Les élèves et les amis de Patrick Gautier Dalché lui font un très beau cadeau avec ce livre d’hommage. Le livre en lui-même est un très bel objet, avec près de 850 pages de papier glacé, une couverture cartonnée avec, sur la jaquette bicolore, une miniature représentant Pétrarque dans son cabinet de travail et, en arrière-plan, une mappemonde ptoléméenne. Quel excellent choix que cette image pour honorer un chercheur dont les travaux ont renouvelé l’approche des perceptions et des représentations de l’espace depuis l’Antiquité tardive jusqu’à la Renaissance !
Après le rappel de ses nombreuses publications (p13-27), les grands axes de la recherche de Patrick Gautier Dalché se retrouvent dans les cinq sections, d’ampleur inégale, sous lesquelles se répartissent les trente-six contributions de l’ouvrage écrites dans les principales langues européennes : espaces sacrés / images du monde / lieux / itinéraires / transmission.
Prennent place dans la première section – « Espaces sacrés » – les études qui suivent : « L’hostie, le monde, le signe de Dieu » donne l’occasion à son auteur, François Bougard, de repenser l’interprétation d’un petit disque doré tenu par le Christ de sa main droite, entre son pouce et son annulaire, dans divers manuscrits médiévaux, avec de très belles reproductions couleur aux pages 53-62. Dominique Poirel s’intéresse ensuite à l’« Alter mundus : cosmos réel ou cosmos symbolique chez Hugues de Saint-Victor » à partir d’un passage du De archa Noe (IV, 9) pour conclure qu’il n’y a pas dans cette notion une dépréciation de l’ici-bas, mais « au contraire sa refondation plus solide dans l’âme, grâce à un regard de sagesse » (81). Pour sa part, Barbara Obrist étudie « L’introduction de l’enfer dans la cosmographie médiévale : d’Honorius Augustodunensis à Michel Scot », car, par rapport à l’héritage tardo-antique et alto-médiéval, les représentations du monde évoluent aux XII e et XIII e siècles, avec, corrélativement, une diversité des exposés cosmologiques et cosmographiques. Jean-Pierre Rothschild, dans « Aperçus sur le monde et la Terre sainte dans la littérature hébraïque médiévale et moderne », évoque trois cas de motivations morales et religieuses en lien avec la recherche géographique : la traduction hébraïque de l’ Image du monde de Gossuin de Metz, les chapitres 6 à 11 du Bouton et fleur d’Ishtori et les paragraphes 8-24 de la partie II du Kuzari de Judah Halevi. À sa suite, Felicitas Schmieder, interrogeant « Heilsgeographie versus ‘realistische Darstellung der Welt’ auf den Mappae Mundi des Mittelalters ? », rappelle que les représentations géographiques sont à lire à différents niveaux sémantiques selon le principe herméneutique des quatre sens de l’Écriture. La contribution suivante – « The Cosmic Vision of Saint Benedict, e specula and in speculo » – est l’occasion pour Marcia Kupfer d’étudier l’influence d’un vocabulaire cartographique dans des représentations picturales de cet épisode hagiographique et d’illustrer son propos avec des reproductions de manuscrits (140, 146, 148, 150, 152-153, 155, 158, 160-162, 164). Michele Campopiano (« Écrire/décrire la Terre sainte : les Franciscains et la représentation de lieux sacrés [début du XIV e -début du XVI e siècle] ») s’intéresse aux Franciscains qui, grâce à leur couvent à Jérusalem entre le XIV e et le XVI e siècles, ont élaboré différents textes et cartes pour décrire et représenter les lieux saints. S’agissant de « Mesurer et recréer les espaces de la Passion dans la France du Moyen Âge tardif », Margriet Hoogvliet propose un balayage général de la littérature tardo-médiévale. Catherine Delano-Smith enfin (« Some Contemporary Manuscripts of Nicholas of Lyra’s Postilla Litteralis [1323-1332] : Maps, Plans and Other Illustrations »), avec des tableaux (204, 214) et des reproductions d’illustrations (208, 211, 215, 216, 218, 219, 221, 223, 225) suivis de trois pages d’annexe, donne des outils aux futurs éditeurs du Postilla Litteralis supra totam Bibliam avec, in fine, la liste de toutes les illustrations.
Après cette partie pléthorique, vient la seconde section sur les « Images du monde » qui ne regroupe que cinq textes. Le premier d’entre eux – « A Roman Worldview Clarified : Reflectance Transformation Imaging of the ‘Pillbox’ Sundial in Vienna » – permet à Richard Talbert, en collaboration avec George Bevan et Daryn Lehoux et en s’appuyant sur des images de disques (237-244, 246, 250), sur un tableau (245-246), un dessin (251) et une carte, de ré-examiner, grâce aux nouvelles techniques liées à la photographie numérique, des cadrans solaires endommagés. À sa suite, Didier Marcotte (« Orbis triquadrus, monde triparti. Une figure cartographique des Histoires d’Orose. Suivi de ‘Un diagramme inédit dans les Chrestomathies de Strabon’ ») étudie la méthode cartographique utilisée par l’apologiste chrétien Paul Orose dans le panorama général du monde qui ouvre ses Historiae Aduersus Paganos. Stéphane Lebreton (« Cartes et discours géographiques. À propos de l’ Expositio totius mundi et gentium ») s’intéresse à deux adaptations latines anonymes d’un texte géographique grec perdu et datant de la fin du V e siècle : loin d’être des textes de géographie commerciale, leur fonction ressortirait plutôt au domaine pédagogique. Christiane Deluz consacre une brève étude (311-317) à étudier « Un ‘espace heureux’. Quelques remarques sur la perception et la représentation de l’espace dans la géographie médiévale occidentale ». Francesco Prontera (« Materiali di reimpiego : il Caucaso-Tauro nell’iconografia dei mappamondi medievali ») clôt cette partie en étudiant la représentation du Caucase et du mont Taurus dans l’iconographie des mappemondes médiévales : son étude est richement illustrée par les cartes d’Ératosthène et de Pomponius Méla (reconstitutées 323, 327), par la carte de l’Orient du Liber locorum de Saint Jérôme et par différentes mappemondes trouvées dans des manuscrits (333, 335-339, 341, 342).
La troisième partie sur les lieux offre six études dont la première, très brève (347-353), est signée de Jehan Desanges (« Métagonion, une expression de la localisation relative ? ») qui étudie la polysémie du toponyme « Métagonion » chez les géographes grecs du VI e s. av. J.-C. au II e ap. Ensuite de quoi, Corrado Zedda et Raimondo Pinna (« Una proposta di riequilibrio storiografico : il ruolo della Sardegna nel contesto mediterraneo dei secoli XI-XIII ») : s’inscrivant en faux contre le jugement de Braudel sur la Sardaigne définie par son isolement et son insularité, les deux chercheurs pointent les contacts sardes avec la Corse et le siège apostolique entre le XI e et le XVI e siècles, avant d’aborder la question de la langue utilisée dans le cadre de l’Église ou de l’école et d’illustrer la relative puissance de l’île par la construction du château de Cagliari au XIII e siècle. Robin Seignobos, quant à lui, étudie « L’origine occidentale du Nil dans la géographie latine et arabe avant le XIV e siècle » en pointant l’influence prépondérante de Paul Orose dans la cartographie médiévale de ce fleuve, figures de mappemondes à l’appui (377, 379, 380) ; en revanche, dans le monde arabe, c’est le modèle ptoléméen des « noms de la Lune » qui est prégnant (figures 390, 391). Marica Milanesi, « The Real Ganges. Gerard Mercator and the Question of the Borders of India », avec la planche de l’Asie issue de l’ Atlas de Mercator (396) et d’autres cartes extraites d’ouvrages des XV e et XVI e siècles (404, 409, 411, 413), montre la difficulté pour les cartographes et géographes à représenter des contrées très éloignées de leur monde. On passe de l’extrêmement lointain à l’extrêmement proche avec les deux dernières contributions : celle de Paul Fermon sur « L’idée de ‘vray pourtraict’. Les représentations de la ville de Saint-Omer d’après nature aux XV e XVI e siècles » (figures 421, 422, plan 430) et celle de Camille Serchuk sur la forêt de Thelle près de Paris, « Legal Rhetoric and Artistic License in a Map of the Forest of Thelle (1540) », illustrée par trois plans (449, 454 – assez peu lisible –, 458).
La partie suivante, sur les « Itinéraires », traite de problèmes d’identification de l’espace. C’est d’abord Soichi Sato (« ‘Fugi in Toringia, latita aliquantulum ibi’. Pourquoi Childéric I er s’exila-t-il en Thuringe ? ») qui pointe les différentes interprétations données par les médiévistes au terminus Thoringorum, ce territoire d’où Childéric repartira marié pour donner naissance au fondateur de royaume Franc, Clovis I er. À sa suite, Natalia Lozovsky (« ‘Unde Sanctus Gallus Egressus Sit’. Representation of Space in the Vitae of St Gall ») étudie la façon dont les auteurs des Vies s’intéressent à l’espace de leur monastère en fonction de leur projet d’écriture. Quant à Stefano Pittaluga (« Motivi odeporici nelle commedie latine del Medioevo et dell’Umanesimo »), il aborde le problème du lieu dans un sens original par rapport aux autres contributions, puisqu’il s’agit de l’unité de lieu dans les comédies d’époque médiévale et humaniste qui impliquent des voyages et changements de lieu. Avec Mathieu Arnoux (« Farines, blés marocains, marins génois et pirates français à Sandwich (1316-1318) »), on voit avec intérêt le nombre de nationalités qui se rencontrent, au Moyen Âge, dans l’ancien port anglais de Sandwich. « Della chondissione dellindia : Notes sur la première lettre de Jean de Montecorvino » : sous ce titre, Christine Gadrat-Ourfelli étudie la lettre « indienne » du Franciscain Jean de Montecorvino parti pour l’Extrême-Orient en 1289, les conditions de sa réception et de sa transmission en Italie. L’étude de « La diffusion européenne de l’édition protugaise du Livre de Marco Polo (1502) » permet à Vasco Resende d’étudier le devenir de l’œuvre à partir de son édition princeps par Valentin Fernandes de Moravie à Lisbonne, de sa traduction en espagnol ou de sa réutilisation en hollandais au début du XVII e siècle.
Arrive la cinquième et dernière partie sur la « Transmission » qui regroupe huit contributions. C’est d’abord Anca Dan qui étudie « Les Solutiones ad Chosroem de Priscien de Lydie et les transferts de savoirs pendant l’Antiquité tardive et le Moyen Âge ». À sa suite, Jean-Patrice Boudet s’intéresse aux « Causalité et signification dans le Centiloquium du pseudo- Ptolémée », en comparant les différentes versions – et commentaires – du texte grec. Iolanda Ventura s’intéresse, de son côté, à la diffusion du Platearius (« Un best-seller farmaceutico medioevale tra produzione di libri e pratiche di lettura : il Circa instans attribuito a ‘Platearius’ »), avec, en annexe, la structure des lemmes pour l’entrée Absinthium. Étudiant « La source cartographique d’Ibn Sa‘id al-Magribi (m. 1286) : l’énigmatique Kitab gugrafiya [sic] fi-l-aqalim al-sab‘a », Jean-Charles Ducène dégage les sources du texte arabe ainsi que sa postérité. Nathalie Bouloux interroge la « Géographie de la Gaule, géographie du royaume. Notes de lecture d’un érudit normand de la première moitié du XV e siècle, Simone de Plumetot », telles que contenues dans le manuscrit 7371 de la BnF et reproduites en annexe. Le texte d’Alfred Hiatt au titre programmatique – « Topographies of the Past : The Anglo-Saxon Heptarchy and the Birth of Historical Geography » – est richement illustré aux pages 693, 704,705. Nous revenons aux mappemondes, à Venise cette fois-ci, avec la contribution d’Angelo Cattaneo, « Dal ‘mappamondo di San Michele’ al ‘mappamondo di Fra Mauro’. Scomparsa e ricomparsa di un autore, forme della dimenticanza e percorsi della memoria ». Emmanuelle Vagnon illustre son propos – « Un portulan illustré de cartes à la Renaissance, le manuscrit français 2794 de la Bibliothèque nationale de France » – avec des extraits de manuscrit (733, 739, 748). P. D. A. Harvey se projette dans le monde moderne pour évoquer brièvement (p. 755-762) « Early Modern Maps in Mirror Image » (fig. 759). La dernière contribution concerne enfin le XVII e siècle, Georges Tolias se proposant d’étudier les « Géographie comparée et mémoire locale au XVII e siècle. Les Parallela geographiae ueteris et nouae de Philippe Briet ».
Ce rapide aperçu ne rend que faiblement compte de la richesse des études réunies dans cet ouvrage. Il suffit pourtant à pointer de petits défauts : ainsi de la porosité ente les parties ce qui rend leur distinction parfois peu pertinente, comme les mappemondes qui sont convoquées dans les différentes sections. Il en est de même de la présence de Paul Orose dans l’ensemble du volume. Quant à la contribution co-signée par deux chercheurs sardes, elle juxtapose de façon artificielle trois entrées vraisemblablement justifiées par les intérêts scientifiques de chacun des auteurs.
La présentation est parfaite à quelques détails près : le très long extrait latin en note, pages 397-398, aurait gagné à faire l’objet d’une annexe. Notons une expression incorrecte « si l’on ne saurait (sic) sous-estimer l’importance […], on constate […] », ou maladroite « L’image de la perte irrémédiable du savoir antique ».
Les bibliographies sont fort riches et à jour ; ajoutons simplement, à la mention par Robin Signobos d’un article sur le Nil à paraître, l’ouvrage d’Andy Merrils, Roman Geographies of the Nile : From the Late Republic to the Early Empire, Cambridge 2017 (BMCR 2017.09.57).
L’ouvrage est judicieusement complété par les listes des résumés, des contributeurs et des illustrations, suivies de précieux index : un index codicum et un index nominum, ainsi qu’une tabula gratulatoria.
Bref, c’est un très bel ouvrage, n’hésitons pas à le répéter, susceptible d’intéresser aussi bien des lecteurs érudits que des lecteurs curieux, amateurs de culture médiévale, de livres rares et de manuscrits !