L’édition du texte du De Clementia s’inscrit dans une double dynamique: d’une part, celle du regain d’intérêt que connaît ce traité de Sénèque depuis une quinzaine d’années comme en témoignent l’édition de François-Régis Chaumartin (Les Belles Lettres, C.U.F., 2005) et l’étude savante de Susanna Braund ( Seneca, De clementia, O.U.P., 2009) qui ont considérablement amélioré la qualité scientifique d’une approche jusque-là parcellaire, superficielle (Sénèque, De la Clémence, texte revu, accompagné d’une Introduction, d’un Commentaire et d’un Index Omnium Verborum, par Paul Faider, Charles Favez et Paul van de Woestijne, Bruges, De Tempel, 1950) voire douteuse (François Préchac, Les Belles Lettres, C.U.F., 1921); d’autre part, cette dernière constitue l’aboutissement de plus de vingt années de recherches universitaires menées par son auteur, Ermanno Malaspina, qui, en plus de divers articles portant sur ce sujet, publia un commentaire très complet du De Clementia (Edizioni dell’Orso, 2001; réédition 2004) qui fit l’objet d’un compte-rendu par Michael Winterbottom (BMCR 2001.08.08). La présente édition Teubner s’inscrit dans la continuité de son commentaire en premier lieu du point de vue méthodologique, c’est-à -dire en ce qui concerne l’examen critique du texte que caractérisent la rigueur et la minutie. S’agissant du contenu scientifique, l’auteur reprend globalement les thèses qu’il avait défendues dans son commentaire —et que résume Michael Winterbottom dans sa recension. Néanmoins il faut noter que l’édition Teubner présente, du point de vue paléographique et philologique, trois nouveautés : le réexamen du rapport existant entre les manuscrits N ( Nazarianus = Vaticanus Palatinus Lat. 1547) et R ( Reginensis = Codex Vaticanus Reginensis Lat. 1529), la réélaboration de l’apparat critique (plus riche que celui de l’édition dell’Orso) ainsi que certaines corrections textuelles destinées à améliorer la lecture du De clementia. Ces trois aspects, qui sont autant de choix éditoriaux opérés par l’auteur et explicités dans la praefatio, constituent les apports majeurs de l’édition Teubner.
Publié entre décembre 54 et décembre 56 (Teubner, p. VIII), le De clementia se présente comme un traité à fonction parénétique destiné à guider Néron sur la voie du bon gouvernement en le convaincant de pratiquer la clémence, élevée au rang de vertu cardinale. Mais à un moment où à Rome le stoïcisme apparaît comme lié par la figure de Caton aux valeurs républicaines, l’œuvre participe aussi d’un débat interne au Portique. Dans sa praefatio, l’auteur commence ainsi par quelques remarques de contextualisation historico-littéraire destinées à éclairer le lecteur et à constituer une courte synthèse de ce qu’il développe par ailleurs dans son commentaire nourri de l’œuvre. En substance, il pointe cette fonction parénétique du traité qu’il présente comme destiné à guider Néron, qui est en l’occurrence à la fois le dédicataire de l’œuvre et le destinataire des conseils, sur la voie d’un bon gouvernement—le De clementia étant avant tout un traité de philosophie politique relatif à la forme du principat (p. IX).
La suite de la préface se concentre essentiellement sur la textus historia qui conduit l’auteur à un examen codicologique portant d’abord sur les premiers manuscrits, à commencer par le N et le R, qu’il décrit et dont il retrace l’histoire tantôt en s’appuyant sur les éditeurs précédents (Gronovius, Gertz et Rossbach) tantôt en se distanciant d’eux (Hosius—contre l’avis duquel l’auteur pense qu’il est prouvé que rien de ce se trouve dans les manuscrits plus récents que R ne se trouvât pas déjà auparavant dans N). Par rapport aux pages 13 à 51 de l’édition dell’Orso dans laquelle l’auteur excluait la possibilité d’un « codex deperditus » entre N et R, cette hypothèse, dans la présente édition, lui semble acceptable. Cette possibilité rend plus logique la naissance de R en France, étant donné que tous ses traits sont français et que l’idée d’une naissance en Italie avait été formulée seulement parce que N est italien, et qui plus est formulée uniquement par une autorité comme Bernhard Bischoff. Une telle hypothèse, que l’on peut considérer comme plausible, éclaire d’un jour nouveau l’examen codicologique du De clementia en mettant en avant une strate textuelle supplémentaire.
La deuxième nouveauté est constituée par la réélaboration de l’apparat critique, qui, dans l’édition Teubner, est beaucoup plus consistant que celui accompagnant le texte de l’édition dell’Orso. L’auteur explique ce choix éditorial aux pages XXV à XXVII de la praefatio. Contrairement à l’apparat critique de l’édition dell’Orso qui se résume à l’essentiel des variantes significatives utiles à la bonne intelligence du texte (dans la mesure où la « Lista critica » de l’édition commentée recense à part les leçons des autres manuscrits), l’apparat Teubner contient en son sein les variantes orthographiques de N qui, dans l’édition dell’Orso, se trouvaient en appendice. Le choix de l’auteur d’ajouter des leçons qui ne servent pas à reconstruire le texte de Sénèque, mais plutôt la tradition manuscrite plus récente, peut sembler critiquable car nuisible à un suivi codicologique centré sur l’essentiel de la tradition. Nous adhérons néanmoins à cette méthode consistant en l’exposé exhaustif de l’ensemble des leçons dans la mesure où ce procédé permet au lecteur, peut-être rendu curieux, d’apprécier toute l’histoire critique à sa juste valeur (« (…) quia mihi utile videtur lectores curiosos in apparatu ipso saltem de magnis in historia critica ingeniis fieri certiores », p. XXVII). Cette évolution dans les principes d’ecdotique suivis par l’auteur, dans la mesure où elle renforce la rigueur scientifique de la présente édition, nous semble par conséquent positive.
Enfin, la liste des dix corrections textuelles (six dans le premier livre; quatre dans le second) dont l’auteur dresse la liste à la page XXIV de la praefatio (note 78) nécessitent un examen minutieux. Il est possible de classer le type de corrections qu’il opère principalement en deux grandes catégories: d’une part, la substitution d’un terme par un autre, fondée soit sur des rapprochements avec d’autres textes de Sénèque (I, VIII, 3; I, IX, 4), soit sur la fréquence d’emploi supérieure du nouveau terme suggéré (I, XIX, 3; I, XXII, 2) ; la simplification syntaxique (I, XX, 2; II, II, 1; II, VI, 1) d’autre part, et son corollaire l’ajout d’un membre de phrase destiné à assurer le bonne intelligence de la phrase (II, II, 2). Prenons quelques exemples convaincants : en I, VIII, 3, l’auteur reprend la conjecture d’Érasme en corrigeant « communis ipsa necessitas » en « communis ista necessitas » dans la mesure où il fait le rapprochement avec le vers 449 de la tragédie Hercules furens, « communis ista causa » ; de même, en I, IX, 4, il préfère la version de N 2, « pax parta est » (au lieu de « pax parata est »), en s’appuyant sur un passage de L’Apocoloquintose du divin Claude (X, 2) où se trouve une formulaire similaire: « In hoc terra marique pacem peperi? ». En I, XIX, 3, il remplace le verbe « aggerere » par « congerere »: une rapide vérification dans l’ Index verborum des Å“uvres philosophiques de Sénèque (Louis Delatte, Lucius Annaeus Seneca: Opera philosophica. Index verborum, listes de fréquence relevés grammaticaux (vol. 1), Hildesheim, Olms, 1981, p. 121) permet de constater que le verbe « aggerere » y figure en qualité d’ hapax alors que « congerere » est attesté par 34 occurrences. De même, en I, XXII, 2, l’auteur préfère la variante « raritas (animadversionum) » (proposée par M. D. Reeve) à « parcitas » dans la mesure où ce dernier terme est étranger à l’époque de Sénèque (« verbum a Senecae aetate alienum », p. 29). À ce premier type de corrections s’ajoutent celles qui se rapportent à des passages inintelligibles, considérés comme corrompus et non corrigés, comme par exemple la suppression de « ac » dans la formule de balancement « Adice quod sapiens (ac) providet et … ». La correction la plus surprenante concerne le passage II, I, 3 dans lequel l’auteur corrige, avec les manuscrits plus récents, le syntagme « in contionem (omnium mortalium) » (choix qu’il a justifié par une longue explication dans son édition dell’Orso, p. 379-380) en « in contione » : de l’accusatif à l’ablatif, le changement pourrait sembler mineur. Or, du point de vue du sens, cette nouvelle leçon favoriserait l’idée selon laquelle Sénèque annulerait la distance entre le prince et le peuple pour faire parler Néron à l’intérieur de l’assemblée du peuple (conjecture pourtant rejetée dans l’édition dell’Orso). Ce simple changement de cas modifie donc toute la signification à donner au passage. À l’exception de ce dernier exemple qui peut être considéré comme un revirement morphosyntaxique et sémantique inapproprié, les corrections opérées par l’auteur nous semblent justifiées car elles s’efforcent, en employant une méthode comparatiste et en garantissant une cohérence de lecture, de s’approcher au mieux de ce que fut le texte original du De clementia.
En définitive, dans cette édition scientifique transparaît clairement la profonde familiarité de l’auteur avec le traité de Sénèque, ce qui se traduit par une érudition maîtrisée et prospective ainsi que par une exploration méthodique du texte. Dans l’ensemble, l’édition Teubner fournit un instrument de très grande valeur, dont les principales vertus sont la clarté et la précision de l’introduction, la richesse de l’apparat critique ainsi que les corrections textuelles qui contribuent à une meilleure intelligence du texte. Ce nouvel ouvrage de l’auteur sur le De clementia vient donc compléter avantageusement le reste des études qu’il a déjà consacrées à ce traité en sorte que nul ne pourra plus prétendre étudier sérieusement le De clementia sans s’y référer.