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Mademoiselle Juliette Ernst, qui était pendant des décennies la cheville ouvrière de l’ Année philologique, se plaignait volontiers de la prolifération des ouvrages collectifs sans réel thème fédérateur. Elle n’aurait eu rien à redire aux mélanges offerts à Carlos Lévy: la plupart des collaborateurs se sont pliés au souhait des éditeurs et ont choisi un sujet de loin ou de près en relation avec un des domaines étudiés par l’ honorandus, dont l’œuvre abondante et riche a renouvelé nos connaissances en rhétorique et surtout en philosophie hellénistique.1 Quarante-quatre contributions, rédigées essentiellement en français (30), mais aussi en italien (10), anglais (3) ou allemand (1), illustrent le rayonnement international de Carlos Lévy.
Je me contente de signaler ici quelques articles qui m’ont particulièrement intéressé: un choix qui se veut subjectif et ne préjuge donc en rien de la qualité des autres contributions.
Dans “Métalepse” (p. 107-117), Pierre Chiron montre, à la suite de Michel Patillon, éditeur du corpus des rhéteurs grecs dans la collection Budé, comment la notion de métalepse est présentée d’une manière réductrice dans les manuels et dictionnaires modernes de rhétorique: le terme grec désigne non seulement un trope, mais aussi une stratégie argumentative: soit un état de cause à part qui consiste à soutenir l’irrecevabilité du procès, soit un procédé argumentatif qui consiste à mettre en cause l’exception invoquée par l’autre partie. L’auteur dénonce ainsi à juste titre un cas flagrant de uis inertiae in philologis : plus de 220 ans après la parution du lexique de la rhétorique grecque d’Ernesti, la richesse du terme est toujours ignorée par la plupart des prétendus spécialistes.
Charles Guérin, “Testimonium et parrhêsia : la véridiction testimoniale face à l’alèthurgie foucaldienne dans les tribunaux romains” (p. 137-149), part de l’interprétation par Michel Foucault de la parrhêsia antique, pour la comparer au dire-vrai du témoin cité dans un procès romain. Si l’un et l’autre court un danger, du moment que le dire-vrai risque de gêner un personnage influent, la différence tient essentiellement à l’absence relative de toute dimension rhétorique dans la déposition du témoin (pas d’argumentation ni d’exhortation, mais un récit neutre de ce qu’il a vu ou de ce qu’il sait) ainsi qu’au cadre d’énonciation (le témoin ne mène pas le débat, mais répond aux seules questions qu’on lui pose).
Dans “Le miroir et ses reflets de Plaute à Apulée : vérité ou illusion?” (p. 119-135), Géraldine Puccini réunit des réflexions de philosophes (Sénèque, Apulée) et de poètes (Ovide, auteurs comiques) sur l’ambiguïté du miroir, point de départ pour des interrogations sur l’identité et l’analogie. Elle étudie également les fonctions symboliques du miroir et le miroir en tant qu’instrument de la connaissance de soi. Dans la bibliographie, il manque le bel ouvrage de Einar Már Jónsson, Le miroir : naissance d’un genre littéraire (Paris, 1995).
Dans “Erwünschtes Irren : Überlegungen zu einem provozierenden Bekenntnis Ciceros” (p. 245-255), Woldemar Görler revient sur l’aveu déroutant de Cicéron dans Tusc. 1.39: errare … malo cum Platone … quam cum istis uera sentire. Il rappelle d’abord et à très juste titre qu’ errare ne signifie pas nécessairement “se tromper”, mais peut avoir le sens d’”être désorienté” ( ThLL ad loc.: de incerto iudicio) et que uera sentire, chose impossible pour un sceptique, est appliqué de manière ironique aux épicuriens ( isti, avec une connotation méprisante). Il faut voir dans cette affirmation un témoignage du déchirement de Cicéron, écartelé entre son scepticisme, son refus de céder avec témérité aux préjugés et souhaits subjectifs, et sa volonté de ne pas s’aligner sur les minuti philosophi, mais d’adhérer à une vision plus élevée et de ne pas se fermer à l’évidence immédiate, validée en plus par le consensus omnium.
Dans “Achille, meilleur rhéteur qu’Ulysse selon Epictète” (p. 447-463), Sophie Aubert-Baillot décrypte un passage d’Epictète ( Entret. 2.24.5) où le philosophe stoïcien, à partir sans doute d’ Il. IX,430-431, prétend voir en Achille un rhéteur supérieur à Ulysse ou Phénix. Selon S. Aubert-Baillot, la supériorité rhétorique d’Achille ne tient pas, aux yeux d’Epictète, à une éloquence stoïcienne : son jugement, plutôt ironique, renvoie dos à dos la rhétorique d’Ulysse, brillante mais incapable de convaincre son interlocuteur, et le franc-parler agressif et brutal d’Achille, une sorte d’anti-rhétorique, mais sans valeur pour la recherche de la vérité.
Il n’est question ni de vérité ni d’apparence dans la contribution par ailleurs riche et agréable à lire de Giovanna Galimberti-Biffino, “Presenza di Virgilio in Gellio” (p. 483-493) : des nombreux passages où Aulu-Gelle défend Virgile contre les critiques de certains grammairiens des Ier et IIe siècles, il ressort qu’il voit en lui un poète qui s’inscrit dans la tradition des ueteres, soucieux d’élégance ( euphonia) et se distinguant par son érudition ( doctissimus) ; Aulu-Gelle anticipe ainsi le jugement de Macrobe qui qualifie Virgile de doctissimus uates, qualificatif retenu par les auteurs du Moyen Âge.
Deux études portent sur des questions d’ecdotique. Le titre de l’excellente contribution de Giuseppina Magnaldi, “Verità e apparenza nella tradizione manoscritta di Apuleio filosofo” (p. 517-535) est certes un clin d’œil au thème fédérateur du volume, mais il s’agit en fait d’une solide étude de critique textuelle. Avec l’acribie et l’éloquence qu’on lui connaît, G. Magnaldi plaide pour une réhabilitation du manuscrit Bruxelles BR 10054-10056, dont l’importance pour l’établissement du texte des ouvrages philosophiques d’Apulée est certes connue depuis l’édition de P. Thomas, mais qui a été quelque peu négligé par les éditeurs récents. L’examen d’une dizaine de passages du De deo Socratis ou du De Platone permettent de conclure que ce manuscrit constitue une branche à part de la tradition, sans descendant direct, et qu’il a été copié sur un manuscrit en écriture continue par un scribe consciencieux, n’hésitant pas à transcrire fidèlement des mots dont le sens lui échappait, ce qui permet d’établir, à partir des leçons erronées, des conjectures précieuses.
Dans “Towards a stemma of the De finibus” (p. 223-244), Terence Hunt, fort de son expérience sur les manuscrits de Ac. 1, souvent présenté dans les manuscrits comme le livre VI de De Finibus, défend en gros le stemma établi par L.D. Reynolds, mais le complète avec les manuscrits inclus par C. Moreschini.
Dans “Antiochus d’Ascalon faisait-il de la politique?” (p. 193-209), Gilles Sauron, éminent spécialiste de l’art romain, évoque l’influence d’Antiochus sur l’élite cultivée du Sénat au lendemain de la restauration syllanienne. Il voit dans la reconstruction par le fils de Q. Lutatius Catulus, cos. 78, du temple de la triade capitoline, avec son toit doré, la mise en œuvre architecturale de métaphores faisant allusion à l’ordre cosmique remontant à Platon. Il y décèle le souci de faire prendre conscience aux jeunes nobiles de la nécessité d’un ordre social stable, comparable à la grandeur et suprématie de Rome sur le monde.
À travers une analyse des 27 lettres échangées en 43 entre Cicéron et Munatius Plancus, gouverneur de la Gaule chevelue, Jacques-Emmanuel Bernard, “L’imitation de la persona oratoire de Cicéron dans les lettres de L. Munatius Plancus” (p. 211-222), étudie le rôle que l’éloquence garde paradoxalement, du moins en termes de capital symbolique, dans cette guerre qui oppose le Sénat et les chefs des armées. L’auteur montre bien comme Munatius Plancus s’adapte aux attentes de son correspondant et se moule habilement dans le rôle que Cicéron lui destine, à la fois par le choix des valeurs invoquées ( grauitas, dignitas) et une elocutio proprement cicéronienne.
Dans “Perpetua’s missing husband : the psychology of a Christian convert” (p. 563-570), David Konstan s’interroge sur l’indifférence étonnante tant de Perpetua elle-même que de son mari vis-à-vis de leur fils: le père ne l’a apparemment pas revendiqué après leur rapide séparation et la mère, qui l’allaitait en prison, ne semble pas avoir nourri une grande affection maternelle, puisqu’elle dit avoir été soulagée de le confier à son grand-père, pourtant non converti au christianisme. Konstan explique sa séparation avec son mari par un possible refus, suite à sa conversion, de peu postérieure à son mariage, de continuer à avoir des relations sexuelles avec son mari et son manque de tendresse maternelle par son désintérêt pour la procréation ; elle y a substitué l’amour pour son jeune frère, décédé à l’âge de sept ans et, dans un songe, elle imagine avoir réussi à le sauver des flammes éternelles.
Les dernières contributions concernent la littérature latine de la Renaissance: Hélène Casanova-Robin traite de Cristoforo Landino, Laurence Boulègue de Pic de la Mirandole, Anne Raffarin d’Érasme et Anne et Stéphane Rolet de Jean Second.
Quelques questions: p. 589, “Le Stagirite, et avant lui, Calcidius…”: ne faut-il pas lire plutôt “après lui”; p. 631, nudus nuda poeta scripta n’est pas un chiasme.
Une omission curieuse: dans le relevé des contributeurs (p. 695-701), ont été omises les notices relatives à Laurence Boulègue, Laurence Pradelle et Gianmario Cattaneo.
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Avant-propos par Perrine Galand et Ermanno Malaspina
Bibliographie par Gianmario Cattaneo
Mauro Bonazzi, Platonismo e gnosticismo
Gualtiero Calboli, Le Cratyle et la question de l’énigme
Francisco L. Lisi, La notion de justice dans la Grande morale et chez Aristote. Une étude comparative
Alain Gigandet, Épicure, la philia et les philoi : un réexamen
Pierre Chiron, Métalepse
Géraldine Puccini, Le miroir et ses reflets, de Plaute à Apulée: vérité ou illusion?
Charles Guérin, Testimonium et Parrhesia : la véridiction testimoniale face à l’alèthurgie foucaldienne dans les tribunaux romains
Thomas Bénatouïl, La libre recherche de la vérité: la nouvelle académie à la lumière de la digression du Théètète
Alessandro Garcea, L’académicien Dion dans le De lingua latina de Varron: un témoignage négligé
Brigitte Pérez-Jean, Et pour Enésidème… le plaisir
Gilles Sauron, Antiochus d’Ascalon faisait-il de la politique?
Jacques-Emmanuel Bernard, L’imitation de la persona oratoire de Cicéron dans les lettres de L.Munatius Plancus
Terence Hunt, Towards a stemma of the De finibus : ‘ Melior interdum hic codex videtur quam esse credo ’
Woldemar Görler, Erwünschtes Irren. Überlegungen zu einem provozierenden Bekenntnis Ciceros
Jean-Baptiste Gourinat, Cicéron fondateur du probabilisme?: remarques sur l’emploi du terme probabilis chez Cicéron
Sabine Luciani, Levatio aegritudinum : consolation et vérité chez Cicéron
Béatrice Bakhouche, Le vocabulaire de l’âme: ΝΤΕΛΕΧΕΙΑ dans quelques textes latins
Évrard Delbey, Rhétorique et poétique des «couleurs» de la vérité: vérité et fiction: Cicéron, Quintilien, Horace
Francesca Calabi, Tra verità e apparenza: i sogni di Giuseppe in Filone di Alessandria
Gretchen Reydams-Schils, Philautia, self-knowledge, and oikeiôsis in Philo of Alexandria
Rita Degl’Innocenti Pierini, Fucata officia (Sen., Fr. 60 Vottero = 97 Haase): Seneca e le insidie delle false amicizie
Giovanna Garbarino, Meum opus es : il personaggio di Lucilio è un alter ego di Seneca?
Stefano Maso, Seneca: veritatis simplex oratio est
Giancarlo Mazzoli, Il vero e il falso bene. Le partes della retorica nel De beneficiis di Seneca
Anne Vial Logeay, Quelques remarques sur les sources du savoir: Sénèque (Q.N., VI,8) et Pline l’Ancien ( H.N., VI,181)
Mathieu Jacotot, Un monde d’apparences: l’histoire du lycanthrope dans le Satiricon (§61-62)
Nicolas Lévi, Quête philosophique de la vérité et symbolisme isiaque: quelques réflexions à partir du préambule du De Iside et Osiride de Plutarque
Aldo Setaioli, La filosofia a banchetto (Plut., quaest. conv., I,1; Macr., Sat.,VII,1,1)
Sophie Aubert-Baillot, Achille meilleur rhéteur qu’Ulysse selon Epictète: vérité ou apparence?
Andrea Balbo, Riflessioni su verità, menzogna (e apparenza) in Calpurnio Flacco
Giovanna Galimberti-Biffino, Presenza di Virgilio in Gellio: alle radici della sua fortuna letteraria
Mélanie Lucciano, La place de Socrate et de son Daimonion dans le De deo Socratis d’Apulée: une apparente insignifiance?
Giuseppina Magnaldi, Verità e apparenza nella tradizione manoscritta di Apuleio filosofo
François Prost, Apparence et vérité dans la première partie de l’ Apologie d’Apulée (§1-25)
Emidio Spinelli, ‘L’âme aussi est insaisissable…’ Sextus Empiricus et la question psychologique
David Konstan, Perpetua’s missing Husband: the Psychology of a Christian Convert
Jean-Baptiste Guillaumin, Représentation de l’univers et vérité astronomique dans les Noces de Philologie et Mercure de Martianus Capella
Alice Lamy, L’ontologie de la couleur ou la vérité de l’apparence. Note sur l’héritage optique platonicien au Moyen Âge
Laurence Pradelle, Ingens Aeneas ou l’ombre de Virgile entre Dante et Giotto
Émilie Séris, Nuda veritas : poétiques de la découverte à la Renaissance
Hélène Casanova-Robin, Falsa ficta iuvant. Plaisir de la fiction et quête de la vérité dans la poésie latine du Quattrocento, l’exemple de Cristoforo Landino
Laurence Boulègue, Le pré-scepticisme de Gianfrancesco Pico della Mirandola dans la Digressio de anima III
Anne Raffarin, Veritatis simplex oratio : vérité et apparence au regard de la ‘folie’ d’Érasme ( Éloge de la Folie et Adages)
Anne et Stéphane Rolet, La coupe d’Anacréon relue par Jean Second: vérité du vin et apparences de l’art
Notes
1. Voir notamment sa magistrale thèse de doctorat d’État: Cicero academicus : recherches sur les Académiques et la philosophie cicéronienne, Rome: École française de Rome, 1992, 712 p. (Publications de l’École française de Rome ; 162).