BMCR 2018.06.54

Le mythe Néron: la fabrique d’un monstre dans la littérature antique (Ier-Ve s.). Archaiologia

, Le mythe Néron: la fabrique d’un monstre dans la littérature antique (Ier-Ve s.). Archaiologia. Lille: Presses Universitaires du Septentrion, 2017. 363. ISBN 9782757417294. €28,00.

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Les historiens modernes reconnaissent de façon unanime l’écart considérable qui sépare la réalité historique de la légende noire de Néron, laquelle demeure bien vivace encore aujourd’hui, en particulier au sein de la culture populaire (cinéma, bande dessinée). Pourtant, aussi bien Diderot que Voltaire émettaient déjà des doutes sur la véracité des récits tacitéens et les premières décennies du XX e siècle virent poindre une réelle volonté de réhabiliter le dernier représentant des Julio-Claudiens.

Dans son ouvrage, fruit du remaniement d’une thèse de doctorat soutenue en 2009 à l’université Charles-de-Gaulle-Lille 3, Laurie Lefebvre se donne pour but non pas de rechercher la vérité qui se cache sous le mythe – ce à quoi se sont attachés nombre de chercheurs depuis Arthur Weigall,1 mais d’“analyser la construction et l’évolution de la figure du monstre Néron dans l’Antiquité”, longue élaboration qui débuta dans les années ayant suivi la mort du princeps, se poursuivit durant 300 ans et se cristallisa enfin au IV e siècle. L’auteur choisit donc d’étudier un large corpus qui embrasse les textes évoquant l’empereur de son trépas (afin de ne pas tenir compte des écrits de son vivant, suspectés d’être entachés d’éléments de propagande impériale) jusqu’à Augustin, considéré comme “l’un des derniers représentants de la culture classique”.

Le chapitre 1 passe en revue, de façon chronologique et exhaustive, l’ensemble des sources latines et grecques, livrant pour chacune une synthèse de ses apports. Lefebvre s’attache tout d’abord aux sources principales que sont Tacite, Suétone et Dion Cassius, et souligne combien ces auteurs modèlent leur vision de Néron par rapport à la période qui leur est contemporaine. Il en va de même pour les écrits suivants, païens et chrétiens : les choix effectués sont ainsi révélateurs d’une époque, d’un contexte politique et varient même selon le genre littéraire. On notera l’image plus nuancée qui apparaît dans la littérature grecque, du fait sans doute de la bienveillance dont fit preuve Néron à l’égard des habitants de la région. Ce parcours chronologique permet de mesurer l’évolution de la schématisation qui fit du fils d’Agrippine non seulement le type même du tyran, mais aussi une figure de l’Antéchrist. En annexe, des tableaux synthétisent avec une grande clarté la progression de différents éléments du mythe à travers les siècles.

Au chapitre suivant, Lefebvre met en évidence les grandes tendances qui s’imposent dans son corpus et les réduit à un couple antithétique: Néron oscille entre la feritas (cruauté, bestialité, retenues surtout par les chrétiens) et la uanitas (démesure, débauche, participation active aux arts de la scène, condamnées principalement par les païens). L’auteur souligne de même la présence d’éléments tragiques dans les récits tacitéens qui cohabitent avec d’autres points relevant de la farce. Pour donner plus de force au propos, il aurait été bon, nous semble-t-il, de s’appuyer sur les exemples très convaincants qu’offre le livre de Ginsburg,2 pourtant présent dans la bibliographie, où certains épisodes relatés par Tacite et Suétone sont assimilés à de véritables intrigues comiques. À ces grandes tendances dégagées par Lefebvre, viennent s’agglomérer des détails inédits, souvent de nature hyperbolique, puisque Néron en est venu à incarner toutes les facettes du monstre et les auteurs, selon le but qu’ils s’étaient fixé, pouvaient ainsi choisir tel ou tel aspect. Malgré ces altérations, c’est surtout la figure du matricide et du citharède qui se dégage au fil des siècles, puisque les détails tendent finalement à disparaître au profit d’une schématisation.

Les chapitres 3 et 4 reviennent, cette fois de façon synchronique, sur les différents thèmes apparus jusque-là – ce qui n’est pas sans entraîner quelques redondances. Lefebvre s’attache à démontrer que la représentation de Néron relève d’une construction littéraire et rhétorique : reconstitution subjective de la jeunesse de l’empereur, bouleversement de la chronologie, critiques relevant de la tradition de l’invective, du discours épidictique, etc. Là encore, la démonstration eût été bien plus efficace si elle s’était appuyée sur l’ouvrage de Barrett,3 qui étudie avec talent la façon dont les historiens jouent des stéréotypes et adaptent leurs portraits à des modèles préconçus pour condamner Agrippine et son fils. Laurie Lefebvre montre bien cependant que Néron, figure de l’anti- princeps, de l’anti- pater, opposé au miles autant qu’au uir, en vient à contaminer de ses vices l’ensemble de la société et à s’apparenter à un ennemi de Rome.

Si, au chapitre 5, l’ouvrage prouve avec efficacité, grâce à un recours constant et précis aux sources, combien l’empereur s’inscrit dans la lignée des monstres de sa famille et voit sa propre histoire contaminée par celle de Caligula, son assimilation aux ennemis de Rome, plus lâche, ne s’avère pas aussi convaincante. Quant au rapprochement avec les monstres mythologiques, il se justifie au contraire pleinement, puisque les sources elles-mêmes rendent parfois ce lien explicite, qu’il s’agisse de Polyphème chez Philostrate ou d’Oreste chez Suétone et Juvénal.

Le sixième et dernier chapitre souligne enfin à quel point Néron synthétise tous les aspects du “barbare”, avec la bestialité attachée aux peuples du nord et la lascivité de l’Orient. On peut regretter à nouveau quelques répétitions, puisqu’il est encore question à cet endroit de tragédie ou de la question de la représentation de l’empereur selon le but que se fixe l’auteur, qu’il s’agisse de condamner un tyran contemporain ou de louer un optimus princeps : Néron constitue donc un “formidable outil idéologique”.

La conclusion, après une synthèse du contenu de l’ouvrage, se termine par l’évocation de la postérité du mythe à notre époque et souligne que le romancier Hubert Montheilhet ( Neropolis, 1984) présente l’empereur comme une préfiguration d’Hitler à la fin du XX e siècle. En vérité, on trouve cette idée bien plus tôt au cinéma : si QuoVadis de Mervyn LeRoy (1951) multiplie les références au nazisme dans sa représentation de l’empereur, dès 1944, les studios ont ajouté une scène inaugurale au Signe de la croix (Cecil B. DeMille, 1932), dans laquelle des soldats américains identifient de façon explicite Hitler au dernier Julio-Claudien.

L’ouvrage se clôt sur des annexes, dont nous avons loué plus haut la première: différents tableaux présentent les “crimes et travers imputés à Néron à travers les siècles”, rangés par thèmes. L’annexe 2 offre une comparaison, toujours sous forme tabulaire, des récits de la mort de Néron à l’époque tardive, ainsi que leurs liens avec Suétone. Suivent un arbre généalogique de la gens julio-claudienne, les extraits en langue originale des citations du corps du texte, une bibliographie, un index nominum et un index locorum. Ce dernier aurait été sans doute plus efficace et plus utile pour les chercheurs s’il s’était contenté de répertorier les passages directement en lien avec Néron. Or on trouve là, pêle-mêle, l’ensemble des références faites dans l’ouvrage sans marque distinctive, qu’il s’agisse d’évoquer l’empereur qui constitue le centre de l’étude, mais aussi Domitien, Vitellius ou Xerxès, par exemple.

Nous avons souligné, au fil de notre compte rendu, les références qui auraient pu étayer le propos de l’auteur. On ne peut tout dire – ni tout lire –, nous en avons bien conscience. Il est cependant gênant de constater que n’est pas véritablement prise en compte la recherche néronienne depuis 2009, date de soutenance de la thèse qui a donné naissance à ce livre. Si quelques ouvrages plus récents apparaissent dans la bibliographie, ils n’ont en effet manifestement pas été utilisés – à une exception près – lors du remaniement de la thèse.4 Depuis 2010 pourtant, plusieurs ouvrages consacrés à Néron sont parus rien qu’en langue française et un livre comme The Emperor Nero: A Guide to the Ancient Sources 5 ne pouvait manquer d’intérêt pour le sujet soumis à l’étude. Il en va de même pour la domus aurea : alors qu’elle fait l’objet de découvertes importantes depuis quelques années, Lefebvre s’appuie sur des ouvrages datant de plus de 10 ans. L’ Histoire auguste fait également débat ces derniers temps et les écrits de S. Ratti auraient pu être signalés avec profit.6

Écrit en un style agréable, si l’on omet quelques résidus de l’écriture bien spécifique d’une thèse de doctorat, le texte ne comporte que peu de coquilles: quelques erreurs d’accentuation grecque et des problèmes de date dans la bibliographie. L’ouvrage de Laurie Lefebvre, remarquable par son désir d’exhaustivité, qui nous permet de rencontrer la figure de Néron chez des auteurs aussi variés que les attendus Tacite et Suétone, mais aussi Ausone ou Hilaire de Poitiers, offre un panorama complet et clair de la “fabrique d’un monstre”. La double approche chronologique et synchronique permet de bien comprendre les mécanismes qui contribuèrent à forger la légende noire de Néron et, hormis les réserves exprimées plus haut, on tirera incontestablement profit de cette lecture.

Notes

1. Weigall marque véritablement le début de la réhabilitation de l’empereur avec son ouvrage Nero : Emperor of Rome (Londres, 1930).

2. J. Ginsburg, Representing Agrippina. Constructions of Female Power in the Early Roman Empire (Oxford, 2006).

3. A. Barrett, Agrippina. Sex, Power and Politics in the Early Empire (New Haven, 1998, paru en 1996 au Royaume-Uni sous le titre Agrippina, Mother of Nero, Londres).

4. C’est le cas, à titre d’exemple, de l’ouvrage de C. Walde, Neros Wirklichkeiten (Rahden, 2013), qu’il aurait été utile d’exploiter dans le cadre d’une étude de la légende néronienne.

5. A. Barrett, E. Fantham, J. Yardley, The Emperor Nero: A Guide to the Ancient Sources (Princeton, 2016). Outre les ouvrages, à l’intérêt certes variable, de J. Schmidt, Néron, monstre sanguinaire ou empereur visionnaire ? (Paris, 2010), d’A. Rodier, La Véritable Histoire de Néron (Paris, 2013) et de V. Girod, Agrippine. Sexe, crimes et pouvoir dans la Rome impériale (Paris, 2015), on aurait apprécié de voir citées les nombreuses études allemandes qui ont fleuri ces dernières années – évoquons seulement ici l’importante biographie de J. Malitz (Munich, 2013) et le livre de J. Merten, Nero. Kaiser, Künstler und Tyrann (Darmstadt, 2016). The Cambridge Companion to Tacitus (ed. A. J. Woodman, 2009) aurait de même eu toute sa place dans la biographie.

6. Voir par exemple L’Histoire auguste. Les païens et les chrétiens dans l’Antiquité tardive (Paris, 2016), recueil d’articles qui fait clairement le point sur la question de l’auteur de l’ouvrage.