[Je présente tout d’abord mes excuses à l’auteur pour avoir tardé à livrer le compte-rendu de ce livre.]
L’étude de Henry John Walker consacrée aux dieux-jumeaux cavaliers dans les mythologies de l’Antiquité est fort riche et très intéressante, l’auteur consacrant des analyses approfondies et bien documentées sur un sujet vaste. Il s’agit en effet d’une gageure que d’étudier ainsi les différents aspects de ces figures ambiguës des mythologies de l’Inde védique et de la Grèce antique, sans pour autant verser dans un comparatisme simpliste. L’auteur étudie, dans la première partie de son ouvrage, les Aśvins, les dieux-jumeaux de l’Inde védique, et, dans une seconde partie, les Dioscures dans le monde grec.
Le livre est composé de sept chapitres d’inégale longueur (p. 1-191), d’une courte conclusion (p. 192-196), de copieuses notes (p. 197-254), d’une bibliographie composée de 197 titres (p. 255-263), et d’un index assez détaillé (p. 264-271).
Le premier chapitre (‘Horses, Twins and Gods’) (p. 1-31) est consacré à un certain nombre de mises au point. Ainsi, l’auteur rend compte des problèmes liés à la théorie du dioscurisme, développée au début du 20 ème siècle par Rendel Harris. Pour ce spécialiste des études bibliques, les cultes relatifs aux dieux-jumeaux auraient constitué la première religion de l’humanité. Disparue rapidement, celle-ci aurait ensuite donné vie à de nombreux mythes relatifs aux dieux-jumeaux. Henry John Walker constate le succès de la théorie du dioscurisme auprès de certains anthropologues et historiens des religions. Ceux-ci acceptent ainsi l’universalité des croyances relatives aux dieux-jumeaux, bien qu’elles soient très diverses (comme le remarque Walker, à l’appui notamment d’anthropologues étudiant les croyances africaines). Érigé en système par les successeurs de Harris, le dioscurisme s’appuie sur trois principes : la double-paternité des jumeaux, leur exclusion de la société, et leurs pouvoirs magiques. L’analyse scrupuleuse menée par Walker de ces trois éléments permet une critique du système du dioscurisme. En effet, observant les mythes védiques et grecs, il constate tout d’abord que la gémellité n’est pas liée à la double paternité d’un dieu et d’un humain. De même, concernant leur bannissement de la société : ni en Inde, ni en Grèce, l’on ne trouve une quelconque exclusion de jumeaux. Enfin Walker explique l’attribution de leurs pouvoirs magiques par le fait qu’ils sont des dieux, et non par leur gémellité.
Ensuite, Walker analyse les relations entre les mythes relatifs à ces dieux cavaliers et la domestication du cheval (aux alentours du 4 ème millénaire av. J.-C.). Il indique que les premiers cavaliers (l’équitation est née vers 3500 av. J.-C.) auraient été de jeunes hommes, dépendants, au statut social inférieur (parce qu’ils menaient des troupeaux de moutons, de bovins et de chevaux à l’instar de cowboys), à l’inverse des hommes adultes au statut social supérieur qui, eux, étaient davantage associés à l’usage de la charrerie (qui naît et se développe à partir de 2100 – 1800 av. J.-C. au sud de l’Oural). De ce fait, c’est dans ce contexte qu’auraient émergé les figures des dieux cavaliers et jeunes, qu’ils soient descendants de Dyaus en Inde, ou bien fils de Zeus dans le monde grec.
Enfin, Walker se pose la question des thèmes indo-européens dans l’histoire des dieux cavaliers. Rappelant les erreurs de Schlegel et critiquant de manière nuancée les apports de Dumézil à ce sujet, il attire l’attention sur le fait que l’étude des mythes doit aller au-delà des figures des rois-guerriers et des prêtres. L’objet de son livre vise, notamment, à se concentrer sur les cowboys et non sur leurs maîtres, et donc bien sur les particularités des dieux-cavaliers, et non sur celles d’Indra ou de Zeus.
Le deuxième chapitre s’intéresse la famille des Aśvins (p. 32-58). Ces dieux-cavaliers très populaires apparaissent pour la première fois dans des hymnes du Ṛgveda composés entre 1500 et 1200 av. J.-C. Ils sont proches des hommes, les aidant dans les difficultés et protégeant les plus faibles, à l’inverse d’Indra. Ils sont les dieux du matin et nés de la lumière du jour, c’est-à-dire de la déesse Uṣas (l’Aurore). Au 5 ème siècle av. J.-C., un savant indien, Yaska, a développé une théorie concernant la naissance de ces jumeaux et l’Aurore : pour Yaska, les Aśvins auraient eu un rôle majeur dans l’origine de l’Univers, l’un représentant l’Obscurité Humide, et l’autre la Lumière Chaude. Mais Walker montre qu’il s’agit là de spéculations qui oublient que les jumeaux sont indissociables.
Ensuite, l’auteur insiste sur le fait que les Aśvins sont issus d’un père et d’une mère (critiquant une nouvelle fois la théorie du dioscurisme) : Dyaus et Uṣas, et dans d’autres versions Vivasvant et Saraṇyu. Concernant ce dernier couple, un mythe raconte que Saraṇyu, voulant échapper à Vivasvant, s’était métamorphosée en jument. Celui-ci se changea en étalon et s’accoupla avec elle. C’est alors qu’elle donna naissance aux jumeaux. On ne peut qu’être frappé, avec Walker, du parallèle avec des histoires grecques similaires, ce qui l’incite à penser qu’il s’agit là d’un mythe ancien.
Le chapitre 3 (p. 57-85) étudie les Aśvins en tant que dieux sauveurs (‘Nasatyas – Saviour Gods’) dans le Ṛgveda. L’analyse, encore une fois très précise, permet de montrer que les Aśvins sont proches des hommes, par leur naissance certes, mais aussi par leurs actions. Ils apparaissent bien comme des sauveurs, et comme des médecins, procurant des remèdes contre le vieil âge et la mort. Par là-même, ils sont donc respectés autant que les autres dieux : les médecins, en effet, sont considérés comme des brahmanes.
Le chapitre 4 (p. 86- 125) analyse les Aśvins dans le rituel védique. Ces dieux-jumeaux sont associés à différents rituels, que Walker détaille très clairement : par exemple, les Aśvins recevant en offrande du jus de soma, cette boisson enivrante composé du suc issu du pressurage de la plante du même nom. Avec l’observation de ces différents rituels, les Aśvins apparaissent comme des experts en la matière.
Quittant l’Inde védique, le chapitre 5 étudie le culte des Dioscures dans le monde grec (p. 126-147). Walker prend le temps de rappeler la place importante des dieux-jumeaux à Sparte, faisant le rapprochement entre les rites d’initiation et les jeunes ( kouroi) Castor et Pollux, mais évoquant aussi le fait que ceux-ci étaient liés aux rois spartiates. Dans cette cité, les Dioscures interviennent dans les affaires humaines, que cela soit dans un cadre militaire, ou dans celui de l’hospitalité. Dans le monde grec en général, les Jumeaux sont invités au banquet ( theoxenia), dans lequel ils font figure de véritables hôtes. Ils peuvent par ailleurs apparaître comme des sauveurs ( Sôteres), lors des batailles ou bien lors de naufrages.
Le chapitre 6, très stimulant, est consacré à l’étude des différents mythes concernant les Dioscures (p. 148-180). Il s’agit de montrer l’ambiguïté ontologique des dieux-jumeaux par l’analyse de leur statut, de leur parenté, de leur lien avec leur sœur Hélène et avec les chevaux dans la mythologie. Faisant siens les propos de W. Burkert à leur sujet, Walker montre qu’ils oscillent entre le domaine chthonien et le domaine divin, ce qui leur donne des pouvoirs particuliers. L’analyse très précise de la naissance d’Hélène, et en particulier d’une version hellénistique qui indique que Castor et Pollux sont nés dans un œuf, tandis que leur sœur Hélène est née dans un autre œuf, avec Clytemnestre (leur mère Léda s’étant unie non seulement avec Tyndare, mais aussi avec Zeus métamorphosé en cygne), offre au lecteur de remarquables pages sur les conceptions grecques touchant à la naissance, la gémellité et l’autochthonie. Walker constate ainsi les liens profonds entre la violence des dieux Olympiens et la naissance des Dioscures : « The god Poseidôn violates an outraged goddess or the earth itself and produces the first horse. The god Zeus violates a goddess of outrage and produces Helenê. The Dioskouroi will end up being the gods of the horse and the brothers of Helenê, benevolent saviours strangely connected with deeds of primitive savagery by Olympian gods” (p. 162). Il fait par ailleurs la remarque que si les Aśvins sont indissociables, les Dioscures connaissent, eux, une forme d’individualisation : Castor est un héros mortel, alors que Pollux bénéficie de l’immortalité – autre aspect de leur ambiguïté.
Le dernier chapitre, assez court (p. 181-191) évoque comment le culte des Dioscures s’est établi en Italie. Populaire en Grande-Grèce depuis le milieu du 6 ème siècle av. J.-C., il se développe en Étrurie à la fin de ce siècle. Dans le Latium, les dieux-jumeaux sont assimilés aux Pénates. Ils sont introduits à Rome au 5 ème siècle av. J.-C. : en 484, un temple leur est dédié sur le forum. Ils sont honorés comme étant les dieux des cavaliers, mais ils prennent aussi une place importante auprès du peuple de Rome. Leur popularité ne s’est pas démentie jusqu’au 5 ème siècle de notre ère.
La conclusion permet de faire la synthèse de toutes ces riches analyses : les cavaliers-jumeaux en Inde et dans le monde grec sont à la fois dieux et jeunes, proches des hommes et pas tout à fait dieux, dans cet entre-deux qui fait leur spécificité.
Si on peut regretter l’absence de figures qui auraient permis de mieux illustrer les analyses des représentations figurées, le livre de Henry John Walker est un travail de grande qualité, composé de réflexions denses et fort stimulantes pour qui s’intéresse aux mythologies indienne et grecque.