Ce livre prolonge et élargit une dissertation dirigée par Wilfried Stroh et présentée en 2012 devant l’Université de Munich. Dans une brève introduction (pp. 13-22), Verena Schulz explique que ce domaine de recherches n’a pas fait l’objet d’un exposé systématique depuis le livre de A. Krumbacher (1920) dont l’objectif essentiel était la formation des orateurs et son histoire. Le chapitre 2 (pp. 23-83) est consacré à la physiologie de la voix et à ses représentations chez les philosophes, médecins et grammairiens, de Platon à Isidore de Séville, avant d’évoquer brièvement les théories modernes.
Le chapitre 3 (pp. 84-176) présente le développement historique de la rhétorique des Anciens, d’Isocrate à Alcuin. Les notices sont plus ou moins amples et proportionnées à l’importance de chaque auteur. La rhétorique est examinée d’un double point de vue, celui de la théorie et celui d’une bonne pratique qui suppose au préalable que les futurs orateurs se soumettent à des exercices formateurs. Les pages 178-184, bien qu’elles soient présentées comme digressives, traitent des propriétés de la voix et du vocabulaire relatif aux notions d’intensité ou volume ( Lautstärke), et de hauteur ( Tonhöhe) de la voix, déjà présentes dans ce qui précède (3.2.2 : Cicéron) si bien que le lecteur se demande si ces « digressions » ne devraient pas être placées dans la continuité du chapitre 2.
Le chapitre 4 (pp. 185-350), le plus long du livre, constitue un commentaire continu et systématique des deux sources que Schulz considère à juste titre comme les deux sources essentielles de son enquête, telle qu’elle l’a délimitée, la Rhétorique à Herennius (3,11,19-3,14,25), dont l’attribution et la datation par rapport avec Cicéron ne sont pas assurées, et l’ Institution oratoire de Quintilien (11,3, 14-65).
Les conclusions sont rassemblées dans le chapitre 5 (pp. 351-376) : rétrospective historique, récapitulation thématique, relation entre rhétorique et savoirs connexes (grammaire, art dramatique, musique, médecine).
Suivent une bibliographie raisonnée, un index des noms de personnes (pas seulement les écrivains), un index des notions, un index des mots grecs et un index des mots latins relatifs à la voix. Un système de références croisées d’un index à l’autre renforce encore l’utilité du livre.
En effet, ce livre dont l’acribie philologique est remarquable, propose au fur et à mesure une traduction des termes latins et grecs, qui se correspondent bien souvent d’une langue à l’autre, sans en rejeter la transcription dans les notes de bas de page. Schulz prend en compte les traductions antérieures et n’hésite pas à les critiquer vigoureusement quand elle le juge nécessaire. Elle nous fait assister à l’émergence d’une terminologie technique et scientifique, qui pourtant ne parvient pas à faire oublier son origine métaphorique, et décrit avec une grande précision les analogies qui relient les phénomènes naturels et la perception des propriétés de la voix, ou les différents modes de perception sensorielles (synesthésie). Mais c’est précisément la perception complexe et indéfinissable de la voix qui rend difficile l’élaboration d’une théorie « claire » de la voix et de sa pronuntiatio (cf. Rhet. Her. 3, 11, 19, cité p. 352 : de voce et vultu et gestu dilucide scribi). Dès la page 13, apparaît un enchaînement ὑπόκρισις/ actio/pronuntiatio /Vortrag. Or, il suffit de consulter les dictionnaires pour se rendre compte que le mot Vortrag est polysémique et que, selon les cas, il correspond à des productions oratoires particulières (exposé, conférence) ou à des notions linguistiques à la fois distinctes et corrélées (discours, énonciation, performance). Mais il s’agit toujours de la voix portée par un locuteur et dirigée vers un auditeur-interlocuteur (cf. la théorie du προφορικὸς λόγος). Bien que Démosthène soit en somme la figure de proue, puisqu’il est représenté sur la première de couverture qui renvoie à l’anecdote rapportée notamment dans le De oratore, le commentaire des textes grecs a moins d’ampleur que celui des textes latins. Mais les hellénistes ne doivent pas s’en offusquer, puisque les Latins se différencient des Grecs en mettant l’accent sur la pratique : « Das Interesse an einer praxisorientierten Grundlegung des rhetorischenVortrags zeigt sich nach dem Auctor ad Herennium dann erst wieder bei Quintilian und erreicht mit ihm seinen Höhepunkt » (p. 355). Dans cette perspective, il est aisé de comprendre pourquoi Platon, dont les préoccupations sont d’un autre ordre puisqu’il recherche avant tout ce que pourrait être une bonne rhétorique dans une cité qui parlerait d’une même voix, retient aussi peu l’attention. Dans ce livre, il n’est question ni de la présence de Platon dans la doxographie ou dans les commentaires du Timée, ni des réinterprétations de la philosophie platonicienne. Certains passages de Philon d’Alexandrie (cf. Vie de Moïse, I, 83 et 162 et II, 187; De l’agriculture, 52-53), d’Hermogène de Tarse ( Formes du discours, 2, 7: le σχετλιασμός) ou des auteurs chrétiens qui écrivent en grec (Clément d’Alexandrie Strom., I, 6, 36 ; VI, 9, 74 ; Protr., I, 4, 2 ; II, 37,1) pourraient être cités pour illustrer la survie des questions topiques (physiologie de la voix, émotions, voix intérieure). En revanche, Hippocrate (pp. 35-36, 177, 198), Aristote, Denys d’Halicarnasse (pp. 144-150) et Galien font l’objet de commentaires suffisamment précis. Cassius Longinus (pp. 162-168, 356) est mieux traité qu’Hermagoras de Temnos et Démétrius de Phalère qui ne font l’objet que de brèves mentions.
Voici les questions fondamentales qui sont traitées de manière récurrente et progressivement approfondie :
– la physiologie de l’appareil phonatoire souvent comparé à un instrument de musique (pp. 26-49, 303, et s.v. Instrument, Luftröhre). Le chapitre 8 du De anima d’Aristote (du son au discours articulé et signifiant), ainsi que les passages relatifs à la différenciation de la voix ( De generatione animalium et le De audibilibus sont examinés. Suivent de brèves notices qui nous conduisent du corpus hippocratique à Galien, en passant notamment par les atomistes et les Stoïciens.
– le rapport complexe entre intensité et hauteur ( Lautstärke/Tonhöhe : pp. 15, 49, 178-184) et, plus largement, tout ce qui relève de la modulation de la voix mise au service de l’accomplissement des officia oratoris (la triade docere, conciliare/delectare, movere). Cette souplesse de la voix ( Geschmeidgkeit/ modulatio/ mollitudo/ varietas) lui permet de s’adapter aux parties du discours, de se concilier la bienveillance des auditeurs en donnant une bonne impression de son ethos et de susciter chez eux des affects ( pathos) qui correspondent à ceux que l’orateur éprouve ou feint d’éprouver (notamment pp. 14, 144-146, 174, 196, 309).
– la complémentarité des dispositions naturelles, des modèles concrets proposés par les maîtres, de l’hygiène (nourriture, sexe) et des exercices qui permettent de soigner et d’améliorer la voix ( phonascus : pp. 50-66, 255 sq., 263 sq.).
– la pertinence des rapprochements entre l’art oratoire et le métier d’acteur (pp. 21, 51-59, et toutes les références dans l’index, s.v. Schauspieler), ou entre l’art oratoire, en tant que cantus obscurior, le chant et la musique (pp. 330-338, 369 sq.).
Ce que nous propose Verena Schulz ne relève ni de la philosophie, ni des sciences du langage. Cependant, son livre n’est pas seulement un dossier philologique bien construit et fondé sur une érudition solide, dans la lignée des meilleurs travaux de romanistique.1 Linguistes et philosophes disposeront d’une « base de données » pour étayer leurs analyses. Bien que Verena Schulz respecte scrupuleusement les limites qu’elle s’assigne et qu’il faille en tenir compte pour apprécier son enquête comme elle le mérite, son livre est un bon témoin de l’intérêt renouvelé pour certains aspects de la rhétorique des Anciens, notamment l’éternel conflit entre rhétorique et philosophie (ou histoire), les réflexions sur l’oralité et l’écriture, la communication non parlée, et précisément l’ actio, parce que la réflexion sur le langage, après quelques décennies de théorie linguistique et littéraire marquées par un certain formalisme, redécouvre, semble-t-il, le corps, le rapport au monde, les données sensorielles et la dimension pragmatique du discours oral et écrit.2
Nous n’avons relevé qu’un très petit nombre d’erreurs:
– p. 143 (ligne 14) : écrire ὑπόκρισις.
– p. 191 (ligne 19) : écrire dividitur igitur pronuntiatio.
– p. 205 (ligne 8) : écrire ῥήγματα.
– p. 226 (ligne 9) : écrire vocal.
– p. 248 (ligne 31) : écrire αὐλός.
– p. 349 (ligne 4) : écrire adhortationibus.
– p. 352 (ligne 34) : écrire geglaubt.
Notes
1. Nous nous permettons de regretter que la science française ne soit pas plus présente : les travaux sur la médecine grecque d’Hippocrate à Galien, p.e. l’édition Jouanna du traité Chairs, les travaux de Florence Dupont dont L’orateur sans visage : Essai sur l’acteur romain et son masque, Paris, 2000) traite, de manière originale, des rapports et des différences entre ὑπόκρισις et actio, Laurent Pernot, Pierre Chiron, Michel Patillon. C’est aussi le cas de Françoise Desbordes, Idées grecques et romaines sur le langage, ENS Éditions, Lyon, 2007, notamment la vox scriptilis / vox confusa chez Varron, et les virtutes orationis chez les Grecs et les Latins. Voir aussi W. W. Fortenbaugh, D. Mirhady (éd.), Peripatetic Rhetoric after Aristotle, New Brunswick-Londres, 1994, un livre un peu plus ancien que d’autres titres de Fortenbaugh pris en considération.
2. Voir mon essai, Les Routes de la voix. L’Antiquité grecque et le mystère de la voix, Les Belles Lettres, Paris, 2013. Signalons la publication prochaine des Actes d’un colloque organisé par Anne-Isabelle Bouton-Touboulic qui m’a permis de rencontrer Verena Schulz (Université Lille III, novembre 2014), sous le tire Magna voce. Effets et pouvoirs de la voix dans la philosophie et la littérature antiques. Puisque le nom de L. Calboli Montefusco est souvent cité, signalons le livre dirigé par B. Cassin, La rhétorique au miroir de la philosophie. Définitions philosophiques et définitions rhétoriques de la rhétorique, Paris, Vrin, 2015, et Rhetorical Arguments. Essays in Honour of Lucia Calboli Montefusco, edd. M. S. Celentano, P. Chiron et P. Mack, Georg Olms Verlag, 2015.