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Ce livre représente les actes d’un colloque organisé à l’université de Paris-Sorbonne les 2 et 3 décembre 2011. P. Pontier présente une introduction (p. 7-12) qui, notamment, souligne les apports des diverses contributions. Leurs titres, dont le détail figure à la fin du présent compte rendu, diffèrent légèrement de ceux figurant sur le site informatique de l’éditeur fin mai 2016.
La cohérence de l’ouvrage, fondée sur le fait que Xénophon maîtrise pleinement les codes de la rhétorique, est assurée par le caractère bien défini du thème retenu. L’ordonnancement d’ensemble est net, et les multiples renvois entre contributions montrent la qualité de la coordination.
La première partie évoque la formation de Xénophon. L.-A. Dorion note qu'”il ne semble pas que Xénophon établissait une distinction nette et tranchée entre la rhétorique et la dialectique” (p. 21, et p. 28 sur une attitude semblable d’Isocrate) ; il se distingue ainsi de Platon pour qui “la distinction entre dialectique et rhétorique recouvre en grande partie la distinction entre discours privé et discours public” (p. 22 ; C. Tuplin estime pour sa part, p. 74, n. 13, qu’une telle distinction peut aussi être admise par Xénophon, Mémorables, III, 7, 3-4). Ailleurs, le même savant relève, en fonction d’une analyse serrée, la différence irréductible entre la dialectique de Xénophon et celle de Platon (cf. Xénophon, Mémorables, IV, Paris, Les Belles Lettres, CUF, 2011, ad IV, 5, 11, p. 181). Plus loin, Dorion relève que “Xénophon avait une excellente connaissance du genre rhétorique de l’epitaphios logos” (p. 34) avant de noter que, pour Xénophon, la maîtrise de soi, l’enkrateia, “demeure, en tant que fondement de la vertu et de toute forme d’excellence, la condition sine qua non de l’emploi vertueux et éclairé de la compétence rhétorique”, sans que pour autant Socrate, doté d’enkrateia, parvienne cependant toujours à convaincre ses interlocuteurs (p. 40).
Formé à la fin du Ve siècle, Xénophon connaît Gorgias, dont son ami Proxène a été l’élève ( Anabase, II, 6, 16-17), mais à la différence de ce dernier il ne pense pas que la parole suffise pour faire agir autrui selon la justice, relève M. Narcy.
P. Pontier souligne ensuite la possibilité d’une relation d’intertextualité entre l’ Économique (8, 19) et l’ Hippias Majeur (288d) dont il affirme l’authenticité platonicienne (p. 54), et, dans une démonstration qui s’appuie sur divers textes, il relève (p. 62) combien, pour Xénophon, “le langage se trouve légitimé par l’ordre qu’il impose au monde”.
Dans la deuxième partie, portant sur la rhétorique et le discours historique, C. Tuplin développe une analyse de “commentateur [de l’ Anabase ] et non [de] théoricien littéraire” (p. 69) : il relève que la force de conviction de Xénophon se fonde sur une association des actions aux mots (p. 72 ; le jugement rappelle celui formulé par M. Narcy) et, considérant la réception de l’œuvre, il note “qu’Éphore-Diodore joue délibérément le jeu de l’intertextualité avec le texte de Xénophon” (p. 79). Les passages de l’ Anabase au discours direct représenteraient le tiers du texte (p. 80) ; parmi les 254 unités de discours discernables dans l’œuvre, 79 sont attribuées à Xénophon lui-même (p. 80-82), et 132 se placent au cours de réunions d’officiers ou de l’armée (p. 89). A soi seul, l’usage du discours direct – essentiellement linéaire (p. 101) – met en valeur des propos et il n’arrive pas que l’opposition entre deux orateurs auteurs de deux discours au style direct soit tranchée par l’auditoire (p. 92). Par ailleurs, les discours que Xénophon dit rapporter illustrent une activité du commandement (p. 105) et sont marqués par une absence de recherche et d’abstraction, par la volonté de “raconte[r] une histoire de façon réaliste” (p. 108). Les appendices qui suivent (p. 109-120) détaillent les références des passages considérés ; peut-être auraient-ils pu être enrichis par la mention de la nationalité des orateurs ou des interlocuteurs, voire par une indication de l’efficacité des discours sur l’évolution de l’action – éventuellement en rapport avec l’origine des personnages dont les propos sont rapportés.
M. Tamiolaki, pour sa part, rappelle à la suite de R. Nicolai que “dans les Helléniques […] les discours indirects et les dialogues sont beaucoup plus nombreux que les discours directs” (p. 123) et elle souligne que Xénophon innove par rapport à Thucydide “en faisant quasiment disparaître les antilogies” (p. 124) qu’il remplace par le dialogue (p. 136). Surtout, “l’intérêt [que Xénophon] porte au changement d’opinion peut être le signe d’une confiance plus grande [que chez Thucydide] à l’égard de la puissance de la rhétorique” (p. 127). Alors que “Thucydide insiste plutôt sur les qualités intellectuelles” des orateurs, Xénophon souligne leurs qualités morales (p. 128).
Dans son étude sur l’utilisation des questions rhétoriques, qui impliquent une réponse préétablie, G. Cuniberti relève que celles-ci s’adressent au lecteur pour mettre en valeur l’importance d’un thème ou la force d’une interprétation. Ce type de formulation, attesté à 43 reprises chez Thucydide, est fréquent chez Xénophon : on le constate 660 fois dans les Mémorables, 186 dans l’ Économique, 117 dans le Banquet et 367 dans la Cyropédie; dans les œuvres d’esprit moins socratique, 105 occurrences se voient dans l’ Anabase, 112 dans les Helléniques. Dans la Cyropédie, il apparaît que “seul celui qui est père, qui enseigne et qui commande, peut poser des questions rhétoriques, […] forme d’exercice du pouvoir” (p. 148-9) et dans les Helléniques les questions rhétoriques servent à souligner l’excellence potentielle de Sparte, voire celle d’autres ennemis de Thèbes, à affirmer le rôle des dieux et à juger des choix stratégiques (p. 154). Globalement la recherche des modalités permettant d’atteindre à l’eudaimonia, au bonheur assuré par l’efficacité de l’action, constitue “le moteur qui conditionne l’utilisation de la question rhétorique” (p. 157).
Concentrant l’attention sur le livre VII des Helléniques, G. Daverio Rocchi souligne de quelle manière Xénophon peut prôner un rapprochement de Sparte et d’Athènes pour le bien de la Grèce (la thématique a depuis été examinée par C. Bouchet, Isocrate l’Athénien ou la belle hégémonie, Bordeaux, 2014, qui fournit une traduction du Sur la Paix). L’auteur rapproche l’argumentation des Helléniques et celle du Panégyrique d’Isocrate (p. 164-5) en soulignant combien Xénophon est un bon connaisseur des idées et de la rhétorique de son temps (p. 166).
La troisième partie porte sur la Cyropédie. R. Nicolai relève que plus de la moitié du texte est au discours direct, illustré en particulier par des discours parénétiques, exhortations adressées à des troupes ou à des commandants, ou par des dialogues. Les discours militaires de Cyrus – dans lesquels se discerne l’influence de Thucydide – sont tous, sauf un, adressés à des officiers, et Xénophon peut donc relativiser l’utilité d’un discours qui donnerait de la valeur militaire à toute une troupe (p. 182-5). Au reste, il est probable qu’en Perse le Roi usait d’une parole publique plus rare que celle que lui prête Xénophon (p. 192), dans une œuvre où ce monarque paraît comme ne devant pas pouvoir changer d’avis sous l’influence de son conseiller.
Considérant “les échanges dialogués avec prise de parole brève” (p. 195), P. Demont relève que “des dialogues pleins de grâce” – d’ euthymia – se trouvent tout au long de l’œuvre (p. 197) et il met en exergue l’importance de la présentation de l’ èthos, du caractère propre aux différents âges de la vie – fait qui peut annoncer des préoccupations d’Aristote, Rhétorique, II (p. 199). Malgré tout, Xénophon ne distingue pas ses personnages les uns des autres par des manières de parler distinctes (p. 200). Xénophon peut, par ailleurs, répondre au Lysis de Platon en affirmant la nécessité d’une union entre des éléments partiellement semblables qui soient aussi partiellement différents (p. 205-209).
La quatrième partie s’intitule “Rhétorique et écriture générique”. N. Humble souligne que la Constitution des Lacédémoniens pourrait se rattacher à une catégorie générique que l’on nommerait “littérature de politeia” et dont la fonction encomiastique ne serait pas nécessaire (p. 217) ; elle note que si on renonce à l’idée préconçue selon laquelle l’œuvre serait à la gloire de Sparte, on peut au contraire reconnaître l’expression par Xénophon d’un point de vue réservé sur l’organisation de Sparte, puisque “le texte présente [notamment dans les chapitres 5 à 9, p. 218-222] l’adhésion aux préceptes de Lycurgue comme un résultat obtenu par la crainte de punitions imposées par une surveillance constante” (p. 219). Dans une enquête d’ordre philosophique, Xénophon vise à faire comprendre comment une cité peu peuplée a acquis une grande puissance (p. 232-3).
A. Blaineau s’intéresse à l’ Hipparque et à l’ Art équestre. Il examine en quoi ces traités peuvent s’inscrire dans une tradition ou être le fruit d’expérimentations ou d’innovations propres à leur auteur. Après avoir comparé la structure de l’ Hipparque à celle de tel passage des Mémorables (III, 3) (p. 239), l’auteur relève que par des “variations énonciatives et [des] ajouts, [le traité revêt] un caractère expérimental” (p. 242). Quant à l’ Art équestre, il paraît “difficile [d’y] déterminer la part de l’innovation” (p. 249), notamment par rapport à Simon d’Athènes connu par des fragments (p. 251). Rapprochant l’ Évagoras d’Isocrate et l’ Agésilas de Xénophon, M.-P. Noël juge que la seconde œuvre semble “réécrire de façon polémique” la première (p. 254) ; dans l’ Évagoras, l’éloge- enkômion et la louange- epainos ne seraient pas explicitement distingués (p. 259), tandis que Xénophon n’use, dans l’ensemble de ses écrits, que deux fois du terme enkômion ( Agésilas, 10, 3), pour mettre le terme en relation avec des actes glorieux, tandis que l’ epainos se rapporte à la vertu d’Agésilas, cause de ses actions (p. 263).
M. Casevitz propose un examen de la langue du Hiéron, de l’ Agésilas et de la Constitution des Lacédémoniens : il apparaît que la langue utilisée, caractérisée par l’emploi d’adjectifs en –ikos qui sont une marque de la langue philosophique ou technique, est proche de celle des dernières œuvres de Platon (p. 273). Un appendice (p. 276-277) rassemble des termes caractérisés par le suffixe –ikos.
La cinquième partie traite de la réception de l’œuvre de Xénophon et du style simple. L. Pernot relève que Xénophon peut être lu par les Anciens comme historien ou comme philosophe mais qu’il est toujours caractérisé par sa simplicité et sa douceur (p. 282-3). De ce fait, il est exclu de l’éloquence de combat (p. 286), mais il est noté par Dion de Pruse (18, Sur l’entraînement à l’éloquence, 14) que l’Anabase contient toutes les formes utiles de discours (p. 289), et L. Pernot peut relever des appréciations des Anciens selon lesquelles Xénophon excelle dans la présentation de procédés de suggestion caractérisés par leur simplicité ( apheleia) (p. 290-4).
P. Chiron s’intéresse à la caractérisation de l’œuvre de Xénophon propre à Démétrios, à Denys d’Halicarnasse, au Pseudo-Aelius Aristide, à Hermogène le Rhéteur. Après une présentation des catégories d’analyse, P. Chiron relève notamment d’une part que, dans le traité Du Style, le Pseudo-Démétrios de Phalère “se montre à titre personnel sensiblement plus tiède” à l’égard de Xénophon que ses modèles probables (p. 301) ; Xénophon serait un modèle pour s’exprimer d’une manière grandiose ou, surtout, séduisante” (p. 303). Quant à Denys d’Halicarnasse, P. Chiron souligne qu’il voit en particulier en Xénophon “son pouvoir de formation morale” (p. 311).
V. Gray examine l’usage que pratique Xénophon du style simple – opposé au grand style : elle souligne son “aspect éthique et politique” (p. 319) ; n’indiquant pas de jugement de la part d’un auteur maître de lui-même, le style simple sollicite l’intelligence des lecteurs et serait “démocratique” (p. 321-2). Une étude plus précise à partir des Helléniques amène à considérer que, parfois, un jugement “s’attache à des objets modestes et privilégie le jugement rapide et nuancé” (p. 325). Xénophon peut, ce faisant, s’inspirer de pratiques laconiennes (p. 330-1) et être lui-même considéré “comme un aristocrate qui s’était accoutumé à la démocratie” (p. 336).
Ainsi, au croisement de deux champs d’étude – l’œuvre de Xénophon et la rhétorique antique – qui sont en plein renouvellement, l’ouvrage dirigé par Pierre Pontier constitue-t-il une pierre de très grande qualité dont les membres de la République des lettres auront plaisir à examiner les facettes tout en s’instruisant.
Voici une liste des contributions :
Louis-André Dorion : Le statut et la fonction de la rhétorique dans les écrits socratiques de Xénophon 17-40
Michel Narcy : Plaidoyer laconique pour Gorgias : Xénophon, Anabase 2.6.16-29 41-49
Pierre Pontier : La rhétorique de Xénophon et le bel ordre des marmites ( Économique 8.19) 51-65
Christopher Tuplin : Le salut par la parole. Les discours dans l’ Anabase de Xénophon 69-120
Mélina Tamiolaki : À l’ombre de Thucydide ? Les discours des Helléniques et l’influence thucydidéenne 121-137
Gianluca Cuniberti : L’utilisation des questions rhétoriques dans la stratégie historiographique de Xénophon 139-157
Giovanna Daverio Rocchi : La rhétorique de l’hégémonie dans le livre 7 des Helléniques de Xénophon 159-175
Roberto Nicolai : Cyrus orateur et ses maîtres (grecs) 179-194
Paul Demont : Remarques sur la technique du dialogue dans la Cyropédie 195-209
Noreen Humble : L’innovation générique dans la Constitution des Lacédémoniens 213-234
Alexandre Blaineau : Comment dire la technique ? Procédés d’écriture et variations énonciatives dans l’ Hipparque et l’ Art équestre de Xénophon 235-252
Marie-Pierre Noël : ΕΓΚΩΜΙΟΝ ou ΕΠΑΙΝΟΣ ? Définitions et usages de l’éloge dans l’ Évagoras d’Isocrate et l’ Agésilas de Xénophon 253- 268
Michel Casevitz : La langue des opuscules ( Hiéron, Agésilas, Constitution des Lacédémoniens) 269-277
Laurent Pernot : La réception antique de Xénophon : quel modèle pour quels orateurs ? 281-294
Pierre Chiron : L’abeille attique 295-318
Vivienne Gray : Le style simple de Xénophon : du rabaissement de la grandeur 319-337
L’ensemble, entièrement proposé en français, est suivi d’une bibliographie générale (p. 339-363), d’un index des noms propres et de termes correspondant à des thèmes traités dans le volume (dialogue, discours direct, éloge, lecteur/auditeur, rhétorique judiciaire…) (p. 365-369) puis d’un très précieux index locorum (p. 371-389) : par son usage le lecteur pressé aura de très grandes chances de trouver dans l’ouvrage de quoi alimenter sa réflexion – fait qui ne saurait manquer de l’inciter à lire avec attention l’ensemble du livre. Globalement, les annexes rendent très aisée la consultation d’un ensemble qui n’est pas seulement une collection d’études mais aussi un instrument de travail précieux.