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Alors que l’intérêt pour l’emblématique n’a fait que croître ces dernières décennies – la parution en 2016 de la traduction en français des Emblemata d’Alciat par Pierre Laurens aux Belles Lettres en est encore une manifestation –, ce beau recueil collectif, intégralement consacré au père de l’emblème, est tout à fait bienvenu. Comme le rappellent en introduction les éditeurs scientifiques, Anne et Stéphane Rolet, les entreprises collectives et interdisciplinaires centrées sur Alciat remontent à 1992-1993, et restent paradoxalement assez rares. L’introduction place bien d’emblée Alciat sur le terrain qui de nos jours paraît le plus stimulant et le plus fécond : celui de « l’invention symbolique » (p. 21), dans une Renaissance qui en est si férue, et il n’est pas étonnant que les noms d’Achille Bocchi et de Pierio Valeriano – dont les éditeurs sont spécialistes – apparaissent dès la préface. Viennent ensuite des « repères bio-bibliographiques », qui donne un aperçu utile et déjà assez détaillé au lecteur des étapes, lieux, entreprises littéraires et publications de la vie d’Alciat, sans omettre de souligner les points d’interrogation qui demeurent. Certes, on pourra regretter que la bibliographie dite « de travail » soit vraiment succincte, mais les éditeurs s’en expliquent et renvoient aux bibliographies spécialisées existantes. Les vingt-quatre contributions réunies sont organisées en cinq sections : (I) « Les premières œuvres : permanence et adaptations des modèles antiques », (II) « Le continent du droit : méthodes, pratiques, genres », (III) « Alciat et ses contemporains : admiratio, aemulatio, inuidia », (IV) « Alciat et les arts », (V) « Alciatus tralatus : le voyage européen des Emblemata ». Les titres donnent une idée de la diversité des angles de vue adoptés par l’ouvrage, qui accorde ainsi une attention réelle aux premiers essais poétiques d’Alciat, à ses travaux historiques et juridiques, aux réseaux lettrés, universitaires, princiers dans lesquels son œuvre s’inscrit ; la place de choix revient cependant aux emblèmes, qu’il s’agisse d’études ponctuelles qui éclairent la genèse et/ou l’interprétation d’un emblème donné, de lectures plus globales, ou encore d’études sur la réception européenne des Emblèmes d’Alciat, par le biais de traductions-commentaires ou d’œuvres figurées.
La première section s’ouvre sur deux contributions (Denys L. Drysdall, Stéphane Rolet) qui évoquent les relations tendues d’Alciat avec son maître d’école, Biffi. Celle de Denys L. Drysdall montre tout ce que nous apprend déjà des goûts d’Alciat (pour le grec, les proverbes, les fables) le livret de la Bibliothèque de Bergame, non daté, qui contient notamment le poème satirique In Bifum. Celle de S. Rolet explique comment lire un poème d’Alciat en l’honneur de ce même Biffi, qui serait utilisé par ce dernier comme pièce à conviction contre Alciat lui-même. L’étude de Ian Maclean sur deux ouvrages juridiques d’Alciat publiés entre 1515 et 1518 chez Schott à Strasbourg pointe l’intérêt précoce d’Alciat pour les éditeurs du Nord, et l’émergence de l’approche novatrice du droit qui fera son succès par la suite. L’article de Lucie Claire sur les Annotationes d’Alciat au texte de Tacite, publiées pour la première fois en 1517, met en lumière les liens étroits entre l’intérêt d’Alciat pour l’historien latin et ses préoccupations de juriste ; le commentaire est ainsi souvent consacré à élucider des questions juridiques ; il témoigne en même temps d’une perception fine de l’œuvre tacitéenne, alors nouvelle. Enfin, l’article de Jean-Louis Charlet analyse, à l’aide notamment d’une étude métrique fouillée, la nature des « traductions » – adaptation, transposition, imitation – des 168 épigrammes de l’ Anthologie grecque traduites par Alciat pour le recueil publié par Cornarius en 1529.
La deuxième section pourra paraître plus ardue aux lecteurs littéraires. Les deux premières contributions (Nicolas Warembourg, Bruno Méniel) montrent comment Alciat concilie renouvellement humaniste du droit et attachement à une approche du droit qui permette de trancher des cas pratiques réels, à travers une étude intitulée « André Alciat, praticien bartoliste », et une autre consacrée au De uerborum significatione. Les deux études suivantes (Giovanni Rossi et Olivier Guerrier) portent sur une œuvre de la maturité d’Alciat, les Parerga. La première montre comment cette œuvre qui procède par accumulation d’études de « détails », en passant, comme l’indique le titre, renouvelle bien réellement le droit par l’approche philologique et historique. La deuxième s’intéresse au recours important à des « fictions du droit », fictions fausses mais considérées comme vraies dans le but de pouvoir appliquer le droit. L’article de Juan Carlos D’Amico porte sur la manière dont Alciat envisage l’évolution historique de la notion d’empire romain, question dont on sait l’importance politique qu’elle a à la Renaissance. La section se clôt avec un article particulièrement stimulant : Anne Rolet met en relation l’emblème Nupta contagioso, ajouté par Alciat pour l’édition vénitienne de 1546, la Syphilis de Frascator, le colloque Agamos gamos d’Érasme, et le propre intérêt d’Alciat pour les questions portant sur la validité des mariages, dans le cas présent lorsqu’une jeune fille est mariée contre son gré à un homme atteint d’une maladie contagieuse grave. Anne Rolet suggère que l’épigramme peut être lue de diverses façons : comme épitaphe de la jeune fille, condamnée à mort par son père, mais aussi comme un appel à la rébellion dans la mesure où la jeune fille peut juridiquement refuser de donner son consentement.
La troisième section situe Alciat par rapport à plusieurs de ses contemporains. Christine Bénévent s’intéresse aux péripéties qui entourent le Tractatus contra uitam monasticham envoyé sous forme manuscrite par Alciat à Érasme, et dont Alciat craint par la suite qu’Érasme ne lui donne une publicité dangereuse ; l’article met surtout en lumière l’écart de conceptions des deux hommes par rapport à un idéal de vie. L’étude de Richard Cooper, « Alciat entre l’Italie et la France », étudie les relations fournies et fluctuantes d’Alciat avec la France, et les « stratégies » d’Alciat au gré des différentes époques de sa vie. Raphaële Mouren s’intéresse pour sa part aux motivations qui ont fait choisir Lyon comme lieu d’édition pour certaines œuvres d’Alciat, différenciant nettement le cas des œuvres juridiques de celui des emblèmes. Son article est complété par un utile catalogue des éditions lyonnaises d’Alciat. La contribution d’Olivier Millet interroge les parentés d’esprit sensibles entre Alciat et Tory, leur goût pour l’épigraphie, les œuvres figurées, les épitaphes… et leur proximité commune avec la famille de Philibert Babou. Enfin, il est question avec George Hugo Tucker de la perception d’Alciat par des juristes amis ou élèves.
La quatrième section s’ouvre avec une étude magistrale d’une quarantaine de pages de Stéphane Rolet qui cherche à renouer tous les fils qui conduisent de la devise de Jason de Mayne Virtuti fortuna comes à l’emblème d’Alciat intitulé de la même manière. L’enquête, servie par une iconographie magnifique, est passionnante, qui fait voyager à travers les différentes formes prises par la gravure selon les éditions des emblèmes, les monnaies antiques en jeu, les diverses versions de la devise de Ludovic le More – en particulier sous le pinceau de Léonard de Vinci – enfin la médaille réalisée par Jean Second pour Alciat, qui figure en couverture du volume et rythme les sections de l’ouvrage. Paulette Choné aborde ensuite la question des couleurs, évoquée explicitement par Alciat dans l’emblème In colores, et part d’une piste intéressante : le monde plein de couleurs des médailles, petites sculptures, glyptiques… qu’Alciat a pu avoir à l’esprit. Enfin, l’article de Michael Bath donne à voir lui aussi de belles reproductions de tapisseries, plafonds peints etc. inspirés par les Emblèmes dans divers pays d’Europe.
La dernière section propose tout d’abord deux lectures d’ensemble des Emblèmes d’Alciat, l’une qui les rapproche des imagines agentes des arts de mémoire (Mino Gabriele), l’autre qui s’appuie sur la figure d’Hercule gaulois vue comme une sorte « d’emblème de l’emblème » (David Graham). L’étude d’Alison Adams s’intéresse aux traductions en vernaculaire de l’emblème Nupta contagioso dont il a déjà été question plus haut. Celle d’Alison Saunders constitue l’un des autres temps forts de ce recueil. Elle donne à voir et à découvrir un manuscrit contenant la traduction anglaise de 92 emblèmes d’Alciat, traduction anonyme de la fin du XVI e ou du début du XVII e siècle. Les illustrations, inspirées de celles des éditions Plantin, sont en majorité coloriées. La traduction, savante, est le fait d’un homme cultivé. Elle a sans doute été réalisée pour un usage privé. On ressent un certain malaise néanmoins à apprendre que le lieu de conservation de cette merveille et et restera secret (n. 6, p. 436). Le volume se termine enfin par un autre exemple de réception des Emblèmes, analysé par Gloria Bossé-Truche : leur traduction, et surtout leur commentaire par Diego Lopez de Valencia dans sa Declaración magistral sobre los emblemas de Alciato (1615). Sous la plume de l’homme d’Église, les emblèmes deviennent univoques et tournent au sermonnaire.
Au total, ce volume permet un riche parcours dans la vie et l’œuvre d’Alciat, mettant le projecteur sur un nombre important d’œuvres, imprimées ou manuscrites, qui gagnent à être connues, ou sur des aspects importants des études alciatiques : stratégies éditoriales, arrière-plan savant ou politique des emblèmes, cheminement des formes symboliques d’un support, d’un pays, d’une langue à l’autre.
Table of Contents
Anne Rolet and Stéphane Rolet, « Introduction : Alciat, entre ombre et lumière », 11
Anne Rolet and Stéphane Rolet, « André Alciat (1492-1550) : quelques repères bio-bibliographiques », 33
(I) Les premières œuvres : permanence et adaptations des modèles antiques
Denis L. Drysdall, « L’humaniste en herbe : opuscules de jeunesse », 53
Stéphane Rolet, « Règlement de comptes à Milan : Giovanni Biffi versus Alciat et ses amis », 61
Ian Maclean, « Les premiers ouvrages d’Alciat : les Annotationes in tres posteriores Codicis Iustiniani, et l’ Opusculum quo graecae dictiones fere ubique in Digestis restituuntur (1515) », 73
Lucie Claire, « Les In Cornelium Tacitum annotationes d’André Alciat et leur fortune au XVI e siècle », 85
Jean-Louis Charlet, « Les épigrammes d’Alciat traduites de l’ Anthologie grecque (édition Cornarius, Bâle, Bebel, 1529) », 97
(II) Le continent du droit : méthodes, pratiques, genres
Nicolas Warembourg, « André Alciat, praticien bartoliste », 119
Bruno Méniel, « La sémantique d’un juriste : la réflexion d’André Alciat sur le titre De uerborum significatione », 131
Giovanni Rossi, « La lezione metodologica di Andrea Alciato : filologia, storia e diritto nei Parerga », 145
Olivier Guerrier, « Fantaisies et fictions juridiques dans les Parerga », 165
Juan Carlos D’Amico, « L’Empire romain et la translatio imperii dans le De formula Romani Imperii d’André Alciat », 177
Anne Rolet, « Les enjeux pluriels de la méthode emblématique d’André Alciat : l’exemple de Mézence, entre littérature, droit et médecine », 195
(III) Alciat et ses contemporains : admiratio, aemulatio, inuidia
Christine Bénévent, « Érasme, Alciat et le Contra uitam monasticham », 225
Richard Cooper, « Alciat entre l’Italie et la France », 241
Raphaële Mouren, « André Alciat et les imprimeurs lyonnais », 257
Olivier Millet, « Les intérêts communs de Geoffroy Tory et d’Alciat autour de l’emblème », 293
George Hugo Tucker, « De Milan à Bourges : André Alciat, professeur de droit et homo viator, d’après les éloges posthumes de Giovanni Matteo Toscano (1578) et de François Le Douaren (1551) », 307
(IV) Alciat et les arts
Stéphane Rolet, « La genèse complexe de l’emblème d’Alciat Virtuti fortuna comes : de la devise au caducée de Ludovic Sforza à la médaille de Jean Second en passant par quelques dessins de Léonard », 321
Paulette Choné, « Alciat et la couleur », 367
Michael Bath, « Les emblèmes d’Alciat dans les arts décoratifs », 383
(V) Alciatus tralatus : le voyage européen des Emblemata
Mino Gabriele, « Visualizzazione mnemonica negli Emblemi di Alciato », 401
David Graham, « Alciat gaulois ou Hercules triplex, 411
Alison Adams, « Vernacular Versions of Alciato’s Nupta contagioso », 425
Alison Saunders « A largely unknown early-modern English translation of Alciato’s Emblems », 435
Gloria Bossé-Truche, « La Declaración magistral sobre los emblemas de Alciato de Diego López de Valencia (Nájera, Juan de Mongaston, 1615) : étude sur la dernière traduction et les derniers commentaires espagnols des emblèmes d’Alciat à la Renaissance, 457