BMCR 2016.08.17

Gouverner avec le monde: réflexions antiques sur la mondialisation. Entreprises et société

, Gouverner avec le monde: réflexions antiques sur la mondialisation. Entreprises et société. Paris: Manitoba; Les Belles Lettres, 2015. 144. ISBN 9782251890081. €17.00 (pb).

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Jean-François Pradeau, professeur de philosophie antique à l’Université Lyon III-Jean Moulin, est un spécialiste et traducteur de Platon et du platonisme qui s’est également mesuré à des sujets d’actualité.1 Dans ce petit livre, il construit un parcours à propos des opinions des philosophes anciens sur le concept de cosmopolitisme. Publié dans une collection consacrée à des sujets d’actualité et notamment aux problèmes des entreprises et de la globalisation,2 l’ouvrage est écrit d’une manière assez claire et vise à synthétiser une matière complexe au profit d’un public avisé, mais pas spécialisé. Tous les textes sont donc cités en traduction française, tandis que tous les termes grecs sont accompagnés d’une translittération. Dans la bibliographie, fort succincte, plusieurs textes anciens et quatre textes philosophiques modernes sont énumérés, sans pourtant citer leur édition de référence, mais la seule traduction française (ou bien, le cas échéant, anglaise ou italienne : p. 129-131). Quant aux études récentes, Pradeau adopte un partage assez curieux entre les « études de philosophie ancienne » (p. 131-133) et les « études contemporaines » (p. 133-134).3

Dans l’introduction, Pradeau trace une esquisse des problèmes actuels, liés au débat entre les institutions qui prônent la mondialisation, et leurs critiques, notamment les altermondialistes (il serait intéressant d’avoir son opinion sur la montée des instances populistes, non seulement antimondialistes mais également antieuropéennes). Comme il est bien connu, kosmopolitēs « citoyen du monde » est un terme rare, qui n’est pas propre au grec classique. Certes, Diogène Laërce (VI, 63) attribue à Diogène de Sinope la phrase célèbre où il se présente ainsi ( SSR V B 335 = 497 Dorandi), mais la première attestation de ce lemme semble remonter à Philon d’Alexandrie ( Op. 3 ; 142). En réalité, le cosmopolitisme est un concept moderne, dont les textes fondateurs datent du XVIII e siècle : Pradeau (p. 23-30) se limite à traiter du célèbre article de Kant (1784)4 : en fait, l’un des éléments d’un débat qui était assez répandu chez les intellectuels de l’époque,5 et qui « se retrouve dans nos débats contemporains » (p. 30).

La philosophie antique semblerait-elle présenter les prémices de ce débat ? Pradeau tend à moderniser les penseurs grecs. Il s’attache donc à repérer une idée de cosmopolitisme remontant jusqu’à la philosophie ionienne, plus précisément dans un fragment d’Anaximandre (DK 12 A 9, B 1 = 163 Wöhrle) et deux fragments d’Héraclite (28 Pradeau = 54-55 et 57-62 DK= 15, 42, 50, 96, 18, 20, 31, 21 Fronterotta ; 119 Pradeau = DK 3 + 94 = 34 Fronterotta) qui témoigneraient ainsi de l’idéal grec d’appartenance à une cité humaine (p. 34-45). Quant à Diogène de Sinope, Pradeau prend en considération le récit de Diogène Laërce (VI, 72) pour montrer que le philosophe cynique n’a pas « souhaité renoncer au principe d’un ordre légal et politique des affaires humaines » (p. 52).

Même si, en général, Pradeau ne place pas ces textes dans leur contexte historique, il est néanmoins obligé de prendre en considération l’œuvre politique d’Alexandre le Grand, au moins selon le point de vue plus tardif de Plutarque ( La fortune d’Alexandre I, p. 56-57). Car l’Alexandre de Plutarque est « une sorte d’héritier armé de Platon, et même… du stoïcien Zénon » (p. 58). Des considérations quelque peu rapides sur les Stoïciens sont formulées par la lecture du De legibus de Cicéron (p. 63-72), un ouvrage qui se comprend beaucoup mieux dans la mesure où la doctrine de Panétios puis de Posidonios est strictement liée à l’affirmation de la domination universelle de Rome.6 Après ces considérations, Pradeau repart en arrière pour parler rapidement de la Politéia de Zénon. Ensuite, il affirme qu’« en dépit du flou qui reste attaché à leur projet civique, les textes stoïciens présentent toutefois l’intérêt, pour peu qu’on les rapporte aux dialogues platoniciens ou, avant eux, aux fragments des “présocratiques”, de préciser l’alternative à laquelle toute proposition cosmopolitique, qu’elle soit ancienne ou moderne, est soumise » (p. 76). En définitive, la conception stoïcienne « distingue les deux citoyennetés [c’est-à-dire, celle de la cité mondiale et celle de la cité restreinte] sans jamais les séparer » (p. 77), mais cette tendance se distinguerait d’une autre tendance cosmopolitique.

Avant de prendre en considération cette dernière tendance, Pradeau fait encore un écart, parcourant rapidement les thèses énoncées par Augustin dans la Cité de Dieu, qui témoignent « d’une conception progressive et extensive de la citoyenneté mondiale qui prolonge très fidèlement la tradition stoïcienne » (p. 81), illustrée, entre autres, par le rôle qu’Augustin accorde à l’Empire romain, dont Dieu se sert pour favoriser l’ordre et la paix. Ces thèses se retrouvent également chez Philon d’Alexandrie, lequel, comme nous venons de le voir, semble avoir introduit le terme kosmopolitēs dans la langue grecque, dans le De opificio mundi. Dans la construction de Philon, le monde créé par Dieu est envisagé comme une cité entièrement nouvelle, et le premier homme comme le seul citoyen du monde (p. 82-86). Toutefois, avant l’homme, existaient des « citoyens qu’on pourrait appeler légitimement citoyens de la grande cité » : les astres, qui pourtant restent à l’écart de la communauté humaine. « L’argument cosmopolitique devient alors un argument historique : la perfection cosmopolitique, qui est celle de la Création et de l’origine, cette perfection que les hommes d’aujourd’hui ne connaissent plus mais qu’ils conçoivent toutefois par la pensée et les Écritures, est la fin de la vie humaine et l’horizon de sa perfection. Le monothéisme promet ainsi la restauration de la cité mondiale » (p. 85-86). Autrement dit, ce serait la même conception de l’histoire que celle développée par Augustin et, plus tard, par Kant.

Pradeau observe que la conception développée par Philon ne relèverait pas que du stoïcisme. Dans le dernier chapitre, il retrouve les traces de cette tendance dans la doctrine platonicienne, en particulier dans le livre IX de la République, dans le Politique, et dans le livre X des Lois, surtout dans le dialogue entre Clinias et l’Étranger d’Athènes (889a4-890a9 ; 891b2-892c7), où l’on défend la primauté du monde, et donc celle de la cité, organisée à l’imitation du monde. En définitive, pour Platon, la politique « est une science qui a pour objet le monde » (p. 122).

L’évolution des arguments cosmopolitiques dans la philosophie grecque est déterminé par le souci de « penser l’inscription de la cité dans le monde » (p. 123). En conclusion, les stoïciens revendiquent leur appartenance citoyenne au monde, qui permet de contourner les identités citoyennes particulières, tout en les améliorant. Mais il y a une autre tendance « cosmopolitique en un sens plus strict » qui va jusqu’à proposer une législation unique pour l’ensemble de la communauté humaine. Et pourtant, « si les philosophes anciens défendent au moins deux versions différentes de la thèse cosmopolitique, celle-ci reste toutefois identique en son principe, lorsqu’elle prononce que la cité ne peut trouver son excellence qu’en s’ordonnant à la perfection du monde » (p. 124).

À la fin de cette construction exemplaire sur le plan rhétorique, Pradeau s’attache à adapter « au prix sans doute de quelques anachronismes » les termes de la réflexion ancienne à notre actualité politique. En fait, une forme de cosmopolitisme théocratique serait défendue aujourd’hui par les fondamentalistes chrétiens et musulmans. Mais il y aurait une autre voie à parcourir ; une « écologie politique qui ordonnerait les choix constitutionnels à la connaissance, la préservation, voire l’imitation de l’environnement mondain » (p. 125). Les textes anciens peuvent donc contribuer « à l’examen critique des arguments cosmopolitiques ou internationalistes contemporains ». Engagé politiquement comme conseiller auprès de diverses instances gouvernementales françaises, en conclusion de ce livre éveilleur Pradeau suggère que « le détour par les textes cosmopolitiques anciens […] permet d’apercevoir que les contemporains qui prononcent le slogan “ Un autre monde est possible ” ont paradoxalement fait le deuil de l’internationalisme moderne, au profit d’un messianisme vain » (p. 128).

Sans aucun doute, Pradeau a réussi son projet de montrer que le dossier sur le cosmopolitisme ancien peut contribuer au débat contemporain sur les problèmes de la globalisation. Certes, on se demandera si les textes composant ledit dossier ne sont pas trop modernisés. En outre, en tant qu’historien, je suis souvent resté sur ma faim en parcourant ce livre intelligent, mais qui donne l’impression que les textes (dont on ne nous présente que la traduction française) vivent une vie indépendante de leur contexte historique : mais j’éviterai de m’aventurer ici dans des eaux si troubles.7

Notes

1. Voir Pradeau, Dans les Tribunes: Éloge du supporter, (Paris : Les Belles Lettres, 2010).

2. Je signale, à titre d’exemple, Laurent Moisson, Napoléon, Hannibal … ce qu’ils auraient fait du digital. Les Grands Hommes face aux grands changements, (Paris : Les Belles Lettres, 2016).

3. Je me permets de signaler la note, brève mais lumineuse, de Luciano Canfora, « Cosmopolitismo antico », dans Gianpaolo Urso, éd., Patria diversis gentibus una? Unità politica e identità etniche nell’Italia antica, (Pise: ETS, 2008), p. 261-265.

4. Immanuel Kant, « Idee zu einer allgemeinen Geschichte in weltbürgerlicher Absicht », Berlinische Monatsschrift, Novembre 1784, p. 385-411 = Otfried Höffe (éd.) : Immanuel Kant: Schriften zur Geschichtsphilosophie. Ein kooperativer Kommentar, (Berlin : Akademie Verlag, 2011).

5. Par exemple, Rousseau : voir Otfried Höffe, Democracy in an Age of Globalization, (Dordrecht : Springer, 2007), p. 119.

6. Canfora, cit., p. 262 suiv.

7. Je me limite à renvoyer à Lutz Danneberg « Philosophie contre philologie Herméneutique philosophique et études littéraires », Revue germanique internationale, 8, 1997, p. 31-46. En conclusion de sa critique de l’herméneutique philosophique de Hans-Georg Gadamer, le philosophe berlinois observe qu’il « ne s’agit pas de conclure en plaidant pour une dissociation de la philosophie et de la philologie. Elles peuvent se rendre de multiples services, mais elles auraient avantage à chercher en elles-mêmes leur légitimité » (p. 46).