Suite au décès de Drusilla en 38 ap. J.-C., le Sénat décrète que des honneurs divins lui soient rendus. Cette divinisation représente le point d’orgue d’une gradation d’honneurs exceptionnels attribués aux membres défunts de la famille impériale depuis le début du principat. Bien que la diffusion de son culte aux provinces soit extrêmement restreinte, pour des raisons politiques évidentes, l’apothéose de la sœur du prince ouvre la voie à une divinisation officielle des membres de la famille impériale. C’est précisément l’établissement de ce processus à Rome et sa diffusion dans les provinces occidentales que Gwynaeth McIntyre, docteur en histoire ancienne, se propose d’étudier. Son ouvrage est le fruit d’une thèse de doctorat réalisée sous la direction de Greg Woolf et Jill Harries à l’Université St Andrews (Écosse). L’auteur propose une réflexion sur les constructions idéologiques et religieuses autour de la famille du prince pour comprendre son utilisation comme source de légitimation du pouvoir impérial.
L’objectif principal est d’observer comment la mise en avant de la famille impériale et la diffusion des cultes qui lui sont attachés permettent une structuration de la société, à la fois d’un point de vue politique, religieux et social. Cet ouvrage s’intègre donc dans une historiographie renouvelée depuis les travaux de Simon Price,1 sur les relations de pouvoir entre l’empereur et les cités dans le dialogue ouvert par le procédé cultuel. Sous plusieurs aspects, la construction du discours se rapproche du modèle proposé par Ittai Gradel en 2002. 2 La réflexion se fonde sur un corpus restreint de prêtrises vouées aux membres de la famille impériale divinisés, tandis que l’argumentaire s’appuie sur le commentaire des documents les plus discutés par l’historiographie. Cependant, l’analyse des sources s’appuie autant que possible sur des recherches récentes telles que l’ouvrage de M. Koortbojian (2013) sur la divinisation de César. L’auteur inscrit son étude dans la continuité des travaux récents sur la famille impériale, comme les réflexions de Z. Várhelyi (2010) et E. Hemelrijk (2005-2015) sur les prêtrises consacrées aux divers cultes impériaux, ou de C. Noreña (2011) sur l’importance à l’échelle locale de l’idéologie liée à la famille du prince. 3 La nouveauté repose sur une analyse des sources par le prisme de la famille impériale, prolongeant ainsi les thèmes d’une bibliographie plus communément centrée sur l’image de l’empereur.
Les objectifs de l’étude sont clairement exposés dès l’introduction. L’intérêt principal de la réflexion est de comprendre comment se développent et se diffusent les cultes des membres de la famille impériale à travers les provinces de l’Occident romain. L’auteur centre son propos sur les individus officiellement divinisés, laissant de côté le culte de la famille impériale pensé comme un tout, sans distinction de ses différents membres. Le discours prend en considération deux aspects essentiels de la relation de pouvoir qui s’établit entre la maison du prince et les communautés provinciales. Le premier tend à définir comment le pouvoir central développe des honneurs spécifiques pour mettre en avant les membres de la famille impériale et appuyer à la fois le prestige de cette gens, mais également légitimer le pouvoir de l’empereur régnant. Le second ouvre la recherche sur la réception de cette idéologie par les communautés civiques, en questionnant les attentes des élites provinciales lorsqu’elles choisissent d’établir au sein de leur cité des honneurs à destination de la famille impériale.
La zone géographique circonscrite pour l’étude englobe les provinces occidentales aux corpus documentaires les plus fournis, à savoir les Trois Gaules et la Narbonnaise, les Hispanies et les provinces africaines. Pour répondre à sa problématique sur la diffusion à l’échelle municipale du culte de la famille impériale, l’auteur organise son ouvrage selon cinq axes. Le premier a pour objectif de définir la nature des honneurs mis en place au début de la période impériale. Le second discute de la première forme prise par le culte de la famille du prince au moment de sa diffusion dans les provinces, à travers l’analyse des prêtrises consacrées au culte d’un des membres de son vivant. Le cœur de la réflexion débute à partir du troisième chapitre par l’analyse des sacerdoces attachés au culte des diui, tandis que le quatrième chapitre offre le pendant féminin de la réflexion, par un questionnement sur les prêtresses des diuae. Enfin une dernière partie se concentre sur une organisation particulière, les augustales, qui aurait pu participer à la promotion provinciale du culte de la famille impériale.
Le premier chapitre met en exergue les mécanismes de diffusion permettant l’établissement d’un culte voué à la famille impériale, de la création des honneurs à Rome à leur réception par les élites provinciales. L’auteur s’appuie sur trois dossiers pour illustrer ce processus. Le premier discute de la gradation des honneurs attribués à César à partir des listes établis par les auteurs anciens. L’accumulation de ces privilèges octroyés par les élites romaines constitue un répertoire essentiel pour comprendre l’évolution des hommages adressés aux membres suivants de la famille impériale. C’est ce que tend à démontrer l’étude du second dossier en présentant les honneurs funèbres que reçurent Caius et Lucius César à Pise. Pour l’auteur, la cité pisane décide de commémorer la mort des deux princes en développant un langage original, ne s’inspirant que partiellement du sénatus-consulte de Rome. Le troisième dossier approfondit cette réflexion sur l’autonomie des cités concernant les honneurs exceptionnels accordés au prince et à sa famille. A travers deux requêtes réalisées par le centre provincial de Tarragone pour la construction d’un temple voué au culte impérial, l’auteur montre que l’accord ou le refus du prince se limite à la seule communauté, rejetant peut-être à tort la notion de « guideline » proposée par D. Fishwick. Finalement ces premiers stades de développement permettent aux communautés à travers l’empire de définir les dynamiques du pouvoir impérial et la place des individus dans cette structure.
Le chapitre 2 se concentre sur le culte des membres de la famille impériale honorés de leur vivant. À travers une présentation des honneurs, divins ou non, attribués à Germanicus et Drusus dans les provinces et des prêtrises qui leur sont dévolues, l’auteur met en avant la part importante prise par la promotion de la famille impériale dans l’idéologie du prince. Dans chaque cas, ce n’était pas seulement l’individu qui était honoré mais aussi l’empereur régnant et sa famille dans son ensemble. La fondation de ces cultes était une solution des communautés pour se connecter au centre du pouvoir. Cette initiative locale se retrouve par l’établissement, notamment en Espagne, des cultes refusés par Tibère dans la requête étudiée au chapitre précédent. Pour tenter d’obtenir l’attention et les bienfaits de la famille impériale, les élites des cités intègrent les nouveaux protagonistes du pouvoir au culte impérial local. Ainsi, l’auteur voit dans la course aux honneurs et l’accaparement des prêtrises civiques par une même famille un miroir de la structure du pouvoir impérial à l’échelle municipale.
Le chapitre 3 entre dans le cœur du sujet, en centrant le propos sur la problématique principale de l’ouvrage, la transmission du culte romain des diui aux provinces occidentales. Après une discussion qui arrive tardivement sur la différence entre flamen et sacerdos, et après plusieurs erreurs formelles dans les tableaux de synthèse (inversion des prêtrises entre la Narbonnaise et les 3 Gaules dans le tab. 1 et absence des flamini diui Augusti de Narbonnaise dans le tab. 2), l’auteur détaille successivement les prêtrises des diui de Tarragone et d’Afrique proconsulaire. Elle analyse ensuite la liste de diffusion des diui au sein des cités. L’enquête est complétée par une étude des autels et lieux de culte consacrés aux individus divinisés. Enfin, l’auteur propose une mise en relation des prêtrises et des lieux de culte à Lepcis Magna pour comprendre l’adaptation spécifique des honneurs dans la cité. On regrettera, à ce titre, que l’ouvrage n’ait pas offert davantage de dossiers aussi complets que ce dernier, dossiers qui pourtant existent dans la zone étudiée.
Le chapitre 4 se concentre sur la transmission du culte des diuae dans les provinces. Après une discussion sur les rares attestations des cultes consacrés aux diuae dans les provinces, l’auteur propose une réflexion intéressante sur le statut de la prêtresse au sein de la cité et l’intérêt d’obtenir cette charge honorifique pour les femmes qui ne peuvent pas prendre part à la vie politique.
Le dernier chapitre présente le développement et la diffusion du culte de la famille impériale à travers les dédicaces réalisées par le groupe des augustales. Malgré des débats sur les relations existant entre les augustales et le culte impérial,4 la présentation permet d’observer le recours à l’image de la famille impériale par une association municipale lors de la dédicace des monuments offerts par des membres du groupe. Il en résulte que la référence au prince et à sa famille est un élément important de la vie politique et religieuse des cités.
Un épilogue présente la persistance du culte impérial en Afrique du Nord à l’Antiquité tardive. L’intérêt est de montrer que malgré les évolutions de la pratique, la place du prêtre dans la communauté civique reste inchangée. Les hommages rendus à la famille impériale sont toujours un élément central de la promotion politique et de l’accroissement du prestige des individus et de leur famille au sein de la cité.
La réflexion menée tout au long de l’ouvrage sur la famille impériale met en exergue son rôle central à la fois dans le développement du culte impérial, mais également dans la définition et l’évolution de la structure du pouvoir. L’auteur présente ainsi la construction en miroir de l’organisation civique par rapport à celle de la famille impériale. Son argumentation permet ainsi d’étendre les relations de pouvoir, non pas au seul dialogue entre l’empereur et les cités, mais aussi à l’ensemble de la famille impériale.
Cependant, la construction du discours souffre de certains manques. On regrettera notamment, sous couvert d’étudier les échanges entre le centre et les périphéries, l’absence de discussion sur la nature des divinités honorées dans les cultes municipaux des membres de la famille impériale : honorait-on le personnage en adressant des sacrifices à son genius ou à son numen; recevait-il à l’échelle locale des hommages divins de son vivant ou après sa mort ? Le laconisme des titulatures sacerdotales mériterait une discussion plus approfondie sur ces questions. De plus, le corpus des prêtrises est utilisé comme le support à un discours, qui s’écarte souvent des limites fixées par le sujet, plutôt que comme le cœur même de la recherche. L’auteur gagnerait à présent à prolonger l’étude du corpus, en proposant une analyse systématique du droit des cités en fonction du type de culte et une prosopographie des prêtres. Enfin, il est dommage que la bibliographie française se limite aux ouvrages cités par D. Fishwick, oubliant ainsi les recherches récentes sur le sujet, particulièrement les réflexions de J. Scheid sur le culte impérial, de F. Hurlet sur la diffusion de l’idéologie liée à la famille impériale et celles d’E. Rosso sur l’image de l’empereur et de sa famille. 5 En conclusion et malgré quelques manques évidents, l’ouvrage offre une approche intéressante pour aborder la question des relations de pouvoir entre les communautés et Rome ainsi que la place accordée à la famille impériale dans la création de l’idéologie du prince et de son pouvoir.
Notes
1. S. Price, Rituals and Power, The Roman Imperial Cult in Asia Minor, Cambridge, 1984.
2. I. Gradel, Emperor Worship and Roman Religion, Clarendon Press, Oxford, 2002.
3. Z. Várhelyi, The Religion of Senators in the Roman Empire : Power and the Beyond. Cambridge: Cambridge University Press, 2010. Concernant E. Hemelrijk, voir l’ensemble des articles sur les femmes et la religion depuis 2005 jusqu’à 2015 et plus particulièrement : E. Hemelrijk, « Local Empresses : Priestesses of the Imperial Cult in the Cities of the Latin West », Phoenix, 61, 2007, p.318-349. C. Noreña, Imperial Ideals in the Roman West : Representation, Cicrculation, Power. Cambridge: Cambridge University Press, 2011.
4. On pensera notamment à l’article de F. Van Haeperen paru en 2016, après la sortie de l’ouvrage de G. McIntyre, qui remet en cause l’attachement des augustales au culte impérial, leur attribuant l’organisation des ludi augustales. F. Van Haeperen, « Origine et fonctions des augustales (12 av. n.è. – 37), Nouvelles hypothèses », in : L’Antiquité classique, 85, 2016, 127-152.
5. J. Scheid, « Sacrifier pour l’Empereur, sacrifier à l’Empereur», Résumé et travaux de 2005-2006, Collège de France, Paris, 2007 ; F. Hurlet, « Les modalités de la diffusion et de la réception de l’image et de l’idéologie impériale en Occident sous le Haut-Empire », In : La transmission de l’idéologie impériale, Ausonius, Paris, 2007, p. 49- 68 ; E. Rosso, L’image de l’empereur en Gaule romaine, CTHS, Paris 2006.