Poète, traducteur et essayiste,1 A. M. Juster s’intéresse ici, après B. Goldlust2 en France, aux six élégies du poète tardo-antique, Maximianus (également appelé en français Maximien), qui vécut vraisemblablement au VI e siècle après J.-C., dans l’Italie ostrogothique. Il propose aussi, en appendices, le texte et la traduction des Variae 1.21 de Cassiodore (A), de l’ Appendix Maximiani (B) et du De Boetio spata cincto d’Ennode de Pavie3 (C); il donne également le texte (sans traduction) des anonymes Imitatio Maximiani (D) et Le regret de Maximian (E).
L’introduction, rédigée par M. Roberts, spécialiste de la poésie latine tardive, présente de façon claire et concise le poète et son œuvre, tous deux marqués par une essentielle ambiguïté. Nous connaissons en effet principalement Maximianus par l’auto-fiction, hautement sujette à caution, des 686 vers de ses Elégies, dont la dimension ludique et érudite rend problématique le déchiffrage du sens. Voici, résumé à grands traits, le contenu des six poèmes du recueil. Le premier et le plus long (292 vers) est une deprecatio de la déchéance causée par la vieillesse ; entrelacée au souvenir de la jeunesse rayonnante et conquérante, qui avive le poids du présent, elle se termine sur un appel à la mort, seule capable de faire cesser cet état contre-nature de mort-vivant. L’ Elégie II dit la rupture amoureuse entre le poète vieillissant et la femme avec laquelle il a vécu de nombreuses années, Lycoris, dont le prénom évoque à la mémoire du lecteur les Amores de Gallus. Le troisième poème remonte à la jeunesse de Maximianus, alors épris d’Aquilina; Boèce y est mis en scène dans le rôle de l’entremetteur, les parents étant hostiles à cette liaison; mais l’absence d’obstacle tue le désir et le couple se défait, avec l’approbation surprenante de Boèce, qui loue l’extrême chasteté de Maximianus. La chanteuse Candida occupe l’ Elégie IV, laquelle nous donne aussi le nom du poète (v. 26), alors épris de cette artiste au point d’en rêver à haute voix devant le père de celle-ci; ce souvenir du passé rend plus pesante encore la vieillesse présente. Le cinquième poème décrit une aventure sexuelle « vécue » par Maximianus avec une Graia puella dans le cadre d’une mission diplomatique en Orient. Mais le poète, vraiment âgé, ne parvient pas, la deuxième nuit, à la satisfaire sexuellement: réécrivant les Amores d’Ovide (III, 7) et le Satiricon de Pétrone, il nous donne alors à entendre la colère furieuse de la jeune femme, qui, de dépit, entonne un éloge cruel et funèbre de la mentula impuissante à assurer son devoir de perpétuation de la vie et de l’univers, puis abandonne le poète comme si les funérailles étaient terminées (v. 154). La courte Elégie VI est un appel à la mort.
Devant la diversité de ces motifs, on peut s’interroger sur les intentions poétiques de Maximianus. Il est visible, comme le dit M. Roberts, qu’il joue sur les genres et principalement sur l’élégie érotique augustéenne, dont il reprend le mètre, mais dont il renouvelle la perspective puisque Ego est vieux et occupe une « position sociale respectable » (p. 9). Il brouille ainsi les critères d’analyse, entre dimension morale (à portée chrétienne?), fiction réaliste à contours autobiographiques et parodie ironique, en une « multitude d’approches possibles » (p. 12) qui sont autant d’invites à la réécriture, dont les six poèmes courts de l’ Appendix Maximiani, « sans doute d’un imitateur » (p. 13), sont un exemple.
On comprend que cette œuvre ouverte ait pu séduire une personnalité éclectique comme celle d’A. M. Juster. Sensible à la polyvalence du sens, il a choisi de ne pas ponctuer le latin4 (qu’il présente sans majuscules en début de phrases) et de le mettre en regard du texte anglais, ce qui permet d’apprécier le passage d’une langue à l’autre ; attentif à l’architecture musicale des vers, il s’efforce d’en transcrire la partition dans sa traduction et se montre soucieux de faire sentir le rythme propre au distique élégiaque et de faire entendre en anglais l’étoffe sonore des vers latins, tissés sur le chant des allitérations et des assonances.5 Cette traduction, qui se veut « fidèle, sans être littérale » (p. VII), et qui est basée sur l’édition ancienne de R. Webster6, s’efforce de transcrire tout à la fois la forme et la signification, intimement liées; de fait, « when you compose / a line, it is a message, not just art ».7 Entre traduction et poésie, Juster s’affirme comme un maillon de la grande chaîne des enfants de Mnémosyne et comme un passeur de mémoire: assurément, comme il le dit lui- même, Maximianus mérite d’être connu, lu et étudié. Nous disposons maintenant pour cela d’une belle traduction anglaise, après celle, en français, de B. Goldlust.
Malheureusement, traduire, c’est toujours un peu trahir, parce qu’il faut faire un choix là où le texte s’offre dans son ambiguïté – c’est tout l’exercice délicat et subtil de la traduction! En voici un exemple, tiré de l’ ElégieVI, vers 11-12, qui sont les derniers du recueil :
infelix ceu iam defleto funere surgo
hac me defunctum vivere parte puto
Morose, I rise now as if mourned at my last rites;
I think I’m living partly dead this way.
Cette traduction reflète la façon dont A. M. Juster comprend ces vers, dans lesquels il lit une « réécriture pessimiste » du vivam optimiste qui clôt les Métamorphoses ovidiennes (p. 197): pour lui, il n’y a pas ici « d’affirmation de l’immortalité par la poésie ». La lecture se trouve ainsi orientée dans un sens particulier (en lien avec « la sensibilité lucrétienne ») au détriment des autres approches possibles (rappelées brièvement dans le commentaire, p. 197). Car ce distique pourrait bien ne pas être aussi négatif que le pense Juster. Il se construit en effet sur un tressage signifiant de la mort et de la vie, qui me paraît pointer vers le mythe du Phénix, dont on connaît l’importance dans la littérature païenne et chrétienne8; le fait de placer funere à côté de surgo (qui, dans la langue chrétienne, a le sens de « ressusciter ») et defunctum juste avant vivere me semble, à cet égard, assez significatif, si l’on songe au mode de résurrection de cet oiseau. L’adjectif infelix, qui ouvre le distique et le verbe puto qui le ferme renvoient à l’ἔλεγος élégiaque, qui tresse plaintes affectives et sensibilité personnelle. Maximianus pourrait ainsi indiquer qu’il vient de finir son recueil (il est donc hac defunctum parte, si l’on donne au substantif un sens métapoétique), mais qu’il envisage ( puto) d’en commencer un autre ( surgo). L’ ElégieVI ne serait pas alors simplement la suite du poème précédent ou l’épilogue du recueil… Quoi qu’il en soit de la traduction ou de l’interprétation de ce texte subtilement fuyant, le travail d’A. M. Juster mérite assurément d’être reconnu et salué.
Le commentaire (p. 103-209) commence par une nouvelle présentation de l’œuvre: titre (celui d’ Elégies étant par défaut), structure, datation de l’auteur et du texte (que Juster, plus catégorique que Roberts, situe vers 539 après J.-C.) et complément sur la vie de Maximianus (p. 103-105), ce qui fait quelque peu double emploi avec la présentation de M. Roberts. Le commentaire, nourri et érudit, de chaque élégie se fait vers par vers, avec la volonté, de la part de l’auteur, d’élucider le sens, de faire le point sur les différentes analyses qui ont été faites et, parfois, de proposer sa propre interprétation, mais sans jamais l’imposer, conformément au but fixé au début du livre : « I want to stimulate debate, not to stifle it. With the same rationale, I try to highlight disagreements between scholars about the meaning of lines instead of pronouncing a definitive answer where there is uncertainty » (p. VIII) ; il ne faut donc pas chercher de synthèse d’ensemble, comme ce que l’on trouve chez Goldlust. C’est au lecteur de se faire sa propre idée sur l’œuvre de ce poète fuyant, maître de l’illusion et capable de construire une solide matrice de l’apparence trompeuse.9 On peut, de ce point de vue, regretter l’absence de tout index. Les textes donnés en appendices font ensuite l’objet d’une analyse concise mais serrée et l’ensemble se termine sur une très large bibliographie, qui comporte toutefois des articles non exploités dans le commentaire.
Nous avons donc ici un ouvrage de qualité et, de surcroît, de belle facture; sa couverture, qui représente une peinture murale pompéienne, capte parfaitement l’esprit de la poésie de Maximianus, donne le plaisir de la vue et suscite le désir de la lecture, désir intellectuellement satisfait par la qualité de l’étude. Complétant utilement celui de Goldlust10, il facilite la connaissance de ce poète subtil et raffiné, aux accents étrangement modernes, et invite à (re)découvrir la littérature latine de l’Antiquité tardive.
Notes
1. A. M. Juster a notamment traduit les Satires d’Horace (University of Pennsylvania Press, 2008) et les Elégies de Tibulle (Oxford World’s Classics, 2012). Pour plus de précisions sur cette personnalité éclectique, active dans de nombreux domaines, voir le site http://www.amjuster.net/.
2. B. Goldlust, Maximien. Elégies, suivies de l’ Appendix Maximiani et de l’ Epithalame pour Maximus d’Ennode de Pavie, Paris, Les Belles Lettres, 2013.
3. Par contre, l’Epithalame pour Maximus, que l’on trouve dans l’édition de Goldlust, est omis. Or, tout comme l’épigramme (CCCXXXIX, carm. 2, 132, éd. Vogel, MGH AA 7), il éclaire de façon intéressante la signification de la laudatio funebris de la mentula dans l’ Elégie V de Maximianus ; voir, à ce sujet, Goldlust, p. 109 et 181-182 (n. 65).
4. Il est cependant resté fidèle à la structure traditionnelle en six élégies, même si « les manuscrits n’ont généralement pas de divisions » en poèmes (p. 104).
5. Cf. p. VII : « I try to replicate the feel of the Latin elegiac distich with couplets in alternating iambic hexameter and iambic pentameter while allowing myself the customary substitutions of formal poetry in English ».
6. R. Webster, The Elegies of Maximianus, Princeton, Princeton Press, 1900.
7. Poème de l’auteur, intitulé No, Premier prix du Howard Nemerov Sonnet Award, en 2007, en ligne sur son site.
8. Sur ce mythe, voir, entre autres, L. Gosserez (Dir.), Le Phénix et son autre. Poétique d’un mythe des origines au XVI e siècle, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2013, 359 p.
9. Comme le lecteur l’aura compris, je fais ici allusion au film des frères Wachowski, Matrix, sorti en 1999.
10. Contrairement à ce que l’auteur affirme, de façon quelque peu péremptoire, dans son introduction (le commentaire est plus nuancé), « la plupart des analyses textuelles des Elégies ne s’arrêtent pas près d’un siècle auparavant avec les éditions très différentes de Baehrens et Webster » (p. VII). Voir, par exemple, peu avant Goldlust, l’ouvrage, utilisé d’ailleurs par Juster, d’A.-M. Wasyl, Genres Rediscovered: Studies in Latin Miniature Epic, Love Elegy, and Epigram of the Romano-Barbaric Age, Kraków, Jagiellonian University Press, 2011 (cf. BMCR 2012.02.41).