[Les auteurs et la table des matières sont indiqués à la fin du compte-rendu.]
Les notions de réseaux et connectivité, ajoutées aux concepts bien établis d’échanges et de contacts, ont bénéficié ces dernières années de l’attention croissante des spécialistes de toutes les périodes historiques. Il s’agit certes d’un phénomène de mode, mais qui rend compte d’une prise de conscience de la valeur heuristique de ces notions. Elles permettent à la fois de mieux appréhender un monde qui ne cesse de se transformer au gré des changements historiques, et de contourner certaines difficultés méthodologiques. Par exemple, le concept de « réseau », repris avec succès aux sciences sociales, présente pour l’histoire ancienne l’avantage majeur d’être un outil nous permettant d’étudier des processus et des formes d’interaction qui n’ont pas de limites précises ni de centre dominant contrôlant les périphéries. Par ce biais, la place des régions situées en marge du monde méditerranéen est renégociée avec succès, dans les études récentes, afin de mettre en évidence leur appartenance à un monde affecté en égale mesure par des phénomènes « centraux » et « périphériques ». Le but du volume que nous présentons est précisément celui de désenclaver l’une de ces régions, reprenant ainsi, dix ans après, les questions soulevées par un autre ouvrage collectif consacré au nord du Pont-Euxin.1 Au cœur des nouvelles interrogations sur cet espace particulier, à cheval entre le monde grec et le monde barbare, se situe notamment l’identité d’une région dont le milieu naturel, les relations avec les indigènes, le développement économique et l’évolution historique ne furent pourtant pas homogènes. La démarche adoptée met en évidence la pluralité des situations à l’intérieur d’un espace précis, et ouvre une nouvelle perspective vers une approche globale de la mer Noire.
Le volume est constitué de neuf chapitres, basés, à deux exceptions près, sur le matériel archéologique (amphores, monuments et complexes funéraires, structures architecturales). Chaque chapitre traite d’un aspect en particulier——colonisation, commerce, culture politique, art et architecture, populations non grecques—allant, du point de vue chronologique, de l’époque archaïque à la période romaine. La première contribution est consacrée à la question épineuse du retard que les fondations de cités dans le Pont-Euxin ont connu par rapport aux entreprises similaires en Occident. Askold Ivantchik explique ce retard non pas par les difficultés de navigation dans la région, mais par la conception géographique et cosmologique des Grecs aux VIII e -VII e s. Selon l’auteur, la vénération d’Achille Pontique sur Leukè, l’île des Bienheureux, le cycle des Argonautes, qui voulaient atteindre le pays d’Aïétès, et la localisation dans le Pont nord de l’entrée dans le monde d’au-delà, tous des endroits considérés comme étant au bord de l’Océan, expliqueraient pourquoi les Grecs, terrifiés par l’Océan qu’ils associaient avec la mort et le chaos, ne se sont pas établis plus tôt dans ces contrées. Néanmoins, s’il est vrai que les légendes véhiculées par les cycles héroïques ont pu trouver un écho dans l’esprit des Grecs, la méconnaissance des populations barbares et l’absence de renseignements pratiques sur la possibilité d’implanter des relais commerciaux semblent avoir été des obstacles plus importants à l’installation précoce des Grecs dans la région.
Les deux articles suivants mettent en avant le contexte maritime, en rapport étroit avec les changements subis par la côte nord-pontique depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Valeriya Kozlovskaya se propose ainsi d’analyser les ports, compte tenu des voies d’eau essentielles pour la communication entre la grande cité commerçante d’Olbia et sa chôra. Pour Olbia, l’auteur renvoie à une étude antérieure, dont le résumé aurait été utile pour apprendre où était localisé le port, mais propose en revanche une discussion plus large sur le réseau maritime local au centre duquel se trouvait la cité. On aurait ainsi affaire à une structure de type hiérarchique d’un réseau de ports, identifiés dans le territoire : Staraya Bogdnanovka et Kozyrka, au nord d’Olbia, Koshary, au sud-ouest, la zone du Golfe d’Odessa, les ports attachés aux lieux de culte, notamment d’Achille (Beikuš, Tendra, île de Leukè). Pour la plupart de ces sites, c’est davantage la concentration de fragments céramiques que l’identification des structures portuaires qui indique leur nature. Une remarque s’impose concernant le long graffite (douze lignes de texte) connu sous le nom de « lettre du prêtre » sur un fragment d’amphore de style Fikellura. 2 Ce document, certes fragmentaire, n’atteste pas le transport de bois vers l’Hylaiè, mais mentionne des arbres endommagés dans ses alentours. Il aurait été de toute manière inutile d’alimenter en bois une région appelée précisément la « boisée » (Hérodote 4.19). Pour la communication par voie d’eau dans la région, un autre document pourrait être invoqué, la lettre sur plomb d’Achillodôros de Berezan’, où il est question d’une cargaison qui avait été saisie et d’un capitaine de navire. 3 Cette étude est complétée par celle d’Ilya Buynevich, qui montre que, si le niveau bas de la mer à l’époque classique a favorisé le développement et la prospérité des établissements grecs de la côte nord, la hausse subséquente du niveau de la mer a causé la submersion de plusieurs sites et a influencé la navigabilité des voies d’eau, diminuant la défense contre les tempêtes.
La section suivante propose un groupe de deux contributions sur le commerce d’amphores, avec une approche assez classique, basée sur des classifications chronologiques et typologiques, mais détaillée et faisant état des découvertes les plus récentes. Sergey Monakhov et Elena Kuznetsova traitent de la première période de l’existence des cités nord-pontiques (de l’époque archaïque à l’époque hellénistique), alors que Sergey Vnukov reprend l’étude pour l’époque romaine, allant jusqu’au III e s. ap. J.-C. L’examen des complexes céramiques offre des tableaux synthétiques des relations économiques de la région avec le bassin égéen (Thasos, Rhodes, Cos), mettant en avant l’émergence des centres régionaux sud-pontiques (Sinope et Héraclée), auxquels s’ajoute, à l’époque impériale, la Colchide. Pour cette dernière période, l’analyse des réseaux amphoriques est doublée d’une vue d’ensemble sur le commerce pontique, avec l’accent sur les produits exportés de la région nord-pontique (blé, à la hauteur de 20 000 à 30 000 tonnes par an, poisson salé, matières premières dont fourrures). L’auteur identifie quatre stages dans le développement du commerce pontique durant la période romaine, après la domination de Mithridate VI Eupator. C’est notamment lors du deuxième stage, allant du second quart du I er s. au milieu du II e s. ap. J.-C., que la région joua un rôle important dans l’approvisionnement de l’armée romaine. Ainsi, l’auteur s’intéresse à la formation d’un marché pan-pontique et à son évolution à l’intérieur du marché pan-romain, attirant opportunément l’attention sur le fait que si les changements économiques suivent les changements politiques, ils ne sont pas reflétés tout de suite dans la culture matérielle.
Dans la troisième partie on trouve l’article consacré par Angelos Chaniotis à la culture politique des cités du Pont nord durant l’époque hellénistique. Après des remarques concernant la spécificité des cités de la mer Noire—leur position périphérique par rapport au centre égéen, le contrôle exercé par différents dynastes locaux, leur exposition aux menaces barbares –, l’auteur passe en revue les traits des institutions politiques, qui ne se distinguent en rien de celles des autres cités grecques. Ainsi, les inscriptions attestent la présence du conseil, de l’assemblée, des magistratures annuelles, souvent héritées des cités-mères en même temps que les autres nomima, tout comme les décrets de la région, à l’instar de ceux des autres parties du monde grec, octroient la citoyenneté, l’exemption des taxes et d’autres privilèges, des honneurs pour les bienfaiteurs. Les institutions culturelles sont elles aussi bien attestées, montrant que les cités grecques les plus septentrionales sont entièrement intégrées dans la culture politique du monde grec. L’effet de cette homogénéisation, résultat des échanges entre communautés grecques, est également perceptible dans les difficultés que doivent affronter les cités pontiques (dettes, dépendance des rois, expansion du pouvoir romain). Le célèbre décret en l’honneur de Protogénès d’Olbia ( IOSPE I 2 32, c. 200 av. J.-C.), montre entre autres que les cités nord-pontiques ont été confrontées au même décalage, observable à travers l’échange évergétique, entre les institutions démocratiques et les réalités oligarchiques, qui caractérise la basse époque hellénistique. Cette institutionnalisation de la direction héréditaire par une élite prospère, les « premiers citoyens », est officielle à l’époque impériale. À ce tableau vivant de la vie politique des cités du Pont nord s’ajoute une réflexion sur les identités imbriquées : civique, locale, hellénique. Pour l’auteur, l’identité grecque semble plus importante que celle pontique, la proximité avec les tribus barbares les poussant à exprimer plus fortement la solidarité grecque. On pourrait nuancer en parlant d’un double miroir, d’une part le monde méditerranéen et égéen, auquel les Pontiques se rapportent pour raviver leurs racines helléniques, d’autre part les mondes « barbares » qui les entourent et leur renvoient une image d’eux-mêmes qui, par contraste, devient encore plus grecque.
Les questions d’identité culturelle et les interactions entre Grecs et non-Grecs font l’objet des deux sections suivantes, l’une traitant d’art et d’architecture, l’autre de la présence sarmate au nord de la mer Noire. Dans le chapitre consacré au langage des images dans l’art bosporan, Maya Muratov livre une analyse détaillée des stèles funéraires avec des représentations de figures protectrices identifiées aux ancêtres, des chevaliers, des figures « à moitié », coupées au niveau des genoux, avec des éléments de vêtements sindes. Elle examine également les monogrammes associés traditionnellement aux tribus sarmates, les « tamgas ». L’étude, riche et documentée, montre que la culture visuelle bosporane, résultat des interactions complexes, était basée sur des traditions gréco-romaines ayant incorporé les réalités ethnographiques. Ce message visuel est significatif non pas en raison de considérations de nature esthétique, mais bien pour son potentiel de communication, directe, et de compréhension, immédiate. C’est avec la même connaissance approfondie du matériel qu’Alla Buyskikh aborde les styles architecturaux locaux de la région, et en particulier l’ordre ionique. Le style nord-pontique, dont la formation remonte à la fin de l’époque archaïque, est ainsi illustré par deux écoles régionales, nord-est et nord-ouest pontiques, qui évoluent vers trois styles associés aux trois centres majeurs : Olbia (fin de l’époque archaïque et début de l’époque classique), le Royaume du Bosphore (époque classique) et Chersonèse Taurique (époque hellénistique). Le dernier chapitre est notable par le débat que Valentina Mordvintseva propose autour du peuple historique des Sarmates mais aussi de l’entité historiographique créée par les Modernes. L’étude, basée sur l’examen des établissements, des complexes funéraires et des « dépôts rituels », montre que, si par « Sarmates » on entend la population nomade qui a laissé des tombes de type kourgane caractérisant la région de la basse Volga, il n’existe pas de traces archéologiques attestant qu’une population du même type a habité la région nord du Pont-Euxin avant le I er s. av. J.-C. La vision mélangée des auteurs grecs et latins, qui percevaient la région comme peuplée par des « nomades », ainsi que les interprétations modernes, ont fait que le terme « Sarmates » soit utilisé pour des populations distinctes.
L’ouvrage, publié dans d’excellentes conditions graphiques, s’ajoute à la fois aux travaux qui font avancer la connaissance sur la mer Noire et aux études consacrées aux interactions culturelles, aux contacts et aux échanges qui caractérisaient les mondes anciens. Il aurait gagné en clarté si la connectivité, dont les avantages méthodologiques sont perceptibles dans chacun des articles, avait été mieux définie en rapport avec le matériel spécifique de la région. Il convient néanmoins de saluer avec conviction la parution de ce volume qui met à jour une documentation sans cesse renouvelée, illustrant ainsi le dynamisme des études pontiques.
Table des matières
Introduction: ‘Pontic networks’ / Valeriya Kozlovskaya.
1. The Greeks and the Black Sea: the earliest ideas about the region and the beginning of colonization / Askold Ivantchik.
Part I. Harbors:
2. Ancient harbors of the Northwestern Black Sea coast / Valeriya Kozlovskaya.
3. Geological context for coastal adaptation along the Northern Black Sea: 700 BCE–500 CE / Ilya Buynevich.
Part II. Overseas Trade:
4. Overseas trade in the Black Sea region from the Archaic to the Hellenistic period (based on amphora studies) / Sergey Monakhov and Elena Kuznetsova.
5. Overseas trade in the Black Sea region and the formation of the Pontic market from the first century BCE to the third century CE / Sergey Vnukov.
Part III. Political Culture:
6. Political culture in the cities of the Northern Black Sea region in the ‘long Hellenistic Age’ (the epigraphic evidence) / Angelos Chaniotis.
Part IV. Art and Architecture:
7. ‘Language of images’ in the arts of the Bosporan Kingdom / Maya Muratov.
8. Local architectural styles in the Northern Black Sea region (with a particular focus on the Ionic order) / Alla Buyskikh.
Part V. The Sarmatians:
9. The Sarmatians in the Northern Black Sea region (on the basis of archaeological material) / Valentina Mordvintseva.
Notes
1. A. Bresson, A. Ivantchik, J.-L. Ferrary (éds.), Une koinè pontique. Cités grecques, sociétés indigènes et empires mondiaux sur le littoral nord de la mer Noire (VII e s. a.C.- III e s. p.C.), Bordeaux, 2007.
2. L. Dubois, Inscriptions grecques dialectales d’Olbia du Pont ( IGDOP), Genève, 1996, n° 24.
3. IGDOP, n° 23.
1.