos. Évidemment, comme le souligne Pierre Pinon (pp. 229-249), Emmanuel Pontremoli a du aussi s’adapter aux exigences topographiques du terrain, et combiner le confort moderne (électricité, eau courante) aux références archéologiques les plus précises. Enfin, un dernier article est consacré à la passion de Salomon Reinach pour la peinture italienne de la Renaissance et à sa relation avec l’historien de l’art Bernard Berenson (1865-1959) (Hervé Duchêne, pp. 167-187).
Deux autres communications sont consacrées aux liens des Reinach avec le monde des lettres. Tout d’abord Marcel Proust, que les Reinach connurent et croisèrent (Antoine Compagnon, pp. 151-166), puis Renée Vivien dont l’œuvre suscita une véritable passion chez Salomon Reinach (Michel Jarrety, pp. 251-262). Marcel Proust fréquenta plus régulièrement Joseph Reinach qui apparaît dans Le Côté de Guermantes (1920) et Le Temps retrouvé (1927). Antoine Compagnon explore les raisons qui transformèrent l’admiration de Proust envers Joseph Reinach, dont fait état leur correspondance datée des années 1898-1899, en franche hostilité dès 1914. La passion de Salomon Reinach pour l’œuvre de Renée Vivien s’exprime surtout dans la volonté de rassembler le plus grand nombre de documents (correspondance et textes inédits) concernant la poétesse et son œuvre qu’il commente et analyse. Ces documents sont rassemblés dans un fond que Salomon Reinach légua à la Bibliothèque Nationale de France et qui ne fut consultable qu’à partir de l’an 2000 (pp. 252-254).
La majorité des contributions rassemblées dans ce volume interrogent cet “au-delà du savoir” des frères Reinach, en le situant certes en marge des intérêts professionnels des trois hommes, mais sans jamais sortir du cadre purement intellectuel. Au final, les activités “artistiques” des frères Reinach apparaissent surtout comme une prolongation de leurs activités savantes. L’article de Véronique Schiltz (pp. 189-228) se démarque donc en se demandant si les Reinach ont pu flirter avec l’irrationnel; eux qui furent des hommes des modèles d’érudition et de rationalité. Comme beaucoup de personnalités scientifiques et intellectuelles du tournant du XX e siècle, les Reinach furent confrontés à un “contexte d’euphorie scientifique qui faisait vaciller le sens commun” (p. 192). Ils furent des collaborateurs et proches amis de Charles Richet (1850-1935), médecin particulièrement intéressé par la parapsychologie, inventeur du mot “métapsychique”. Mais comme le souligne V. Schiltz, si le rationalisme des Reinach fut mis à l’épreuve, en raison du contexte de l’époque mais aussi de leurs intérêts personnels, jamais ils ne se sont intéressés à la magie et à l’occulte (p. 195). Pas même lors de l’affaire Dreyfus, alors que les deux camps eurent recours à des extralucides.
Cet ouvrage nous plonge dans la ferveur intellectuelle du milieu bourgeois parisien de la Belle Époque où tout le monde, savants, lettrés, musiciens, se connait et se fréquente, voire appartient à la même famille étendue. Le recueil démontre de manière convaincante que l’activité intellectuelle des trois frères “Je-Sais-Tout” se situait bien au-delà de leur profession initiale, qu’elle était ancrée dans leur temps et leur milieu avec cette volonté constante d’intégrer le passé grec antique au monde moderne (en particulier en ce qui concerne la musique), et confirme la présence écrasante des Reinach dans le milieu savant de l’époque au point d’apparaître comme des “modèles redoutables” aux yeux de leurs cadets (A. Compagnon, p. 151; H. Lavagne, pp. 271-274). L’ouvrage laisse également entrevoir un aspect plus sombre de cette époque : l’antisémitisme latent qui se manifesta de manière brutale lors de l’affaire Dreyfus, contre lequel les trois frères se battirent avec ferveur, mais qui triompha dès le milieu des années 1930 et dont les descendants de Théodore Reinach en furent les victimes immédiates.
Table of contents
Jacques Jouanna, Les Reinach et les revues savantes, p. 1.
Christophe Corbier, Des Hymnes delphiques à Salamine. Théodore Reinach, Maurice Emmanuel et la musique grecque antique, p. 19.
Agnès Rouveret, Adolphe Reinach (1887-1914) : peinture antique et modernité, p. 61.
Filippo Tuena, Le variazioni Reinach (Milan 2005) : nouveaux documents, p. 85.
Alain Pasquier, Au temps de Léon Reinach, figures de musiciens du conservatoire et des orchestres parisiens, avec des dessins exécutés par l’un d’entre eux, p. 103.
Philippe Cathé, La Grèce dans les premières affirmations esthétiques de Charles Koechlin : les Chroniques musicales de la Gazette des Beaux-Arts (1909-1919), p. 129.
Antoine Compagnon, Proust, les frères Reinach et Emmanuel Pontremoli, p. 151.
Hervé Duchêne, Salomon Reinach et la peinture italienne, ses rapports avec Bernard Berenson, p. 167.
Véronique Schiltz, Les Reinach entre raison et déraison, p. 189.
Pierre Pinon, La Villa Kérylos : le projet d’Emmanuel Pontremoli pour Théodore Reinach, p. 229.
Michel Jarrety, Salomon Reinach et Renée Vivien, p. 251.
Jean-Loup Fontana, Hommes et lieux de la vie musicale azuréenne à l’époque de Théodore Reinach, p. 263.
Notes
1. Sophie Basch, Michel Espagne et Jean Leclant (eds), Les frères Reinach, colloque réuni les 22 et 23 juin 2007 à l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres (Palais de l’Institut de France), (Paris: De Boccard), 2008, 372 p.
2. Op. cit., pp. 1-5.
3. Théodore Reinach, La musique grecque, (Paris: Étienne Payot, 1926); voir : Annie Bélis, “Théodore Reinach (1860-1928) et la musique grecque” in Sophie Basch, Michel Espagne et Jean Leclant (eds), Les frères Reinach, (Paris : de Boccard 2008), pp. 165-176.
4. Adolphe Reinach, Textes grecs et latins relatifs à la peinture ancienne, (Paris: 1921); réédité en 1985 chez Macula, avec introduction et notes d’Agnès Rouveret. Également : Agnès Rouveret, “Les Reinach et la question de la peinture antique” in Sophie Basch, Michel Espagne et Jean Leclant (eds), Les frères Reinach, (Paris : de Boccard 2008), pp. 155-164.