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Un siècle après la quatrième édition du cours de Cagnat,1 Christer Bruun et Jonathan Edmondson ont réuni 26 collaborateurs pour ce volume de 900 pages, en trois sections, 35 chapitres, sept appendices et deux indices, avec 154 figures, deux cartes et 31 tableaux. Intitulé “Manuel d’épigraphie romaine,” l’ouvrage représente une synthèse, pour tout lecteur averti et débutant, rendant compte de la nature et de la richesse de la documentation épigraphique pour l’histoire de Rome et du monde romain, dès origines de la cité au début du VIIe siècle (p. 387, lettre de Grégoire le Grand du 22 janvier 604). Cette somme représente les connaissances actuelles dans les domaines pour lesquels les inscriptions représentent un apport essentiel, ce que reflètent les bibliographies de chaque chapitre, qui sont généralement très complètes.
Une présentation succincte de l’ouvrage (I) sera suivie par deux séries de réflexions portant sur le monde de l’épigraphie romaine (II), puis sur les ressources de l’épigraphie pour la connaissance du monde romain (III) ou, pour le dire comme les éditeurs, afin de “reconstruire le monde romain.”
(I) Je commence par résumer la structure de l’ouvrage. Une première partie prolonge les attendus développés par les éditeurs dans leur préface et chapitre consacré à “l’épigraphiste au travail” (p. IX-XII & 3-20), en insistant sur la méthodologie et l’histoire de la discipline (p. 1-85). Elle comprend cinq chapitres et couvre, des prémices médiévales et modernes aux ressources numériques disponibles sur la toile—outre le chapitre 5, p. 78-85, signalons l’appendice VII (p. 815-816) qui fournit une liste des principaux sites disponibles—, une période de renouvellement de l’approche du document épigraphique. Trois chapitres, constituant une courte deuxième partie (p. 87-148), complètent cette première approche des aperçus sur l’épigraphie: de la typologie des inscriptions aux méthodes de production de ces dernières et à une utile mise au point sur ce que MacMullen avait défini comme l’“Epigraphic Habit.”2 L’essentiel du volume (plus de 600 pages) correspond donc à une troisième partie, traitant de cette “reconstruction” du monde romain à partir des données épigraphiques en quatre temps —vie publique, religion, vie sociale et économique, vie culturelle— en 27 chapitres (p. 149-752). Les sept appendices (p. 785-816) abordent les conventions et abréviations, l’onomastique, les liens de parenté, les tribus et les nombres, ainsi que les sites internet déjà mentionnés. Deux index (des sources et général, p. 821-888) viennent compléter l’ensemble afin de rendre son utilisation aisée pour tout public.
(II) Assurément, le “monde de l’épigraphie romaine” est fort bien illustré par cet imposant volume et l’ensemble de ses contributions. Tout d’abord, la prise en compte d’un monde pluriel, une diversité sociale, politique, culturelle et religieuse que tout lecteur peut appréhender par les exemples commentés. La pluralité linguistique est le premier enjeu d’une évolution des conceptions des épigraphistes, qui fut appelée de ses vœux par Fergus Millar et que la publication récente du corpus des inscriptions de Palestine vient affirmer de manière éclatante.3 Afficher l’identité “romaine,” et non “latine,” du propos, c’est rappeler au-delà du bilinguisme d’en empire “gréco-romain,” la permanence de pratiques linguistiques multiples que les inscriptions viennent attester, avec des variations dans le temps et dans l’espace: certains thèmes sont donc volontairement traités en deux temps, afin de rendre compte des documentations disponibles (pour les élites ou la religion, chap. 12-13 & 19-20); tandis que la dernière section de l’ouvrage met directement l’accent sur ces phénomènes, en proposant une étude sur les langues locales en Italie4 et dans l’Occident romain (chap. 32). La mention de la découverte récente (1991) d’une nouvelle langue “calabraise” (le cippus de Tortora), ou celle des inscriptions multilingues ouvrent des perspectives permettant de redonner du contenu aux débats sur la “romanisation” en cours dans le monde romain impérial.
Le travail concret de l’épigraphiste est illustré par les différents chapitres et les exemples commentés: depuis les principes de l’autopsie imposée par Mommsen pour le Corpus Inscriptionum Latinarum jusqu’à l’utilisation récente et plus systématique de photographies (cf. les suppléments au volume VI).5 Un exemple significatif pourrait être l’analyse comparée des éditions des Res Gestae Divi Augusti, depuis Mommsen ou Gagé jusqu’aux volumes parus depuis 2007. Une excellente leçon pratique d’épigraphie pourrait être ainsi livrée.6 Les questions essentielles de la typologie des inscriptions (chap. 6 & 9), puis de leur accessibilité et lisibilité et de pratiques de réception des données inscrites (en terme de “literacy”) sont ainsi traitées avec profit, en particulier les problèmes concrets de déchiffrement. Les appendices fournissent une actualisation des précieuses listes de Cagnat, abréviations courantes, données onomastiques, principes de numération. Il était essentiel que les textes soient traduits, ce qu’ils sont dans la très grande majorité des cas. Il est désormais important de prendre en compte une communauté étudiante qui n’est plus formée systématiquement aux langues anciennes.7
Les deux premières parties offrent ainsi, avec les compléments des quatre derniers chapitres (32-35), de multiples entrées à la compréhension du métier d’épigraphiste, de la constitution d’une notice —à partir du travail de Pflaum sur une inscription africaine mentionnant la carrière de Suétone (chap. 1, AE 1953, 73)— à l’élaboration des corpora (chap. 4), en passant par l’intérêt historiographique et méthodologique des forgeries (chap. 3). Dès lors, le travail de l’historien peut commencer sur des bases solides, avec la conception que l’on peut avoir de l’“epigraphic habit” des Romains (chap. 8, à partir de la notion d’ humanissima ambitio mentionnée par Pline NH 34.17). Cette question n’est nullement accessoire, puisqu’elle permet d’appréhender la réception des messages épigraphiques et la conception de ces espaces “saturés” d’informations de toutes sortes que sont les cités antiques.
(III) Les ressources de l’épigraphie pour la connaissance du monde romain sont largement identifiées et utilisées depuis un siècle. Des domaines d’étude ont été profondément renouvelés, grâce aux nombreuses inscriptions découvertes durant le dernier siècle et à leurs éditions scientifiques, permettant à une large communauté d’en tirer profit. Avec les monnaies, il s’agit par exemple d’un apport documentaire essentiel à notre connaissance du IIIe siècle de notre ère.8 Le titre de la troisième partie du volume est donc particulièrement judicieux. Les chapitres portant sur le prince et sa famille (10), sur les élites romaines et provinciales (11, 12, 13), le gouvernement impérial, l’administration et la production normative (14-15), l’armée (16) et les religions (19-21) étaient attendus et offrent une excellente matière à toute étude portant sur l’histoire romaine. Deux aperçus plus chronologiques ouvrent et ferment cette histoire: République (9) et Antiquité tardive (18). Les composantes de la société romaine donnent lieu à plusieurs chapitres: la famille (26), les femmes (27), les esclaves et affranchis (28). Des panoramas illustrent au travers de la documentation épigraphique nos connaissances sur la cité de Rome (22), la vie sociale en ville et dans les campagnes (23), les pratiques de l’évergétisme (24), les spectacles (25), la vie économique, avec une mise au point sur les données historiographiques et méthodologiques (31, part. p. 671-4). La mort (29), les communications et la mobilité (30) font l’objet de riches mises au point, qui attestent les progrès importants dans ces domaines d’étude durant les trois dernières décennies. Je relève l’intérêt d’un chapitre sur l’apport de la documentation épigraphique au récit de l’histoire romaine (“Narrative”), afin d’appréhender à nouveaux frais la confrontation de toutes les sources disponibles, tradition manuscrite et épigraphie notamment (17).
Il importait de souligner la complémentarité des approches, philologique, anthropologique et historique, conduites à partir de la documentation épigraphique. Une illustration classique en est fournie par la confrontation, depuis une trentaine d’années, entre le témoignage tacitéen et les données des grandes tabulae épigraphiques livrées par le sol Ibérique, en dernier lieu les versions du Senatus Consultum de Cnaeo Pisone Patre (p. 352-356). On peut ajouter deux références permettant de juger des analyses divergentes de l’œuvre de Tacite par des philologues et historiens du milieu du siècle dernier.9 L’historien trouve matière à réflexion sur le mode de fonctionnement de la société romaine impériale, les réseaux de diffusion de l’information, une proto-communication politique, souvent très ritualisée, et la nature des récits historiques qui nous en sont parvenus, leurs auteurs étant partagés, en premier lieu Tacite, entre modèle de la res publica traditionnelle et perception du nouvel horizon monarchique d’organisation des institutions impériales. Les recherches entreprises sur les modalités concrètes (martelage, réécriture, stucage, etc.) de l’application des mesures de condamnation de mémoire ( abolitio/damnatio memoriae) permettent d’appréhender de manière globale un champ essentiel pour la documentation épigraphique—la gravure, la correction et la réécriture des inscriptions—qu’il importe d’insérer dans une perception plus large de la mise en scène des espaces (centres urbains, sanctuaires et voies de communication) pour lesquels l’approche “monumentale” mérite d’être développée: à savoir la prise en compte fine des lieux, de leur participation à la vie quotidienne des habitants de l’Empire (par exemple par le jeu des pratiques processionnaires) et de leur mise en contexte d’une perception collective des enjeux de la représentation et de la commémoration. Je relève qu’il n’y a pas d’entrée d’index pour le terme monumentum, bien que la notion soit à plusieurs reprises convoquée par divers auteurs de contributions.
Il importe de féliciter les deux directeurs de ce volume pour le travail accompli. Ils ont rédigé un quart des chapitres et parfaitement coordonné un ensemble “monumental” qui s’affirme désormais comme une référence pour toute étude du monde romain devant prendre en compte la documentation épigraphique. L’approche méthodologique et historiographique privilégiée, dès les deux premières parties, permet de mesurer l’importance du travail de l’épigraphiste. La rédaction de cette recension intervient la semaine de la mort de Silvio Panciera. Il est particulièrement opportun de souligner l’apport de certaines figures d’épigraphistes au métier d’historien du monde romain. Le savant italien permet de relier l’érudition la plus traditionnelle et la prise en compte des humanités numériques pour un renouvellement de nos pratiques—il fut à l’origine du projet collectif EAGLE. Un chapitre supplémentaire aurait pu dresser le portrait de quelques grands maîtres de la discipline, de toutes nationalités, susceptibles de livrer des exempla pour une étude contextualisée de ces fragments de mémoire sauvés de l’oubli par les découvertes fortuites de milliers de textes. La préface du volume VIII du CIL en 1914 mérite d’être méditée, en des temps présents souvent douloureux pour la communauté internationale. Est célébré l’auteur du volume qui ne pouvait être mentionné (René Cagnat), en ce début de premier conflit mondial, par ses collègues allemands, en des termes encourageants pour la koinè des savants de l’époque, partagés entre bellicisme et pacifisme. Gageons que cette leçon soit entendue!10
Table of Contents
Preface; List of Contributors; Abbreviations
Map 1. Italy; Map 2. The Roman Empire under M. Aurelius and Commodus
PART I Roman Epigraphy: Introduction and History of the Discipline
1. The Epigrapher at Work, Christer Bruun & Jonathan Edmondson
2. Epigraphic Research since its Inception: Epigraphic Manuscripts, Marco Buonocore
3. Forgeries and Fakes, Silvia Orlandi, Maria Letizia Caldelli, & Gian Luca Gregori
4. The Major Corpora and Epigraphic Publications, Christer Bruun
5. Epigraphy and Digital Resources, Thomas Elliott
PART II Inscriptions in the Roman World
6. Latin Epigraphy: The Main Types of Inscriptions, Francisco Beltrán Lloris
7. Inscribing Roman Texts: officinae, layout, and carving techniques, Jonathan Edmondson
8. The Epigraphic Habit in the Roman World, Francisco Beltrán Lloris
PART III The Value of Inscriptions for Reconstructing the Roman World—Inscriptions and Roman Public Life
9. The Roman Republic, Olli Salomies
10. The Roman Emperor and the Imperial Family, Frédéric Hurlet
11. Senators and Equites: Prosopography, Christer Bruun
12. Local Elites in Italy and the Western Provinces, Henrik Mouritsen
13. Local Elites in the Greek East, Christof Schuler
14. Government and Administration, Christer Bruun
15. Laws, Lawmaking, and Legal Documents, Greg Rowe
16. The Roman Army, Michael A. Speidel
17. Roman History and Inscriptions: Political and Military Events, David Potter
18. Late Antiquity, Benet Salway—Inscriptions and Religion in the Roman Empire
19. Religion in Rome and Italy, Mika Kajava
20. Religion in the Roman Provinces, James Rives
21. The Rise of Christianity, Danilo Mazzoleni—Inscriptions and Roman Social and Economic Life
22. The City of Rome, Christer Bruun
23. Social Life in Town and Country, Garrett Fagan
24. Urban Infrastructure and Euergetism outside the City of Rome, Marietta Horster
25. Spectacle in Rome, Italy, and the Provinces, Michael Carter & Jonathan Edmondson
26. Roman Family History, Jonathan Edmondson
27. Women in the Roman World, Maria Letizia Caldelli
28. Slaves and Freed Slaves, Christer Bruun
29. Death and Burial, Laura Chioffi
30. Communications and Mobility in the Roman Empire, Anne Kolb
31. Economic Life in the Roman Empire, Jonathan Edmondson—Inscriptions and Roman Cultural Life
32. Local Languages in Italy and the West, James Clackson
33. Linguistic Variation, Language Change, and Latin Inscriptions, Peter Kruschwitz
34. Inscriptions and Literacy, John Bodel
35. Carmina Latina Epigraphica, Manfred Schmidt
APPENDICES
I Standard Epigraphic Conventions (Leiden Conventions); II Common Epigraphic Abbreviations; III Roman Onomastics; IV Roman Kinship Terms; V Roman Voting Tribes;VI Numbers; VII Digital Resources for Roman Epigraphy
ART CREDITS; INDICES: Index of sources; General Index
Notes
1. René Cagnat, Cours d’épigraphie latine, Paris, 1914 (4 e édition).
2. Ramsay MacMullen, “The Epigraphic Habit in the Roman Empire,” AJPH, 103, 1982, 233-246.
3. Fergus Millar, “Regard rétrospectif sur l’histoire romaine et perspective d’avenir,” Revue historique, 657, 2011/1, 3-17, en partant de Rostovtzeff. Corpus Inscriptionum Iudaeae/Palaestinae, Hannah Cotton et alii (ed.), Berlin, 2010-.
4. Pour l’Italie: Michael Crawford et alii (ed.), Imagines Italicae: A Corpus of Italic Inscriptions. BICS Suppl. 110, 3 vol., Londres, 2011.
5. On saluera la qualité des illustrations du volume. Une petite correction pour la fig.10.3: il s’agit de la XVIIIe colonne des RGDA, paragraphes 34.2-3, 35 et appendice.
6. John Scheid, Res Gestae divi Augusti, Paris: Les Belles Lettres, 2007, LXXXIX-XCI, fournit une liste de toutes les éditions depuis 1845. On y ajoutera les trois publications postérieures: Alison E. Cooley, Res Gestae Divi Augusti, Cambridge: Cambridge University Press, 2009; Stephen Mitchell, David French (ed.), The Greek and Latin Inscriptions of Ankara (Ancyra) 1, Vestigia 62, Munich, 2012, no.1, 66-138; Patrizia Arena, Augusto. Res gestae. I miei atti. Documenti e studi 58, Bari: Edipuglia, 2014.
7. On peut regretter que plusieurs inscriptions ne soient pas traduites (ex.: chapitre 21).
8. Deux synthèses permettent d’en mesurer l’apport: Michel Christol, L’empire romain du IIIe siècle. Histoire politique (192- 325 après J.-C.), Paris: Errance, 1997 [2 e éd., 2006]. Cambridge Ancient History, XII, 2nd ed, The Crisis of Empire (A.D. 193-337), Alan K. Bowman, Peter Garnsey et Averil Cameron (ed.), Cambridge: Cambridge University Press, 2005.
9. Dionisie Pippidi, Autour de Tibère, Studia Historica 9, Bucarest, 1944, notamment “Tacite et Tibère. Une contribution à l’étude du portrait dans l’historiographie latine,” 9-87 & Jean Béranger, Recherches sur l’aspect idéologique du principat, Bâle, 1953; Principatus. Études de notions et d’histoire politiques dans l’antiquité gréco-romaine, Lausanne: Université de Lausanne, 1973.
10. Cf. Silvio Panciera, Epigrafi, epigrafia, epigrafisti. Scritti vari editi e inediti (1956-2005) con note complementari e indici, Rome, 2006. Claude Lepelley, disparu l’an passé, avait abordé la préface du CIL VIII dans “Les Antiquaires de France aux heures difficiles de l’histoire nationale,” Commémoration du bicentenaire de la Société nationale des Antiquaires de France, Paris, octobre 2004.