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De l’omnipotence à l’impuissance, toute une palette de degrés caractérise la modalité d’expression des puissances divines dans les mondes antiques. Les divinités exercent leur puissance pour gérer et maintenir l’ordre dans le monde, pour punir les mortels qui ne les respectent pas ou pour rivaliser les unes contre les autres dans des conflits divins. Dans cette grande variété de cas de figures, les débats théologiques qui ont opposé les tenants de différentes religions se sont, tout au long de l’histoire, concentrés sur la question des variations de la puissance divine, de ses limites et de son omnipotence. En se situant dans le sillage de ce débat, le volume édité par Anna Marmodoro et Irini-Fotini Viltanioti se propose d’analyser les réflexions des théologiens et des philosophes de l’Antiquité tardive autour de la puissance divine, en se concentrant notamment sur deux catégories de penseurs, les néoplatoniciens et les chrétiens, qui se sont influencés les uns les autres et qui ont marqué la réflexion aux époques ultérieures. Le livre se présente tout d’abord comme une réflexion sur l’histoire de la pensée et de la philosophie tardo-antiques, ce qui le différencie et le rend complémentaire à un autre volume publié en 2017 qui a, en revanche, privilégié des approches d’histoire et d’anthropologie des religions.1
Divine Powers in Late Antiquity se compose de deux parties qui portent, la première, sur les philosophes néoplatoniciens (« The Powers of the Gods: From Plotinus to Proclus »), et la deuxième, sur les auteurs chrétiens (« The Powers of God: From Philo of Alexandria to the Cappadocian Fathers »). On comprend les raisons opérationnelles qui ont conduit les éditrices à organiser la matière du volume en distinguant entre « néoplatonisme » et « christianisme » ; cependant, on pourrait regretter que les analyses n’aient pas croisé davantage les perspectives entre « polythéisme » et « monothéisme ». Les éditrices illustrent dans leur introduction le choix d’enquêter sur les dynamiques et les expressions de la puissance divine dans la pensée tardo-antique. Elles évoquent les champs sémantiques du terme grec dynamis et du terme latin potentia. En se concentrant sur Platon, Aristote et le stoïcisme, les éditrices montrent l’importance de ces philosophies pour le développement ultérieur de la notion de puissance divine.
La première partie s’ouvre avec deux textes sur Plotin, qui abordent des questions notamment philosophiques. Tout d’abord, dans le chapitre 1, Kevin Corrigan se concentre sur la doctrine de la dynamis chez cet auteur. Après une introduction très utile sur la figure de Plotin, sur sa vision générale du monde et sur les modèles de sa dynamis, l’auteur montre que le fondateur du néoplatonisme s’inscrit dans la lignée de la pensée de Platon et d’Aristote en ce qui concerne la théorie de la puissance. Son analyse met en évidence les rapports entre agentivité humaine, liberté et puissance afin de montrer comment cette dernière permet l’articulation de l’Intellect, de l’Âme et du monde physique. Dans la même perspective, au chapitre 2, Pauliina Remes développe une réflexion sur la métaphysique de l’action humaine, en s’interrogeant sur l’application de la théorie plotinienne de la causalité aux activités humaines. Le champ lexical pris en considération est celui des trois termes grecs praxis, poièsis et ergon qui appartiennent au champ sémantique de l’« action » et qui semblent être utilisés de façon interchangeable. D’après le philosophe, l’action est une expression de la puissance divine : « he nonetheless appreciates the features that are distinctive of it as an activity that takes place within the sensible realm » (p. 39). Comme on le voit, les deux premiers textes ne jettent pas seulement les bases pour le développement des réflexions ultérieures, mais ils permettent également d’identifier et expliquer les racines classiques (et notamment platoniciennes et aristotéliciennes) de la réflexion néoplatonicienne.
Après ces intéressantes mises au point théoriques et philosophiques, les autres textes de la première partie du volume se concentrent davantage sur des questions liées aux pratiques rituelles et à leurs rapports avec la spéculation intellectuelle de l’époque. En suivant un ordre chronologique, le chapitre 3 est consacré à l’élève de Plotin, Porphyre. Irini-Fotini Viltanioti, l’une des éditrices du volume, se concentre sur un traité de Porphyre souvent sous-estimé, Des statues, dont nous ne disposons que de fragments, transmis pour la plupart par la Préparation évangélique d’Eusèbe de Césarée dans la première moitié du IV e siècle. D’une part, l’auteure avance l’hypothèse que la notion de dynamis était centrale dans le texte porphyrien et qu’il faut la lire « in connection with the philosopher’s doctrines of twofold power and of spiritual ascent » (p. 71) ; d’autre part, elle souligne que l’enjeu du traité était pratique, à savoir enseigner aux nouveaux élèves comment contempler les images des dieux. Ensuite, au chapitre 4, Peter T. Struck étudie l’articulation de la puissance divine du point de vue du problème de la divination : l’auteur se concentre sur le dit De mysteriis de Porphyre qui est défini, à juste titre, comme une « meditation on the question of divine power » (p. 76). Le philosophe considère la divination comme un don des dieux et organise son exposé autour des genres de la pratique divinatoire, son but étant de distinguer entre les formes authentiques et divines de divination et celles de niveau inférieur appartenant au monde matériel. L’opération de Porphyre permet à Struck de mettre en évidence non seulement une nouvelle manière de penser le divin, mais aussi de définir la notion d’« intuition ». Au chapitre 5, les statues divines sont encore au centre de l’attention dans le texte de Todd Krulak qui travaille sur le rôle des images rituelles dans le Commentaire sur le Timée de Proclus. Dans la pensée néoplatonicienne tardive, les statues sont en mesure de donner des oracles car les dieux en ont pris possession : dans cette perspective, l’auteur analyse les rituels télestiques qui permettent la « transaction that occurs between image and divinity » (p. 107). L’analyse met en évidence que les images ne donnent pas simplement l’accès aux réponses oraculaires, mais qu’elles contribuent à ce que l’âme se libère de la matérialité. La première partie du volume se clôt avec une étude de Marco Antonio Santamaría Álvarez qui prend en considération les Discours sacrés en vingt-quatre rhapsodies, un texte attribué à Orphée et datant de la fin de l’époque hellénistique ou du début de l’époque impériale. Après une mise au point sur le mythe des successions divines chez Hésiode et dans le Papyrus de Derveni, l’auteur analyse la question de la transmission divine dans les Rhapsodies orphiques et montre que la succession de six figures de rois divins permet de limiter la présence de la violence dans les récits de l’origine de la puissance divine.
Avant d’aborder l’analyse de la pensée chrétienne sur la puissance divine, la deuxième partie du volume se concentre sur la figure de Philon d’Alexandrie. Le choix d’ouvrir la thématique avec Philon ne permet pas seulement de réfléchir à la question de la puissance divine dans le judaïsme hellénistique, mais aussi d’analyser un auteur qui a influencé la pensée chrétienne antique, notamment celle de Clément d’Alexandrie, d’Origène et de Grégoire de Nysse qui seront l’objet des autres études du volume. Dans le chapitre 7, Baudouin S. Decharneux se concentre sur le De opificio, un traité qui aborde le thème de la création du monde : le but est de montrer que la pensée de Philon quant à la puissance divine est influencée aussi bien par les idées bibliques que par les idées platoniciennes. De plus, la conception philonienne du démiurge pourrait anticiper certaines des conceptions proposées ultérieurement par les philosophes platoniciens. Les chapitres 8 et 9 sont consacrés de manière générale à la question de la dynamis dans les textes chrétiens anciens : les auteurs y passent en revue les conceptions présentes non seulement dans la littérature paulinienne, dans les évangiles synoptiques et les Actes des apôtres, mais aussi chez les premiers Pères de l’Église, Ignace d’Antioche, le Pasteur d’Hermas, Justin, Clément d’Alexandrie, Origène et Athanase. Jonathan Hill met en évidence que depuis les écrits néotestamentaires, les chrétiens ont renouvelé la représentation et la conception de la puissance de Dieu. L’auteur souligne l’apparition chez Paul de l’idée du Christ comme « puissance de Dieu » ( theou dynamis), ce qui permet aussi de lier la dynamis à la sagesse, une idée qui se retrouve également chez les auteurs chrétiens ultérieurs. C’est à partir des lettres d’Ignace d’Antioche que l’on peut voir à l’œuvre l’influence de la pensée paulinienne quant à la théorie de la puissance divine. Chez Ignace, la puissance divine sert, par exemple, à fonder et à renforcer l’autorité de l’évêque dans la nouvelle organisation hiérarchique des communautés chrétiennes proposée par l’évêque d’Antioche. Dans le chapitre suivant, Mark Edwards reprend les mêmes textes et les mêmes problématiques, tout en les abordant différemment. L’auteur propose de lire le christianisme de l’Antiquité tardive comme une école philosophique spécifique, avec des enseignements, des pratiques et des textes propres : c’est pourquoi il n’accepte pas de surestimer la portée des influences platoniciennes chez les auteurs chrétiens. Les trois derniers chapitres sont construits comme trois études spécifiques sur des auteurs chrétiens. Le chapitre 10 se concentre sur Origène, auteur d’origine alexandrine, et sur le rôle que la notion de puissance divine joue dans sa doctrine de la création et dans sa sotériologie. Ilaria Ramelli y analyse d’abord la pensée origénienne dans ses rapports avec les intellectuels précédents, Philon et Clément d’Alexandrie notamment, mais aussi plus généralement avec les philosophes médio- et néoplatoniciens. Au chapitre 11, Andrew Radde-Gallwitz propose une réflexion sur Basile de Césarée et ses Homiliae in hexaemeron, un cycle d’homélies sur les six jours de la création, prononcées au printemps 378 dans la ville de la province de Cappadoce. L’auteur présente une mise en contexte de l’œuvre en développant les polémiques de Basile contre les auteurs chrétiens (comme Origène) qui proposaient une lecture allégorique du texte sacré. Son but est de montrer comment Basile s’est approprié les théories d’Aristote et de Galien. Le texte de l’une des éditrices, Anna Marmodoro, conclut le parcours du volume. Dans le chapitre 12, l’auteure se livre à une analyse de la métaphysique de la création divine dans l’œuvre de Grégoire de Nysse. À la question de savoir comment un dieu immatériel peut créer un monde matériel, la solution que l’auteur propose est que Dieu a crée les qualités immatérielles des objets « which are physical aspects of objects, and which compose with one another to give rise to material body » (p. 233).
Le volume permet de reconstruire et suivre les étapes de la réflexion tardo-antique sur la puissance divine. Malgré quelques effets de redondance entre les chapitres qui se concentrent sur les mêmes auteurs, les analyses constituent une enquête précieuse et un point de repère important sur les philosophes et les penseurs de l’Antiquité tardive.
Table of Contents
Introduction – Anna Marmodoro and Irini-Fotini Viltanioti
Section 1 – The Powers of the Gods: from Plotinus to Proclus
1. The Sources and Structures of Power and Activity in Plotinus – Kevin Corrigan
2. Human Action and Divine Power in Plotinus – Paulina Remes
3. Divine Powers and Cult Statues in Porphyry of Tyre – Irini-Fotini Viltanioti
4. Iamblichus on Divination: Divine Power and Human Intuition – Peter Struck
5. Powers and Poiesis: Statue Animation and Divine Manifestation in Proclus Diadochus’ Commentary on the Timaeus – Todd Krulak
6. The Sceptre and the Sickle: The Transmission of Divine Power in the Orphic Rhapsodies. – Marco Antonio Santamaría Alvarez
Section 2 – The Powers of God: from Philo of Alexandria to the Cappadocian Fathers
7. Divine Powers in Philo of Alexandria’s De opificio mundi – Baudouin Decharneux
8. The Self-giving Power of God: Dunamis in Early Christianity – Johathan Hill
9. The Power of God in some Early Christian Texts – Mark Edwards
10. Divine Power in Origen of Alexandria: Sources and Aftermath – Ilaria Ramelli
11. Powers and Properties in Basil of Caesarea’s Homiliae in Hexaemeron – Andrew Radde-Gallwitz
12. Gregory of Nyssa on the Creation of the World – Anna Marmodoro
Bibliography
Index Nominum et Rerum
Index Locorum
Notes
1. C. Bonnet, N. Belayche, M. Albert-Llorca, A. Avdeef, F. Massa, I. Slobodzianek (edd.), Puissances divines à l’épreuve du comparatisme : constructions, variations et réseaux relationnels, Turnhout: Brepols (Bibliothèque de l’École des Hautes Études/Sciences religieuses, 175), 2017.