Voici une publication bienvenue, qui attire l’attention de la communauté savante sur une figure encore largement passée inaperçue, traditionnellement connue comme le « pseudo-Julien l’Apostat » et que l’Auteur choisit à juste titre d’appeler « Julien le Syrien », puisque ni l’identification à Julien de Césarée, sophiste mentionné par Philostrate, ni celle à Julius Julianus, proposée par J. Vanderspoel, ne semblent tenir.
Ce Julien, de fait, n’a rien de « pseudo- », ni au sens d’un pseudo-Denys l’Aréopagite, auteur tardif qui chercha à se faire passer pour le converti de saint Paul, ni au sens d’un pseudo-Plutarque, où une attribution traditionnelle doit être contestée pour des raisons relevant du style et de la doctrine. Il s’agit d’un sophiste bien réel, d’origine orientale (cf. τὴν Ἑῴαν ὅλην, Lettre 185, 439c), probablement actif à la cour de Licinius, Auguste pour l’Orient en 313-324, comme l’a restitué T.D. Barnes. Cet auteur a réellement correspondu avec le philosophe Jamblique (ca. 240 – ca. 325), chef d’une école philosophique florissante à Apamée de Syrie durant au moins les deux premières décennies du IV e siècle. Le fait que ce petit corpus épistolaire se soit trouvé mêlé à celui, beaucoup plus vaste, de l’empereur Julien, sans doute en raison de l’affection bien connue portée par l’empereur à Jamblique, et peut-être en raison d’une homonymie (bien que cette hypothèse, due à Fr. Cumont, soit rien moins que sûre et ait été mise en doute par J. Bidez lui-même : L’Empereur Julien, Œuvres complètes, T. I/2 Lettres et fragments, Paris 1924, p. 234 n. 6) ne signifie pas que les lettres de notre auteur minor soient « inauthentiques », ni qu’elles soient dénuées de toute valeur. On peut sans doute reprocher à J. Bidez et Fr. Cumont—à qui notre anonyme doit l’essentiel de sa maigre célébrité—d’avoir entretenu un certain flou sur ce point, en continuant à les désigner comme des spuriae; et en outre de n’avoir pas édité et traduit l’ensemble du corpus dans l’édition Budé des Lettres de Julien (édition sélective, qui fait suite à l’édition complète du texte grec seul de toutes les lettres, parue à Paris et Londres en 1922 sous le titre Imp. Caesaris Flavii Claudii Juliani Epistulae Leges Poematia Fragmenta Varia). Toutefois, on doit également leur rendre hommage d’avoir compris, les premiers, l’intérêt nouveau que prenait ce corpus, une fois détaché de celui de l’empereur Julien.
De tout cela, l’Auteur s’explique dans une Introduction qui fait clairement et exhaustivement le point sur les principaux problèmes suscités par le corpus (p. 11-7 : l’auteur ; p. 17-29 : Jamblique, son école, sa place dans l’histoire du néoplatonisme et de la tradition platonicienne d’enseignement ; p. 29-35 : l’épistolographie dans l’Antiquité), avant de passer à l’édition de celui-ci, alternant original grec ancien, traduction grecque moderne et notes de commentaire (p. 41-116).
Le travail de l’Auteur ne constitue pas une édition critique du corpus assignable à « Julien le Syrien ». Le texte grec est repris de l’édition Budé, sans l’apparat critique. Par ailleurs, l’Auteur n’a pas cherché à déterminer si d’autres lettres du corpus de l’empereur Julien pouvaient être assignées à « Julien le Syrien », comme Bidez et Cumont en avaient la conviction. C’est probablement le cas, notamment, de la Lettre 180 à Sarapion (un pénible éloge de la figue et du nombre 100) et du billet 182 adressé à « Sôsipatros », en fait probablement Sôpatros—le plus important des disciples de Jamblique—ou bien son fils homonyme, mentionnés tous deux dans la partie de correspondance éditée par l’Auteur. Dans la Lettre 188 encore, on trouve une mention d’Hermès Logios, divinité chère tant à Jamblique qu’à notre anonyme (voir le commentaire de l’Auteur, p. 67) : c’est un indice sûr d’authenticité. Ces lettres ne sont pas des chefs-d’œuvre littéraires, loin s’en faut, mais elles pourraient apporter quelques précisions sur l’itinéraire de l’auteur anonyme, qui semble notamment être damascène (il emploie παρ᾽ ἡμῖν— Lettre 180, 392b et c—à propos d’un envoi de figues de Damas). Elles révèlent aussi son intérêt pour l’arithmologie, bien compréhensible au vu du pythagorisme développé par Jamblique dans son école.
Ces remarques pourraient sonner comme des critiques, mais il est important de comprendre ce que s’est proposé l’Auteur : c’est-à-dire de se focaliser sur le lien épistolaire entretenu par « Julien le Syrien » avec Jamblique. Ce lien est décrit par des métaphores multiples : « maître et disciple, père et fils, aimé et amant, dieu et fidèle », comme le dit justement l’Auteur (p. 84), et aussi par recours à l’image de la lumière, « comme une lune éclairée par le Soleil jamblichéen » (selon la belle formule de la p. 15). Ce lien nourrit l’essentiel de cette correspondance, située finalement dans la filiation intellectuelle de l’amour platonique, un « amour spirituel » (p. 29). Il est assez peu question de philosophie au sens dogmatique dans ces pages, ceci dans le goût de la correspondance propre de Jamblique, telle qu’éditée récemment par Dillon – Polleichtner (Atlanta 2009) et Taormina – Piccione (Naples 2010). En revanche, il est énormément question de l’environnement intellectuel de ces classes païennes cultivées de l’Antiquité tardive, de l’« hellénisme » donc, dont « Julien le Syrien » considère Jamblique comme le champion et le « sauveur » ( Lettre 184, 419a). En ce sens, le corpus épistolaire de Julien à Jamblique constitue un témoignage très précieux sur les mœurs de cette seconde Grèce qu’était la Syrie post-hellénistique. L’Auteur, au moyen d’une annotation sobre et au point (on signalera en particulier, p. 48-9, un commentaire sur la musique dans le néoplatonisme), remplit très bien la tâche de nous introduire dans ce monde riche, « multiculturel » à la mode d’aujourd’hui, à mi-chemin entre le classicisme grec et l’Orient célébré comme un « lieu spirituel » (p. 74). Le commentaire fourni pourra donc être utile même aux lecteurs peu familiers avec la langue grecque moderne.
Les défauts à signaler dans l’ouvrage sont très mineurs. P. 27, aucune source n’atteste en fait l’étude du Manuel d’Épictète dans l’école de Jamblique, comme ce sera le cas plus tard (un commentaire lui est consacré par Simplicius au début du VI e siècle). P. 28, l’écrit orphique sacré dans l’école néoplatonicienne ne sont pas les Hymnes (que nous possédons), mais des Rhapsodies (perdues). P. 31, on pourrait contester l’affirmation selon laquelle l’enseignement philosophique par voie de lettres n’a pas été représenté avant Jamblique dans le platonisme : Longin, en effet, semble avoir écrit quelques lettres « dogmatiques » (Porphyre, Vie de Plotin 20) ; on pense surtout à la Lettre à Marcella de Porphyre. À la bibliographie, on pourrait ajouter les deux dernières synthèses de J. Dillon : « Iamblichos de Chalcis », dans le Dictionnaire des philosophes antiques (édité par R. Goulet), T. III, Paris 2000, p. 824-36 et « Iamblichus of Chalcis and his School », dans la Cambridge History of Philosophy in Late Antiquity (éditée par L.P. Gerson), T. I, 2010, p. 358-74. La traduction est parfois légèrement glosée : ex. p. 107, avec l’ajout de Χαρακτηριστικὸ παράδειγμα εἶναι τὸ ἀκόλουθο. Comme inexactitudes, je n’ai relevé que Lettre 186, 420d, où ἔδει serait mieux rendu par un conditionnel que par un présent (comme le ἐχρῆν qui ouvre la lettre), et Lettre 183, 448c où χιτωνίσκῳ n’est pas traduit, alors qu’il donne un détail intéressant sur la tenue de Jamblique (réelle ou idéale). Je n’ai vu qu’une seule coquille (p. 112, καταπρΰνεται). Ces broutilles ne remettent pas en cause la grande qualité du travail accompli. Il s’agit en outre d’un beau livre, physiquement parlant, qui honore l’édition grecque, dont on salue à cette occasion la vitalité.
On fait le souhait que puisse bientôt paraître une nouvelle édition critique de ce « Julien le Syrien », ou « Anonyme de Damas », qui reprenne à nouveaux frais l’ensemble du dossier—notamment du point de vue philologique, pour tenter de déterminer si les lettres qui lui sont attribuables forment un groupe autonome—et tente de caractériser plus étroitement le profil de l’école de Jamblique à Apamée (ce « foyer spirituel de l’hellénisme », p. 17), ainsi que de ses disciples, dont notre anonyme est, ironiquement, peut-être celui que nous connaissons le mieux. Une telle édition devrait figurer en appendice d’entreprises plus vastes portant sur les Lettres de Jamblique ou de l’empereur Julien.
Pour l’heure, nous devons à l’Auteur de belles prémices, qui aideront à corriger l’image qu’on se fait du philosophe Jamblique, qui apparaît de moins en moins comme un thaumaturge oriental et de plus en plus comme un défenseur, illustrateur et réformateur de cette réalité complexe, l’hellénisme.