La question “barbare” est essentielle pour la compréhension de la vie politique, militaire, sociale et économique de l’empire romain. En effet, les relations entre Rome et ses voisins qu’elle nommait “barbari” ont non seulement influencé la conduite de sa politique extérieure, mais également sa construction démographique et sociale. Né de la volonté d’anciens élèves de célébrer son 70 ème anniversaire de naissance; l’ouvrage, Les « Barbares » des Romains. Représentations et confrontations est un recueil de vingt-trois articles d’Alain Chauvot sur les relations entre les Romains et leurs voisins Barbares. Il permet non seulement de comprendre la complexité et la richesse de ces relations, mais également d’en saisir l’évolution au cours de la période impériale. L’ouvrage est divisé en deux parties de trois sections chacune. Il s’achève par le résumé des différents articles, une bibliographie, un index et une table des matières.
La première partie analyse la représentation du barbare dans le monde romain. Elle s’intéresse particulièrement à son aspect physique et à sa représentation dans les sources littéraires et juridiques. Les questions auxquelles elle tente de répondre sont les suivantes : Quelles représentations physiques se faisaient les Romains du Barbare? Comment les Barbares sont décrits dans les sources latines et juridiques du Ve et du VIe siècle? La première section de cette partie est intitulée Usages et normes et est composée de sept articles. Selon Alain Chauvot, les Romains ont adopté la vision environnementaliste grecque dans leur représentation du barbare (p. 14); celle-ci se traduit par la description des aspects morphologiques et culturels du Barbare à partir de normes et catégories de pensées romaines (p.14-15). Le Barbare est ainsi décrit comme étant de très haute stature, ayant une apparence musculaire aux antipodes de l’harmonieuse esthétique classique grecque. Il a les cheveux teints, les yeux blonds et une peau peinte ou tatouée (p. 15-16). Cette description parfois grossière a pour objectif de légitimer la politique étrangère guerrière des Romains. Le Barbare est érigé en adversaire naturel de Rome dont la soumission s’avère essentielle pour la continuité et la survie du mode de vie romain. Cette construction de l’autre “Barbare” va connaitre une certaine évolution dans les sources latines et juridiques du Ve et du VIe siècle. L’auteur démontre que malgré la cristallisation de l’image négative du Barbare, une image plus nuancée va émerger et faire de lui l’héritier et le protecteur de la romanité (p. 32-33). D’ailleurs dans certaines sources juridiques, le terme de barbarus ne sera plus associé à la notion d’hostilité et d’ennemis. Pour Alain Chauvot, cette évolution est la résultante de l’intensification des contacts entre Romains et Barbares et à la conversion de ces derniers au christianisme arien (p. 34). Toutefois, celle-ci n’inhibe pas les enjeux liés à la mixité et à l’acculturation. L’emploi du terme semibarbarus dans les sources tardives en est une illustration (p.41). Même si elle traduit la double influence romaine et barbare chez un individu; elle est révélatrice de l’impossible évolution vers une romanité pleine et entière.
Au terme de cette première section, on peut dire que la représentation du Barbare évolue d’une conception traditionnelle et belligérante vers une vision plus nuancée qui tient compte de l’intensification des relations entre Romains et Barbares, mais aussi de l’affaiblissement politique et militaire de l’empire d’occident.
La seconde section de cette partie qui comporte deux articles s’intitule « Corps et visage ». Elle s’intéresse au mouvement du corps et au visage du Barbare dans les sources latines. L’auteur démontre que le corps du Barbare dans les sources est soit figé ou se caractérise par une irrationalité et une constante gesticulation (p. 122-125). Pour étayer ses propos, il se réfère aux témoignages de Tite Live, Tacite ou encore Ammien Marcelin qui tous décrivent la gesticulation, les mouvements excessifs ou encore l’inertie voire la paralysie comme étant une variable commune du corps du Barbare (p. 131-136). En définitive, la présentation du mouvement corporel du Barbare dans les sources latines s’inscrit dans la droite ligne de la description environnementaliste grecque, c’est-à-dire la primauté de l’irrationalité et l’emprise du milieu naturel (p. 132-133). La question du visage des barbares est le sujet d’un autre article de cette seconde section. L’auteur souligne que le visage du barbare même s’il existe bel et bien à travers plusieurs représentations artistiques est peu décrit dans les sources écrites (p. 140) si on se réfère entre autres à Ovide dans sa description des Gètes ou Ammien Marcelin pour ce qui est des Huns (p. 140). En réalité dans les sources écrites, le visage du barbare n’existe que par sa relation avec Rome ce qui dans une certaine mesure fait de lui le produit de la romanité (p. 152). La troisième section de cette première partie est composée de trois articles. Le premier article évoque la représentation des Parthes et des Perses dans les sources du IVe et Ve siècle. L’auteur révèle ainsi que la distinction entre Perses et Parthes n’a toujours pas été évidente dans les sources romaines. Déjà avant la soumission des Parthes aux Perses sassanides au IIIe siècle, plusieurs auteurs confondaient les deux groupes. D’ailleurs, le cognomen de Parthicus continue d’être utilisé par certains empereurs romains jusqu’à Aurélien (p. 158). Cependant, malgré l’apparente confusion, l’usage de Persicus semble s’imposer sur le plan politique et géographique. Ainsi, il se rattache à la géographie et à la description des structures politiques et à la description d’opérations militaires tandis que parthicus semble être utilisé pour qualifier la guerre contemporaine avec les Romains (p. 164). Le second article analyse l’attitude d’Ammien Marcelin face aux goths. Dans l’œuvre d’Ammien, les Goths sont vus avant 376 comme les autres groupes barbares à travers les récits évènementiels (p. 168). Toutefois, à partir 376-377, ils seront érigés par Ammien en ennemis par excellence et en destructeurs du monde romain. Par conséquent, aucune intégration n’est possible pour eux au sein de l’empire; la seule solution viable c’est le rejet. Ce changement de perception intervient dans le contexte de l’invasion gothique de 376-378.
Cette première partie permet de mettre en évidence la diversité de la représentation du Barbare dans le monde romain. Malgré l’héritage culturel grec dont elle est tributaire; elle s’est progressivement s’adaptée aux enjeux et aux réalités politiques et sociologiques romaines.
La deuxième partie de l’ouvrage analyse la thématique de la confrontation entre Romains et Barbares. Elle est également composée de trois sections. La première, qui est composée de six articles, analyse la problématique de l’immigration et surtout l’intégration des groupes barbares dans l’empire.
Alain Chauvot examine dans son premier article les thèmes de l’acculturation, la barbarisation et la démocratisation de la culture en lien avec l’immigration des groupes barbares dans le contexte romain (p. 197). Les autres articles discutent le statut juridique de différents groupes barbares dans l’empire notamment celui des Barbares impériaux. On y apprend que même si le rang social du barbare était pris en compte dans son intégration dans la société romaine, d’autres facteurs comme l’âge, les liens de parenté et le type de relation entre Rome et la société d’origine sont essentiels dans la progression de sa carrière administrative et militaire (p. 236-238). Dans un autre article, Alain Chauvot analyse l’intégration des communautés Lètes dans l’empire et la relation entre les notions de laetii, provincialis, gentilis et barbarus. En effet, les Laeti étaient des citoyens romains prisonniers guerre, qui désormais libres, étaient réintégrés sur de nouvelles terres d’exploitation. Cette structure létique va plus tard être utilisée pour encadrer l’installation des groupes barbares dans l’empire. Ces nouveau laeti étaient qualifiés de gentium puisqu’ils ne recevaient pas d’emblée la citoyenneté romaine. Certains d’entre eux devinrent grâce service militaire des citoyens romains. Plus tard c’est-à-dire au milieu du Ve siècle, tous les laeti récurrent la citoyenneté romaine.
La deuxième section de cette partie qui est composée de cinq articles, s’intitule « Guerre et Paix ». Alain Chauvot discute entre autres, les défaites militaires et conflits internes dans les panégyriques d’époque tardive (289-313) plus particulièrement la responsabilité du malum dans les défaites romaines. Il souligne que mis en relation avec la nature élogieuse du discours du panégyriste, la responsabilité du malum peut être diversement interprétée (p. 376). Pour certains, elle peut avoir des origines internes à l’empire (guerres civiles, mauvaise gestion); pour d’autres, plus proches du pouvoir, elle peut avoir une origine externe (facteurs naturels ou impetus barbare). Dans un autre article de cette section, Alain Chauvot analyse l’emploi de la cavalerie romaine dans les Res Gestae d’Ammien Marcelin. En effet, les Res Gestae sont une source essentielle pour la connaissance de la cavalerie romaine à l’époque tardive. Ammien y décrit leur utilisation tant dans les opérations militaires en Occident qu’en Orient. Pour Alain Chauvot, Ammien porte un jugement sévère sur la cavalerie. Il la considère couteuse, orgueilleuse et fragile. Son impact dans les opérations militaires serait grandement relié à l’utilisation qu’en fait le chef militaire. Il met ainsi en parallèle les choix stratégiques des empereurs Julien et de Valens. La troisième section qui est composée de deux articles a pour titre, la christianisation. En effet, la divergence doctrinale au sein du christianisme entre Romains et Barbares fut un autre motif de conflit puisqu’une majorité des groupes barbares étaient ariens tandis que les Romains étaient pour la plupart nicéens. Le premier article intitulé, « l’arianisme de Fritigern : religion de l’empereur ou religion des Tervinges? » discute justement cet enjeu. Le second article de cette section est consacré au premier évêque Goth, Ulfila, dans l’œuvre de Philostorge.
Cette seconde partie permet de comprendre certaines formes de confrontations entre Romains et Barbares. Celles-ci touchent particulièrement l’immigration et l’intégration des groupes barbares, la guerre et les divergences religieuses au sein du christianisme.
L’ouvrage d’Alain Chauvot est clair et précis, les articles qu’il contient mettent en lumière les enjeux et les défis des relations entre Romains et Barbares sous les thématiques de la représentation et de la confrontation. On pourrait lui reprocher de se focaliser exclusivement sur ces deux aspects et de ne pas avoir abordé d’autres aspects des relations entre Romains et Barbares; tels que les influences culturelles, la langue ou encore les échanges commerciaux. Par ailleurs, le choix des articles qui composent chacune des sections aurait pu être amélioré. À titre d’exemple, l’article intitulé « Représentation du Barbaricum chez les barbares au service de l’empire au IVe siècle » pouvait légitimement se retrouver dans la première partie consacrée aux représentations. Outre, ces deux reproches, l’ouvrage d’Alain Chauvot est riche par la diversité et la densité des articles qui le compose. Il participe grandement à la compréhension des relations complexes et multiformes entre Romains et Barbares à l’époque impériale tout en mettant en exergue la magistrale œuvre intellectuelle du professeur Chauvot sur le sujet de l’altérité dans le monde romain.