Louise Hodgson livre ici la version remaniée de sa thèse de doctorat soutenue à Durham en 2013. Elle y analyse l’histoire du terme res publica (désormais RP), essentiellement des Gracques à Jules César. Ce sujet n’est pas neuf et si Louise Hodgson se place dans la continuité de travaux antérieurs, elle en oublie certains (voir infra). L’ouvrage mêle l’étude philologique d’un concept politique à une étude historique de la fin de la République, à travers l’évolution de ce concept. L’idée sous-jacente est qu’avec la crise de la République, ce concept fut mis à l’épreuve et devint de plus en plus politisé, au point de devenir un slogan, ce qui permet de voir, en miroir, la désintégration de la République. Trois questions traversent ce livre : que signifie en appeler à la RP durant les crises politiques de la fin de la République ; qu’est-ce que cela révèle de la fragmentation de la légitimité politique à cette époque ; comment cela a-t-il transformé ce concept (p. 15 et p. 261) ? Le premier chapitre introductif revient sur les sources et sur les principales significations de RP. Pour l’auteur, assez classiquement, cette expression ne définit pas un type spécifique de régime (même si elle put servir pour la République) et renverrait plutôt aux affaires civiques et à la propriété commune que la ciuitas prend en charge. Elle y ajoute un aspect spatial.
Les chapitres 2 et 3 analysent comment le concept de RP devint l’objet d’une tension croissante qui conduisit de l’assassinat politique à la dictature syllanienne, en commençant par l’étude du rapport des magistrats à la RP. Les magistrats occuperaient une position particulière vis-à-vis de la RP, bien visible dans le cas des magistrats en provinces, en raison de leur mission d’administration des affaires publiques. Cette position accroissait leur capital politique, ce que l’auteur démontre avec les laudationes funebres. Ces discours mettaient l’accent sur l’individu, à travers sa carrière, sans mentionner la RP ou l’intérêt public (on objectera ici que cela s’explique parce que ces aristocrates ne concevaient pas de différence entre leurs intérêts et ceux de la RP). Le recours explicite à la RP ne se retrouvait initialement que dans des cas particuliers : par exemple Caton l’Ancien qui, par son absence d’ancêtre illustre et parce qu’il ne pouvait concurrencer ses contemporains sur le plan militaire, fut contraint de se construire une image d’homme au service de la RP. Il en ressort une faible politisation de cette notion avant la fin du II e siècle, moment à partir duquel des aristocrates commencèrent d’user de leur autorité particulière, dérivée de cette relation à la RP, pour leur carrière politique (cf. un discours de C. Gracchus analysé p. 49 sqq.) Pour l’auteur, ces éléments doivent aussi être rapportés à l’évolution concomitante de la manière dont les Romains comprenaient les notions de prouincia et d’ imperium Romanum (p. 22-23 et p. 60). Ce faisant, un thème popularis émergea alors, en rapport avec les discussions autour de l’idée de maiestas populi Romani, également en cours d’élaboration à la fin du II e siècle. Cette dernière notion est rattachée par l’auteur à une législation popularis qui aurait cherché à imposer un comportement professionnel aux magistrats. L’absence de mention des travaux de Jean-Louis Ferrary (qui a proposé une lecture un peu différente de ces lois) est ici dommageable.
L’analyse se poursuit à travers les principaux épisodes politiques des Gracques à Sylla. Elle se focalise sur le fait que Scipion Nasica justifia le meurtre de Ti. Gracchus par l’existence d’un danger imminent menaçant la RP. Cet important précédent fut probablement suivi par d’autres discours similaires, même si nous possédons peu de témoignages sur le débat public des années 120 (cf. la laudatio funebris de Scipion Émilien dans laquelle on retrouve peut-être l’expression RP salua). L’action de Scipion Nasica fut reproduite en 121 contre C. Gracchus, à travers le senatus consultum ultimum (désormais SCU). Si l’auteur s’intéresse à la façon dont le SCU fit écho à l’action de Scipion Nasica (p. 78), elle n’analyse pas la formule classique de ces textes ( ne quid res publica detrimenti capiat). Elle insiste en revanche sur le fait que la RP en danger de Scipion Nasica était quelque chose de neuf, porteur d’une charge émotionnelle. Le paradoxe est que, pour les populares, c’étaient les Gracques qui témoignaient d’un réel intérêt pour la RP, pas leurs adversaires.
Louise Hodgson en vient alors aux actions de Sylla en 88 et en 82/81. La seconde marche sur Rome et la dictature avaient pour but de refonder une RP défaillante. La dictature de Sylla marque une vraie rupture puisque, à l’élimination traditionnelle des opposants (qui était auparavant censée suffire à sauver la RP), Sylla ajouta la restructuration en un système fondé sur les lois et les tribunaux (p. 90, à partir d’Harriet Flower). Il abdiqua car il pensait avoir réussi : alors que la RP s’était développée lentement grâce aux maiores, elle était désormais constituta. C’était une illusion, et Sylla apparaît dans les années suivantes comme une figure controversée (p. 92-96).
Le chapitre 4 se concentre sur le rapport de Cicéron à la RP. Dans sa lutte contre la loi agraire de Rullus, il l’accusa d’affaiblir la RP, entendue comme un espace politique, localisé à Rome, dans lequel le Sénat avait des responsabilités spécifiques. Il défendait aussi la RP, et donc les intérêts du peuple, en tant que magistrat élu dont c’était la responsabilité, se présentant ainsi comme un vrai popularis. La définition cicéronienne évolue dans le Pro Rabirio, où elle est liée à l’ auctoritas du Sénat, l’ imperium des magistrats et au SCU. Puis, en 63, on assiste à la construction par Cicéron d’une RP unie contre Catilina, qui aboutit à son incarnation lors de la prosopopée de la patrie. L’objectif était de convaincre le Sénat d’agir et on retrouve ici l’ancrage territorial de la RP puisque le départ de Catilina de Rome suffit à l’expulser de la RP. À son retour d’exil, l’usage du thème est lié à la façon dont Cicéron élabore sa propre image : il a sauvé la RP, son exil s’est fait contre la RP, son retour fut un triomphe pour la RP. On le voit, Cicéron a recours à tout le spectre de significations attaché à cette notion, tout en y ajoutant une réflexion sur la place du SCU en son sein ainsi qu’un lien personnel à une RP personnifiée, lien personnel qui présage les évolutions du Principat.
Les chapitres 5 et 6 suivent les évolutions du concept durant les guerres civiles. Entre 49 et 45, les pompéiens avaient la position la plus claire en prétendant défendre la RP. De son côté César n’évoqua pas un conflit autour de la RP, mais une dissension en son sein, puisqu’il prétendit affronter des pompéiens, non des républicains. Il dénonçait ainsi l’hypocrisie des appels à la RP de ses opposants et choisit de se lier au populus Romanus. César, du fait de sa position illégale, avait tout intérêt à faire passer la guerre civile pour une version un peu radicale de la vie politique romaine. De la sorte, si les républicains mirent en avant la défense de la RP, entendue comme espace politique, César prétendit avoir occupé la RP en occupant Rome, le concept étant entendu dans un sens géographique.
Entre les deux, Cicéron essaya, après 44, de reconstruire une définition de la RP. Sont analysées alors les trois seules occurrences où la RP est dite libera. L’apparition tardive de cette formule est interprétée comme une réaction au passé récent de Rome : un concept construit contre César et le retour à la guerre civile. Cette rhétorique permet à Cicéron d’établir sa définition de la RP : une république sous emprise sénatoriale, qui verrait la restauration des vieilles structures et de la culture politique de la RP, tout en incorporant de façon sélective des mesures césariennes (p. 214). Le cours des événements alla contre ces aspirations, d’autant que Cicéron s’appuya sur des magistrats illégaux, en particulier Octave.
Est ici soulevée la question du rôle d’individus privés agissant en dehors des structures de la RP pour la sauver. Ce thème trouve son origine dans l’action de Scipion Nasica, mais Cicéron y revint en raison de sa relation avec Octave en 44-43, et il se retrouve dans la façon dont Auguste, dans les Res Gestae, revendiqua avoir agi privato consilio pour sauver la RP. Cicéron utilisa en fait ce thème dès les Catilinaires pour justifier l’usage d’une violence appuyée sur un ordre du Sénat par contraste avec l’action de Nasica qui, pour sauver la RP, s’en passa. Cette comparaison resurgit après la mort de César, ce qui explique l’usage du thème en faveur d’Octavien et des césaricides, qui avaient certes agi illégalement, mais qui avaient agi pro re publica. Paradoxalement, Cicéron affaiblit ainsi son propre modèle de RP (p. 257 et 259) et ouvrit la voie à l’appropriation de l’argument par Auguste.
Le chapitre conclusif souligne à nouveau la plasticité du concept. La crise de la République conduisit à l’adoption de différentes significations par des factions opposées et le concept se fissura en même temps que la République. La victoire finale d’Octave permit la réutilisation par le prince du vocabulaire républicain à son profit, tandis que l’appel à la RP perdait tout intérêt. La RP devint un concept dont la charge politique ne faisait plus référence à une structure existante, mais à un passé regardé avec nostalgie (p. 269), d’où la nécessité de marquer la différence entre ancienne et nouvelle RP par des adjectifs temporels ( prisca, antiqua, etc.). Le prince jouait désormais le rôle de patron de la RP, d’où les mots d’Ovide : res publica est Caesar.
L’ouvrage laisse au final une impression mitigée. Si certains développements s’avèrent intéressants, des manques bibliographiques sont problématiques et ce à plusieurs niveaux. Du point de vue des éditions utilisées, il est curieux de voir que l’étude de fragments d’historiens romains ne fait aucune référence à l’édition de Timothy Cornell (2013). Certaines analyses de détails auraient également mérité un travail bibliographique plus approfondi. Par exemple, sur le lien entre le De re publica et Platon, il est dommage de ne pas mentionner le livre, certes ancien, de Viktor Pöschl. À propos de la loi curiate, discutée p. 253, les évolutions récentes de la bibliographie sur le sujet ne sont pas connues, alors qu’un des passages analysés par l’auteur a fait l’objet d’une étude de la part de Françoise Van Haeperen.1 De la même façon, la présentation de l’historiographie sur les Gracques ignore l’ouvrage récent de Mattia Balbo.2 Sur le rapport RP / ciuitas, Emmanuel Lyasse ou Gabrio Lombardi auraient pu être utiles. Ce sont donc de multiples analyses qui pèchent en raison d’une insuffisante prise en compte de la bibliographie. En outre, ce livre s’intéresse aussi aux questions de légitimité politique dans les conflits de la République finissante sans mentionner les renouvellements récents de la bibliographie. Plus gênant, car il s’agit cette fois du cœur de l’ouvrage, Louise Hodgson ne fait à aucun moment référence aux importants travaux de Claudia Moatti sur ce thème, qui ont pris la forme de nombreux articles et qui ont abouti à un livre à paraître au printemps 2018.3 Cette absence de pans entiers de l’historiographie pénalise un ouvrage par ailleurs riche d’analyses valables, mais largement cantonnées à la dimension textuelle. Les monnaies ne sont ainsi jamais sollicitées, alors même que les membres du second triumvirat y affichèrent leur titre de triumviri rei publicae constituendae quand Brutus et Cassius organisèrent leur communication politique autour de la libertas. Le lecteur reste donc sur sa faim.
Notes
1. E.g. F. Van Haeperen, « Auspices d’investitures, loi curiate et légitimité des magistrats romains », CCGG, 23, 2012, en particulier p. 95-99.
2. M. Balbo, Riformare la res publica. Retroterra sociale e significato politico del tribunato di Tiberio Gracco, Bari, 2013.
3. E.g., « Respublica et droit dans la Rome républicaine », MEFRM, 113/2, 2001, p. 811-837 ; « De la chose publique à la chose du peuple », dans C. Moatti et M. Riot Sarcey, La République dans tous ses états, Paris, 2009, p.251-282 ; « Conservare rem publicam. Guerre et droit dans le Songe de Scipion », dans J.-L. Labarrière (éd.), The Dream of Scipio (Actes du colloque tenu à La Maison française d’Oxford, 21-24 May, 2007), Les études philosophiques, 99, 4, 2011, p. 471-488. D’autres travaux ont paru depuis.